Texte intégral
1Resté dans les annales, le couple que forment Colette et Missy au début du XXe siècle est exceptionnel à maints égards, d’une part compte tenu de la notoriété des deux protagonistes, d’autre part en raison du caractère public, voire revendiqué de leur liaison, et ce, dès les prémices. Or, aborder ce couple abondamment représenté – et parfois moqué – nécessite d’embrasser toute une nébuleuse artistique, intellectuelle et mondaine au sein de laquelle gravitent des figures homosexuelles plus ou moins identifiables comme telles. Ces dernières ont appartenu à l’entourage de l’écrivaine et de l’aristocrate et ont suivi l’évolution d’une relation que la postérité a souvent tenté d’isoler sur le plan chronologique comme biographique. Les dynamiques réticulaires qui l’ont sous-tendue et les collaborations qui l’ont jalonnée prouvent qu’il en fut tout autrement.
- 1 J’emprunte l’expression au titre de l’ouvrage de L. Faderman, Odd Girls and Twilight Lovers. A Hist (...)
- 2 Voir S. Benstock, Femmes de la Rive gauche. Paris, 1900-1940, Paris, Des femmes, 1987.
2Retracer l’histoire de l’homosexualité, et plus encore du saphisme, c’est souvent reconstituer la trajectoire de « Twilight Lovers »1, ces figures de l’ombre cantonnées à la clandestinité, souvent invisibles, alors même qu’elles se rattachent à des communautés ou à des coteries incarnées par des figures phares, qui parfois se recoupent, comme l’a montré Shari Benstock2. Cette démarche permet d’appréhender la Belle Époque sous un jour différent et d’expliciter le pouvoir d’aimantation exercé par Paris sur toute une génération de dissidents sexuels.
3Les membres de ces réseaux fondés sur des affinités personnelles et/ou intellectuelles se croisent et se rencontrent dans différents lieux (salons, clubs mais aussi organes de presse ou maisons d’édition) et collaborent sous différentes formes parfois très souterraines, d’où la difficulté, mais aussi l’enivrant défi, de retisser les fils pour mettre au jour la trame et la teneur de ces relations. Il me semble qu’une fréquentation attentive, assidue et curieuse des textes à notre disposition (romans, œuvres de fiction diverses, souvenirs, articles, témoignages, correspondances, documents iconographiques, etc.) permet de débusquer des indices, de baliser des pistes, d’effectuer des recoupements, de proposer des interprétations, de dessiner des hypothèses susceptibles de combler les lacunes et d’expliciter les non-dits. Tout en m’appuyant sur des faits avérés, c’est ce que je vais tenter de faire ici en montrant comment, en dépit de deux trajectoires qui finissent par se disjoindre, Missy et Colette ont cristallisé, à travers leur rencontre puis leur collaboration scénique, des enjeux capitaux autour de l’homosexualité, la première ayant au passage exercé une influence non négligeable sur la vie et l’œuvre de la seconde. En dépit de la présence évanescente de Missy dans la longue carrière de Colette et de sa mise à distance à partir de 1912, Le Pur et l’Impur (1941), qui porte un regard rétrospectif sur l’homosexualité autour de 1900, n’aurait peut-être pas été écrit, ou en tout cas pas ainsi, si la célèbre écrivaine n’avait croisé la route de Mathilde de Morny.
- 3 Rencontré à l’époque du mariage de Colette avec Willy, Marcel Boulestin, ami du couple, vient souve (...)
4Les deux femmes ont pour point commun d’avoir assidûment fréquenté le Lesbos et le Sodome de la Belle Époque, dont la constellation comporte une infinité de noms plus ou moins prestigieux : Natalie Barney, Liane de Pougy, Georgie Raoul-Duval, Renée Vivien, Hélène de Zuylen, Jeanne de Bellune, Madeleine Deslandes qui signe des romans sous le nom d’Ilse, Lucie Delarue-Mardrus, d’une part ; Jean Lorrain, Marcel Proust, Jean Cocteau, Laurent Tailhade, Robert de Montesquiou, Marcel Boulestin3, Robert d’Humières, le tragédien Édouard De Max, Jacques d’Adelswärd-Fersen, etc., d’autre part. Toutes ces personnes ne se connaissent pas nécessairement ni personnellement, mais toutes connaissent Colette et/ou Missy. Toutes échangent, se côtoient dans des espaces à la fois informels et très codifiés, s’inspirent mutuellement, se soutiennent, se mettent en relation les unes avec les autres et dessinent la cartographie d’un univers parallèle où les alliances ne sont pas qu’intellectuelles…
- 4 Le rôle central de Missy dans la création du Cercle Victor-Hugo est à prendre avec précaution, car (...)
- 5 Voir A. Salmon, Souvenirs sans fin. Première époque (1903-1908), Paris, Gallimard, 1955, p. 222. Là (...)
- 6 Voir l’article 3 concernant le siège de l’Association du Cercle Victor-Hugo, en annexe du Damier, G (...)
5Avant de voir comment s’articule la relation Colette-Missy et de dégager son caractère aussi original qu’exemplaire, revenons sur les circonstances de leur rencontre. Tout commence dans un club, sorte d’interface entre le privé et le public. Mathilde de Morny est donnée comme l’un des membres fondateurs du Cercle des arts et de la mode, un club privé situé 44, avenue Victor-Hugo (4, Villa d’Eylau)4, créé en novembre 1904 sous la houlette de Robert Scheffer, à qui est confiée la présidence5. Installé « dans les locaux concédés par le propriétaire de l’hôtel-restaurant “La Ferme” »6, ce cercle qui cultive l’entre-soi possède un statut d’association, dont l’article 2 stipule qu’elle a « pour but de faciliter les relations d’artistes et d’hommes de lettres en créant un lieu de réunion à Paris afin de pouvoir échanger leurs vues soit sur leurs intérêts professionnels, soit sur des questions artistiques et littéraires, et d’établir des relations amicales tant entre eux qu’avec les autres personnes composant l’association » (dont le nombre est illimité, précise l’article 3, mais dont l’adhésion se fait par cooptation). On y cause, on y lit, on y dîne, on y joue et perd à la roulette et l’on s’y produit dans de petits spectacles. Les salons sont ouverts tous les jours de dix heures à une heure du matin et accueillent gens de lettres, journalistes, acteurs et demi-mondaines, tous très gay-friendly, à savoir Jules Bois, Gabriel de Lautrec, Paul Reboux, Laurent Tailhade, Robert d’Humières, le peintre La Gandara, l’écrivain russophile Eugène-Melchior de Vogüé, José-Maria Sert, Marcel Proust, Reynaldo Hahn, Alfred Jarry, Rachilde, Suzanne Derval, Liane de Pougy, Caroline Otero, Georgette Leblanc, la chanteuse et danseuse de music-hall Alice de Tender, la baronne Hélène de Zuylen – compagne de Renée Vivien –, Georgie Raoul-Duval, Élisabeth de Clermont-Tonnerre, Lucie Delarue-Mardrus, Jeanne de Bellune, etc.
- 7 R. Scheffer, Les Loisirs de Berthe Livoire, Paris, Mercure de France, 1906, p. 227.
- 8 Sur ce personnage insolite endossant, à partir des années 1870, l’habit masculin pour effectuer des (...)
- 9 R. Scheffer, op. cit., p. 188-189.
- 10 Ibid., p. 227.
6Pour se représenter peu ou prou l’endroit, les circonstances de sa création, l’atmosphère qui y règne et les personnes qui le fréquentent, Robert Scheffer s’impose comme le cicérone idéal. Il a en effet consacré à ce lieu un roman à clé, et à charge, Les Loisirs de Berthe Livoire (1906), dans lequel le personnage éponyme désigne l’opportuniste Madame de J., une bourgeoise arriviste qui a monté un restaurant-tripot : elle régente cette pension de famille installée dans un petit hôtel particulier où défile tout un monde « prétentieux et ridicule »7 d’esthètes louches et de faux aristocrates. La duchesse de Malvaux, qui désigne Mathilde de Morny, domine cette assemblée hétéroclite : « [Elle] ressemblait à Sarah Bernhardt dans L’Aiglon et s’habillait comme Mme Dieulafoy8, sinon qu’elle portait jupe sous la redingote. De bonne lignée mais depuis longtemps divorcée, elle comptait plus d’aventures que d’années, n’ayant pas dépassé de beaucoup la quarantaine. […] elle prenait ses repas au “family-House” et parfois y couchait […]. Au dessert, elle fumait d’énormes panatellas dont elle offrait des échantillons aux dames privilégiées »9. Pour faire oublier sa vocation première, le lieu devient bientôt le siège de « l’Association du Cercle Pergolèse », cercle « mixte parce qu’on y admettait les femmes, voire les hommes, de chaque sexe indifféremment. Parmi les premiers signataires du procès-verbal de constitution figurait la duchesse de Malvaux, enchantée de ce club où dominait l’élément féminin », dont elle prend en main l’organigramme10.
- 11 Armory, 50 ans de vie parisienne, Paris, J. Renard, 1943, p. 53.
7Quelques décennies plus tard, Armory, un autre habitué, apportera des précisions sur ce « restaurant familial fréquenté par les écrivains et le Tout-Paris mondain et cosmopolite »11, qui avait pour particularité d’inviter les convives à s’acquitter de l’addition en jouant au tapis vert dans un salon attenant aménagé en salle de jeu clandestine, situation délicate qui présida à la reconversion partielle de « La Ferme » en club privé.
- 12 A. Salmon, Cahiers d’aujourd’hui, 4, mai 1924, propos reportés à la main par Curnonsky sur son exem (...)
8Rapidement, à l’instigation de Scheffer, le Cercle Victor-Hugo met sur pied une luxueuse revue, Le Damier, sans rédacteur en chef attitré mais dirigée par Robert Scheffer et gérée officiellement par Charles Doury. Ce mensuel, qui rétribue grassement ses collaborateurs, déclare n’appartenir à aucune école et ne s’appuyer sur aucun manifeste. Sobre, imprimé sur beau papier glacé, il comporte entre huit et dix textes accompagnés de rares illustrations – photos ou dessins. On y trouve des contributions signées Paul-Jean Toulet, Paul Adam, Armory, Curnonsky, Charles Doury, Eugène Marsan, Henri de Régnier, André Salmon, Maugis [Willy]…, des pochades, une petite rubrique de critique d’art et de littérature et, pour finir, une chronique financière qui nous renseigne sur le standing du lectorat. Selon André Salmon, « le directeur du cercle et nourrisseur du “Damier” était un baron autrichien fort aimable, de ces malheureux […] nommés hommes à “passions” »12.
- 13 Voir Le Damier, 2, avril 1905, p. 28-30.
- 14 Sur Scheffer, voir J.-C. Féray, « Robert Scheffer, un bretteur à la plume foudroyante », in Akademo (...)
- 15 « Dîner du “Damier” », Le Damier, 2, avril 1905, p. 62.
- 16 Armory, op. cit., p. 154.
- 17 Ibid., p. 155. Par la suite, Willy se rendra au Cercle avec sa nouvelle compagne, Meg Villars, tand (...)
9Parrainé par un membre du Cercle, le couple Willy est convié au premier dîner mensuel de cette éphémère « revue de littérature et d’art » restée confidentielle, où, contre espèces sonnantes et trébuchantes, Colette fera paraître, dans le second et avant-dernier numéro d’avril 1905, « Lettre de Claudine [à Renaud] »13. La soirée de lancement du Damier rassemble des personnalités telles que Rachilde et son époux Vallette, Curnonsky, Victor Margueritte ou encore Robert Scheffer – qui appartiendra plus tard au comité directeur de la revue Akademos14. Si l’on en croit la liste des convives figurant dans le bref compte rendu de l’événement inséré dans le no 2 du Damier, Mathilde de Morny n’est pas présente ce soir-là15. Elle est pourtant une familière du Cercle des arts et de la mode où elle se rend accompagnée de « son état-major d’amazones »16. Selon Armory, c’est d’ailleurs « au cours d’une de ces soirées brillantes que la Marquise de Morny et Madame Colette furent présentées l’une à l’autre, au grand amusement de Willy, qui surveillait le baccara en faisant des mots »17. Quelles que soient les circonstances exactes, l’année 1905 marque le début d’une liaison qui ne prendra fin qu’en 1911 avec l’entrée en scène d’Henri de Jouvenel dans la vie de Colette.
- 18 La courtisane Liane de Pougy et la compositrice Augusta Holmès comptent parmi ses amantes.
- 19 Entrée « Missy », in G. Ducrey et J. Dupont (éds), Dictionnaire Colette, Paris, Garnier, 2018, p. 7 (...)
10De dix ans plus âgée que Colette, Mathilde de Morny se distingue d’elle non seulement par ses origines aristocratiques et sa richesse, mais aussi par son homosexualité sans faille. À la fois monolithique et insaisissable, elle joue indéniablement un rôle majeur au sein et à l’intersection de plusieurs mondes, à commencer par le sien. Descendante de l’impératrice Joséphine, dernière fille du duc de Morny – demi-frère de Napoléon III –, elle jouit d’un titre, d’un statut, d’une fortune et d’un réseau social très étendu qui excède de loin sa caste. Duchesse par sa naissance, marquise de Belbeuf par son (bref) mariage, cette amazone virile et sportive, adepte du costume masculin, connue par le sobriquet d’Oncle Max, se faisant volontiers appeler Monsieur le Marquis, dépensant sans compter, multipliant les frasques et les conquêtes féminines au vu et au su du Tout-Paris18, est à l’aise dans la haute société mais aspire à évoluer dans d’autres sphères plus conformes à ses goûts intimes. Elle fait le lien entre deux univers dont l’étanchéité n’opère plus quand il s’agit de sexualité, comme l’a montré à sa façon Marcel Proust. Adolescente, elle a fréquenté le Cercle, que Yannick Resch décrit comme « un phalanstère secret fondé par la haute aristocratie française et espagnole, qui favorise les amours bisexuelles et homosexuelles »19, mais elle s’éprend tout aussi volontiers de petites employées ou d’ouvrières.
11Si Missy doit d’avoir survécu dans la mémoire collective grâce au portrait qu’en brossera Colette dans Le Pur et l’Impur sous les traits de la Chevalière, un surnom imaginaire qui ne suffit pas à empêcher son identification, elle jouit à l’époque d’une réputation sulfureuse qui lui vaut d’abord la curiosité amusée, voire admirative, de ses contemporains puis, l’âge venant et sa silhouette s’épaississant, une hostilité de plus en plus ouverte dont témoignent les articles et les caricatures dans la presse.
- 20 Les frères Goncourt relaient en 1891 les propos de Jules Borelli au sujet de la jeune Morny tentant (...)
- 21 J. Lorrain, Modernités, Paris, E. Giraud, 1885, respectivement « À quoi rêvent les jeunes filles », (...)
- 22 Dans une lettre de 1887 à Edmond Magnier, directeur de L’Événement, il livre des clés supplémentair (...)
- 23 J. Lorrain, Du temps que les bêtes parlaient, Paris, Éditions du Courrier français, s.d. [posth. 19 (...)
12En outre, elle s’invite aussi dans le roman et, on ne prête qu’aux riches, on croit la deviner derrière une multitude d’héroïnes illustrant le « vice lesbien », ou le vice tout court. Toutefois, un certain nombre des aristocrates lesbiennes qui peuplent la fiction fin-de-siècle s’inspirent bien de Missy, souvent en forçant le trait et en relayant des anecdotes apocryphes20. Ces avatars, qui répondent davantage à un type forgé par la clinique qu’à une individualité, fument le cigare, boivent des alcools forts, montent à cheval, tirent l’épée, se piquent à la morphine, séduisent d’innocentes jeunes filles et ont la démarche virile. Mathilde de Morny se décline ainsi en une multitude de calques plus ou moins transparents. Avant de se prénommer Marquise de Mornay (sic), prêtresse du « Ladies Club » dans L’Énervée de Maxime Formont (1903), elle a inspiré Méphistophéla (1890) de Catulle Mendès dont l’héroïne, qui brave tous les interdits, porte d’ailleurs son premier prénom, Sophie. À cette mémorable incarnation romanesque et descente aux enfers du saphisme, il faut ajouter des apparitions régulières sous la plume de Jean Lorrain qui lui voue une haine tenace, alors même qu’il nouera une amitié complice avec Colette : si les jeunes filles aux « vestons courts [et au] col droit » rêvent en 1885 « d’être célèbre[s] ainsi qu’une marquise / Tarée », leur modèle parade dans « Little Boy » sous l’identité d’une marquise « charmante et garçonnière » qui, pour faire taire les mauvaises langues, prétend que son mari ne l’aime qu’« habillée en garçon ». On retrouve l’époux trompé dans le poème suivant : alors qu’il a enfoncé la porte du cabinet particulier afin, croit-il, de faire constater l’adultère, elle lui rétorque : « De quoi vous plaignez-vous, je ne fais pas d’enfant ! »21 Deux ans plus tard, Lorrain la baptise « Marquise Hérode » dans une chronique sur le « Paris vicieux » parue dans Le Courrier français du 2 octobre 1887 et qui se clôt sur un infanticide perpétré par Mizy (sic)22. La version actualisée reprise dans le recueil Du temps que les bêtes parlaient se fait encore plus explicite : « Cette pauvre Mizy devenue depuis la Méphistophéla de Mendès, n’était alors ni la morphinée, ni la détraquée misérable […] mais une svelte jeune femme à tête impertinente de boy, au pétillant esprit de gavroche »23 et aux formules à l’emporte-pièce que Lorrain a consignées dans ses poèmes tirés de Modernités. Quinze ans avant qu’elle soit appariée à Colette et renaisse passagèrement grâce à elle, l’écrivain venimeux sanctionne déjà la déchéance de cette figure mélancolique et oisive :
- 24 Elle aurait en effet inspiré à Rachilde La Marquise de Sade (1887).
- 25 J. Lorrain, « Une femme par jour : Celle qui s’ennuie », L’Écho de Paris, 25 août 1890, cité dans U (...)
Célèbre, elle l’est […] son nom signifie escale à Lesbos et c’est se compromettre à jamais […] que de s’avouer son ami ou amie ! Est-il utile de dire qu’elle est désœuvrée et marquise. La marquise ! Elle a posé […] dans les romans urticants et cruels de Catulle Mendès et de Rachilde24 […]. Ses faits et gestes ont pendant dix ans défrayé les chroniques. […] Déjà fanée, morphinée, ruinée, aux expédients, traînant avec elle le châtiment effroyable de son vice […], elle va quand même […], la raison déjà moitié atteinte, mais qu’importe25.
13On la reconnaît encore parmi Les Possédés de la morphine (1890) dont Maurice Talmeyr dresse le tableau dans un recueil d’anecdotes « vraies ». Personnage haut en couleur, elle s’y présente sous l’apparence d’un vicomte svelte et élégant qui n’hésite pas, au beau milieu du repas auquel il a été convié dans une garçonnière à la mode, à révéler et son identité féminine et son penchant pour la morphine :
[I]l se lève, défait son pantalon, tire de son smoking une seringuette d’émail, s’enfonce l’aiguille dans la hanche, et se fait une piqûre en plein dîner.
- 26 André de Fouquières alimente la légende dans ses souvenirs, notamment au sujet d’un dîner auquel la (...)
- 27 M. Talmeyr, Les Possédés de la morphine, Paris, Plon & Nourrit, 1892, p. 97-98.
On devine si la seringue […] et la hanche eurent du succès, et le vicomte en smoking et à cheveux frisottés n’avait plus qu’à quitter son incognito… il était Mme de M…26, qui se piquait et courait les filles, et ce n’était pas la première maison où elle se livrait à cette extravagance27.
- 28 Le Vitrioleur, « La Marquise », Fantasio, 15 décembre 1906, p. 417.
- 29 M. Georges-Michel, « Croquis parisiens. Colette et Polaire », Gil Blas, 27 octobre 1906, p. 3.
- 30 S. Bonmariage, Willy, Colette et moi, Paris, Charles Frémanger, 1954, p. 84.
14Au moment où elle monte sur les planches en compagnie de Colette, la presse exhume cette peinture sans nuances, et sans fondements, pour tenter de la décrédibiliser. Le « vitrioleur » anonyme qui publie son portrait dans Fantasio, le 15 décembre 1906, s’est contenté de paraphraser ses devanciers pour décrire avec complaisance cette « désexuée au regard fixe d’éthéromane et de nyctalope aux lèvres mortes, […] invariablement coiffée d’un chapeau d’entraîneur et sanglée dans un veston de drap noir »28. D’autres journalistes, plus mesurés et dissimulant mal leur fascination pour un être aussi impénétrable et inclassable, se contentent de noter sa présence à la fois discrète et imposante dans l’entourage de Colette. Parmi les visiteurs qui se pressent dans les coulisses de l’Olympia, on remarque une « dame aux cheveux ras, aux vêtements d’homme, au cigare de collégien : la marquise de M... dite Missy »29. Son mystère, son urbanité et sa retenue désamorcent plus d’une invective. Alors qu’il n’a pas de mots trop durs envers Colette, Sylvain Bonmariage concède que Missy « était une créature racée, d’une intelligence exceptionnelle, et, même travestie en mécano, réservée et pleine de tact »30.
15Personnage de roman plus grand que nature, dont l’audace demeure intacte lorsque l’on contemple les nombreuses photographies d’elle dont nous disposons et sur lesquelles, le visage grave, elle laisse libre cours à son goût du déguisement, Missy, si elle n’a pas créé, s’est recréée au contact de Colette qui l’a de surcroît entraînée dans la lumière de sa neuve célébrité.
- 31 On se rapportera à mon article « Colette dans Akademos, de Gomorrhe à Sodome », in Akademos, mode d (...)
16Leur période de vie commune correspond chez Colette à une émancipation qui l’oblige à se positionner lorsqu’elle devient la cible de diverses attaques pour son rapprochement avec la sulfureuse aristocrate. Parmi ses décisions les plus radicales, compte tenu de sa réputation, notons sa collaboration à Akademos en 1909, première revue homosexuelle française, à une époque où les deux femmes forment un couple à la ville, une donnée qui n’échappe pas davantage aux lecteurs du périodique qu’à ses commentateurs. Si elle n’est jamais explicitement citée dans le mensuel, Mathilde de Morny y figure néanmoins en ombre chinoise, légitimant la présence de l’écrivaine au sommaire d’Akademos, même si on peut s’interroger sur ses motivations à intégrer une revue assez élitiste et misogyne, l’explication la plus communément avancée ayant trait aux conditions financières avantageuses consenties aux collaborateurs31. Il s’agit de la seconde apparition littéraire de Missy dans l’œuvre de Colette, qui l’évoquait déjà dans deux nouvelles des Vrilles de la vigne (1908), « Nuit blanche » (où elle se faisait dispensatrice de volupté) et « Jour gris ».
17Akademos concrétise ainsi une double collaboration, financière et intellectuelle, clandestine et publique, s’articulant autour du couple formé par Colette et Missy, qui occupe une place particulière dans le paysage parisien et dans la sphère homosexuelle et qui n’a guère d’équivalent. En intégrant cette publication, Colette opère un virage, ou du moins diversifie son adhésion à des lieux de ralliement homosexuels conçus comme des parenthèses de liberté. Le titre du périodique traduit clairement le vœu secret de son fondateur, Jacques d’Adelswärd-Fersen : il désigne à la fois une entreprise collective tournée vers l’Antiquité grecque et les amitiés pédérastiques et la volonté de concrétiser, à l’échelle de la rédaction, ce locus imaginaire. Il n’est pas le seul à poursuivre un tel objectif.
18Au tournant du siècle, ce rêve d’académie a déjà poussé Natalie Barney et Renée Vivien à envisager de recréer l’école mythique de Sappho à Lesbos en rassemblant autour d’elles un groupe de jeunes poétesses prometteuses. Après la rupture avec Vivien, Barney se contenta finalement d’organiser des fêtes néogrecques dans son jardin de Neuilly où Colette se produisit en 1905 aux côtés d’Eva Palmer, d’abord dans une pantomime pastorale, puis dans un acte signé Pierre Louÿs, Dialogue au soleil couchant, qui constituent les premières prestations de Colette sur scène – une scène privée et saphique. Alors que le baron d’Adelswärd-Fersen échafaude son projet de revue, Natalie Barney s’apprête à déménager rue Jacob où elle investit en 1909 le Temple de l’Amitié, vitrine symbolique d’un salon qui verra défiler au fil des décennies toute l’intelligentsia et deviendra plus tard le point névralgique de son Académie des femmes. L’Amazone n’écrira pas dans Akademos, et on peut légitimement s’interroger sur son absence dans les pages du périodique. En revanche, Renée Vivien, alors proche de Colette, y fera paraître une poignée de vers à la demande sans doute insistante de son directeur, aux yeux duquel elle incarne la parole saphique en poésie.
- 32 En juillet 1903, Jacques d’Adelswärd est arrêté à son domicile parisien où il organise, avec de jeu (...)
- 33 Voir C. Francis et F. Gontier, Mathilde de Morny, la scandaleuse marquise de son temps, Paris, Perr (...)
19La présence de Colette dans Akademos répond à une autre démarche à laquelle Missy n’est pas étrangère. Personnage à la fois discret, voire effacé, et excentrique, figure de l’aristocratie d’Empire et de la bohème fin-de-siècle, Missy se rattache à la marginalité lesbienne puisqu’elle fréquente les petites tables de la Butte et autres caves montmartroises en compagnie de Colette. Cette porosité sociale la rapproche aussi de Fersen : tous deux appartiennent à l’aristocratie dont ils connaissent et défient les codes, tous deux sont des hors-la-loi sexuels. Le procès du baron de Fersen en 190332 ne peut qu’inciter Missy à prendre son parti en investissant financièrement dans Akademos, publication luxueuse dont le fonctionnement est onéreux, moyen habile d’y promouvoir Colette33. Quant à cette dernière, déclassée par sa carrière de mime, elle voit tout le profit à tirer, dans tous les sens du terme, de son association à la revue, consciente que la provocation constitue paradoxalement un facteur de popularité. Elle a pu en mesurer la nécessité auprès de Willy qui, tout au long de leur mariage et de leur collaboration, misera sur la réclame pour assurer la prospérité du foyer, notamment à l’époque des Claudine, véritable poule aux œufs d’or qui fait sortir Colette de l’anonymat à mesure qu’elle se confond avec son héroïne effrontée à la sexualité amphibie.
- 34 Lettres de la vagabonde, 8 octobre 1906, Paris, Flammarion, 1961, p. 14.
- 35 Voir Snob, « Les potins de Paris », Le Rire, 29 décembre 1906.
- 36 Le Vitrioleur, op. cit., p. 417.
20Vers 1906, lorsqu’elle se met à combiner la page et les planches, Colette a déjà eu plusieurs aventures avec des femmes – Natalie Barney, Lucie Delarue-Mardrus, Georgie Raoul-Duval, qui a prêté ses traits à la séduisante Rézi de Claudine en ménage (1903) – et, à l’instar de Claudine, son double romanesque, elle ne fait pas mystère de sa bisexualité parmi ses proches. Personnalité d’autant plus publique qu’elle se produit dorénavant sur scène, Colette entraîne la marquise, sur un mode dilettante, dans l’univers du music-hall, après avoir demandé à son partenaire et professeur, Georges Wague, de lui donner « quelques leçons de pantomime »34 afin que les deux femmes puissent interpréter ensemble un mimodrame, La Romanichelle, au Cercle des arts et des sports (encore un club !), à l’occasion d’une soirée privée, spectacle repris au Moulin rouge en décembre 1906 sous les quolibets d’une salle curieuse mais hostile35 qui n’ignore rien des relations entre les deux partenaires et réagit violemment à la confusion qu’elles cultivent entre privé et public. Celle-ci sous-tend encore les deux photos mises en regard dans un article de Fantasio sur « La Marquise » et légendées respectivement « Pantomime au Théâtre » et « Pantomime à la Ville »36, où elles obéissent à une scénographie bien rodée et quelque peu ironique (figure 1). Le 3 janvier 1907, elles feront scandale lors de la représentation de Rêve d’Égypte – dont l’affiche est frappée aux armes des Morny –, de nouveau sur la scène du Moulin rouge : Missy, dans le rôle d’un archéologue qui ressemble étonnamment à Jane Dieulafoy, y échange un langoureux baiser avec Colette, une momie sortie de ses bandelettes et subitement revenue à la vie. Si l’on en croit l’interview que la marquise accorde à un journaliste quelques jours avant la première, c’est elle qui en a conçu le livret :
- 37 M. Georges-Michel, « La Marquise de Morny au Moulin rouge », Gil Blas, 30 décembre 1906, p. 3. On i (...)
Ce que l’on va représenter de moi […] est une pantomime intitulée Rêve d’Égypte. J’ai deux interprètes : Colette Willy, que tout le monde connaît, et une débutante, Mlle Dusson. Je joue, moi, le rôle d’un vieux savant, qui, par ses incantations, fait ressusciter une momie qu’il possède. La momie, c’est Colette. Elle exécutera des danses de style que nous avons reconstituée [sic] avec Georges Wague, le mime37.
- 38 Sur cette polémique et ses rebondissements, voir l’analyse très documentée que leur consacre S. Lar (...)
- 39 Ibid., p. 102.
21En réalité, elle aurait emprunté le canevas d’une pantomime de Jane de la Vaudère au titre approchant, Le Rêve de Mysès, montée auparavant dans des music-halls parisiens38. Une différence notable caractérise néanmoins la version de Missy, à savoir la dimension saphique de l’intrigue qui culmine avec une étreinte en forme de double coming-out, traité en abyme sur le mode de la performance. Comme le note Sharon Larson, « Colette and Missy put their own scandalous spin on La Vaudère’s Le rêve de Mysès: in casting Missy in the role of male savant, they amended the original to give emphasis to gender non-conformity and lesbian desire »39. Après avoir vainement tenté d’obtenir réparation pour plagiat, Jane de la Vaudère fait un portrait à charge des deux artistes dans un « roman parisien », Le Peintre des frissons (1907), où elles sont facilement reconnaissables sous les noms de Princesse Minny et de Faunette Hassim, un couple de lesbiennes vulgaires et sans talent, mais avides de publicité.
- 40 C’est le titre d’un dessin de Widhopff paru dans Le Courrier français du 15 janvier 1910, preuve qu (...)
- 41 G. Calmette, « Le Scandale du Moulin-Rouge », Le Figaro, 4 janvier 1907, p. 1.
- 42 Dans un droit de réponse adressé au rédacteur en chef du Cri de Paris le 2 décembre 1906 (suite à l (...)
22Quoi qu’il en soit, le scénario assez minimaliste de Rêve d’Égypte n’est pas sans faire écho à la réalité, puisque Colette, libérée du joug de Willy, renaît et commence à s’émanciper sur les plans personnel, sexuel et littéraire. Hélas, le spectacle jugé licencieux est aussitôt interdit par la préfecture de police, tandis que la presse s’en donne à cœur joie et commente à l’envi les mœurs des deux protagonistes – plus tard plaisamment réunies sous l’appellation de « ménage moderne »40 – tout en s’offusquant de leur « exhibition ». Conformément au parallèle établi dans la presse, c’est bien la perméabilité entre la fiction et la réalité qui à nouveau dérange, plus que l’atteinte à la pudeur, comme l’attestent les propos de Gaston Calmette, au lendemain du spectacle, en première du Figaro dont il est le directeur : « Si des personnes ne comprennent pas que leurs associations d’un ordre trop spécial ne doivent pas être offertes à l’admiration publique, il est bon que Paris le leur fasse parfois entendre, fût-ce par les moyens élémentaires du sifflet »41. Anticipant ces attaques au moment des répétitions, Colette a déjà paré le coup et réagi, répondant aux journalistes, afin de revendiquer le droit pour chacun·e de mener sa vie comme iel l’entend – une déclaration englobant le soupçon de quadrige amoureux qui pèse sur les couples formés par Colette et Missy, d’une part, Willy et Meg Villars, d’autre part42. Jacques d’Adelswärd-Fersen ne peut qu’adhérer à cette mise au point courageuse dont il se souviendra au moment de préparer le lancement de sa revue et de dresser la liste des contributeurs.
23Or, bien que correspondant à une étape charnière dans la vie et l’œuvre de Colette, sa participation à l’aventure d’Akademos est étrangement absente de la plupart des biographies de la romancière, tandis que le nom même de Fersen n’apparaît jamais dans leur index. Oubli, négligence, ignorance ? Pourtant, la silhouette de Colette dessinée par Moyano et insérée dans le premier numéro, redoublant et annonçant par l’image sa présence récurrente et prisée dans la revue, est restée célèbre.
24Ce n’est pas le seul périodique auquel elle collabore alors, tant s’en faut, ni le seul où elle dépeint un monde marginal qu’elle a bien connu. On la retrouve notamment dans les colonnes de La Vie parisienne où elle tient « Le Journal de Colette » entre 1907 et 1910 et qui fait paraître, le 27 mars 1909, « Sémiramis-Bar », description à peine voilée du restaurant de nuit montmartrois baptisé « Chez Palmyre », du nom de sa propriétaire, que fréquentent assidûment non seulement Colette et Missy, mais aussi Jacques d’Adelswärd-Fersen. L’article de La Vie parisienne s’orne d’ailleurs d’une éloquente illustration de Touraine : à gauche du couple féminin en train de danser, on distingue Colette, attablée en compagnie d’un jeune homme blond qui ressemble trait pour trait à Fersen (figure 2).
- 43 F. Tamagne, « L’identité lesbienne : une construction différée et différenciée ? Quelques pistes de (...)
- 44 Lettre à Georges Eekhoud, 8 décembre 1907, reproduite dans Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 37
25Colette, qui n’adhérera jamais à aucune cause et « refus[era] le communautarisme »43, n’aborde pas frontalement l’homosexualité dans les pages d’Akademos et, épousant en cela la prudence préconisée par son fondateur, comme l’atteste une lettre du 8 décembre 1907 à Georges Eekhoud44, elle préfère semer dans ses textes un certain nombre d’indices et d’éléments à l’attention des initiés, aux membres de l’académie idéale, désignée dans le titre. En regard de ses prestations scéniques en compagnie de Missy, elle n’en accorde pas moins droit de cité à cet amour qui, jusque-là, n’osait pas dire son nom.
- 45 Voir l’entrée « Androgyne », in G. Ducrey et J. Dupont (éds), Dictionnaire Colette, op. cit., p. 47 (...)
26Colette opte dans Akademos pour une approche subtile qui joue sur l’association d’idées, l’allusion et la connivence avec les lecteurs. Elle ne modifie pas ses thèmes d’inspiration, toujours liés à son existence, mais en infléchit l’interprétation. On pourrait diviser les contributions livrées à Akademos en deux groupes : trois d’entre elles ont le music-hall pour toile de fond, deux autres se situent dans la sphère privée, mais les passerelles entre ces deux espaces à la fois réels et symboliques sont assurées par la présence – invisible de prime abord – de Missy. « Music-hall » (janvier) et « En tournée » (août et septembre) développent un motif récurrent sous sa plume entre 1908 et 1913 : l’univers du spectacle, souvent taxé de trouble ou d’interlope, car l’ambiguïté sexuelle et le travestissement y sont la règle45. Dans « Music-hall », elle témoigne aussi de sa fascination pour les artistes anonymes qui s’animent au crépuscule et qui ressemblent, quand ils ne se confondent pas avec eux, aux homosexuels, cantonnés à d’autres coulisses que celles des théâtres, relégués dans la pénombre des bars clandestins.
- 46 Voir Sido, op. cit., p. 264-265 et passim.
- 47 Colette en tournée, cartes postales à Sido, s.l., Persona, 1984, p. 35.
- 48 Akademos, 9, 15 septembre 1909, cité dans Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 1155.
- 49 De même, lorsqu’elle en dresse le portrait détaillé dans Le Pur et l’Impur, elle procède à la maniè (...)
- 50 Figaro littéraire, 22 juin 1935, p. 5.
- 51 Durant son escale à Nîmes, Colette se promène dans des jardins où elle croit apercevoir « un fantôm (...)
- 52 Voir R. de Montesquiou, « Le Pervers (Aubrey Beardsley) », in Professionnelles beautés, Paris, Juve (...)
- 53 Elle avoue à son destinataire que « les dessins de ce très jeune homme répondent à ce qu’il y a de (...)
27Colette partage aussi la vie itinérante des saltimbanques, mais l’on soupçonne ici et là qu’elle ne descend pas nécessairement dans les mêmes hôtels, en réalité parce que les prodigalités de sa compagne lui permettent d’être mieux lotie qu’eux et que celle-ci la suit volontiers dans ses voyages, comme nous l’apprend la correspondance avec Sido, la mère de Colette, qui se félicite, avec un naturel confondant, de la présence rassurante et protectrice de la marquise auprès de sa fille46, ce que confirment les cartes postales de l’écrivaine vantant les qualités de ce « merveilleux compagnon [sic] » qu’est Missy47. Dans le double récit de la tournée qui mène Colette à travers la France en 1909, Missy apparaît furtivement comme une éminence grise – et bienveillante –, et les lecteurs ne peuvent pas davantage oublier les premières collaborations scéniques des deux amies intimes que les articles violents contre la marquise. D’une certaine façon, Colette décline en se l’appropriant l’image du « ménage moderne » déjà mentionnée et évoque sa relation avec Missy sous le jour d’un bonheur domestique qui subvertit et reconduit extérieurement, étant donné l’apparence virile de la marquise, l’apparence d’un couple hétérosexuel. On est loin de la lesbienne prédatrice ou patibulaire à laquelle on a cherché à faire ressembler Mathilde de Morny. C’est elle qui, dans la deuxième partie du journal de tournée de Colette, surgit subitement, et naturellement, dans la chambre d’hôtel où la narratrice exprime sa nostalgie du logis parisien. Et elle ajoute : « Dans les yeux de mon amie, je lis le même désir, le même regret, et nous nous sourions sans rien dire »48. Plus tard, Colette cherchera à faire oublier cette période de tranquille audace sur sa sexualité. Elle n’abordera plus le lesbianisme qu’à travers des personnages qui ne se confondent pas avec elle et fera disparaître Missy de son cercle intime49. Quand elle reprend et remanie ses notes de tournée afin de les faire paraître dans le Figaro littéraire en 1935, sous le titre « Ma première tournée Baret », elle prétend, en ouverture, n’être plus très sûre de l’année de leur rédaction – « entre 1905 et 1908, je n’ai pas vérifié la date »50 –, faux oubli puisqu’elle a veillé, dans l’intervalle, à gommer toute allusion à Missy, présence dorénavant embarrassante pour une écrivaine de nouveau mariée et avide de respectabilité. De même, une autre référence a disparu, celle à Aubrey Beardsley, dont l’esthétisme décadent flirtait avec l’ambiguïté sexuelle51. Elle partageait d’ailleurs cette passion, qu’elle qualifie de « presque coupable », pour l’artiste britannique avec le comte Robert de Montesquiou, qui lui avait consacré un texte intitulé « Le Pervers » dans Professionnelles beautés (1905)52, comme elle s’en ouvre dans une missive de 1907 ou 190853.
28Les récits susmentionnés sont à lire à la lumière de la couverture médiatique réservée au couple, notamment lorsque les amantes se sont produites ensemble dans des mimodrames. Toutefois, le processus n’est pas sans ambiguïté. On assiste à la métamorphose de Missy, qui de lesbienne fin-de-siècle flamboyante apparaît sur un mode presque fantomatique qui contraste avec ses précédentes incarnations. Elle n’existe plus par elle-même, mais par la plume et le vouloir de Colette qui lui confère un rôle de figurante dans sa vie et dans son œuvre.
29Le soustrayant à la lumière de la rampe, elle décline le thème différemment dans « Une clairière dans la forêt (fragment) », paru dans le no 3 d’Akademos le 15 mars 1909. Comme l’indique le sous-titre, elle y dresse un bref inventaire des merveilles de la nature (faune et flore) que recèle la trouée sylvestre. La description culmine avec le ballet des papillons. Comme eux, Colette est sortie de sa chrysalide pour se révéler sous une nouvelle identité d’écrivaine à part entière, apte à saisir le moindre frémissement du monde. Outre qu’elle et Missy étaient de grandes collectionneuses de lépidoptères, c’est à l’indication finale entre parenthèses et apparemment secondaire qu’il convient de prêter attention : « (Forêt de Crécy, été 1908) ». En effet, la forêt domaniale de Crécy est située dans la Somme, un département où Colette séjourne à cette époque. Tous les ans depuis 1906, Missy y loue pour elles deux une villa au Crotoy, petite station balnéaire située dans la baie de Somme. Cette borne spatiotemporelle se charge ainsi d’une dimension symbolique qui assimile sa vie auprès de Missy à l’épiphanie du papillon. Même si l’hommage discret est susceptible de passer inaperçu aux yeux de nombreux lecteurs, le texte ne peut manquer d’interroger, dans la mesure où Colette, dans un état de sensuelle plénitude, fait littéralement l’amour à l’insecte versicolore dans une confusion totale et libératrice entre les règnes humain et animal.
- 54 Akademos, 4, 15 avril 1909, cité dans Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 453.
30Enfin, dans « Le Passé (fragment) », au sommaire du numéro d’avril 1909, elle évoque en ouverture le douloureux passé récent, celui de son mariage, ravivé en passant devant l’immeuble où elle habitait avec Willy, lui-même conjuré par le glorieux passé de l’enfance, sorte de paradis préservé des chagrins d’amour, de la sexualité, et surtout de la sexuation, c’est-à-dire comme lieu d’une androgynie originelle à laquelle l’écrivaine a renoncé pour « ne devenir qu’une femme »54. Cette identité fixe constamment interrogée à travers l’écriture trouve chez Missy son plus vivant démenti, dans la mesure où la marquise incarne, avant la lettre, le trouble dans le genre !
- 55 N. G. Albert, « Colette dans Akademos, de Gomorrhe à Sodome », in Akademos, mode d’emploi, op. cit. (...)
31Mises bout à bout, les contributions de Colette à Akademos retracent sa vie avec Mathilde de Morny, isolant des moments, des lieux, des sensations auxquelles elle est souterrainement associée. « Malgré leur inspiration disparate, on a affaire à cinq textes cryptés sur lesquels plane l’ombre de Missy, la discrète compagne de tournée, la protectrice de la jeune femme affranchie et scandaleuse, séparée de son mari et en rupture de ban, l’amante avec laquelle elle partage une villa de bord de mer »55. Ils la font entrer dans l’œuvre de Colette, mais sous un jour rassurant qui sous-tend un plaidoyer pour leur mode de vie. Colette forme avec sa compagne un couple lesbien sorti du placard qui, s’il prête le flanc à la raillerie, dans la presse illustrée en particulier, tourne la situation à son avantage en ne faisant jamais profil bas. Ne pourrait-on pas le considérer comme un couple miroir des unions clandestines auxquelles il offre une image de courage et d’affirmation ?
32À ce titre, il déconcerte : voilà, d’un côté, une écrivaine dont aucun journaliste ne songerait à contester l’immense talent, ce qui la valide littérairement, de l’autre un personnage énigmatique et mutique qui, en dépit d’un lointain mariage de raison depuis longtemps rompu, n’a jamais fait mystère de son homosexualité brandie à travers une apparence, voire une identité, qui relève du transgenre : costume, attitude, comportement, surnoms, autant d’éléments qui traduisent la désertion du féminin traditionnel pour un entre-deux que Colette rattache à l’androgynie et qui périme la grammaire des corps. Ce couple butch-fem permet un ancrage et un investissement fantasmatique et identitaire de la part des homosexuels des deux sexes.
- 56 R. d’Humières, Lettres volées, roman d’aujourd’hui suivi de 28 lettres inédites de Robert d’Humière (...)
- 57 Preuve de cette largeur d’esprit, c’est au Théâtre des Arts que Fersen prévoit de monter Le Festin (...)
- 58 Édouard De Max et Cocteau, déguisé en Héliogale, font aussi partie de ce cortège queer. Photo de Co (...)
33C’est le cas sans doute pour un ami de Colette qui a peut-être accepté d’apposer sa signature dans Akademos parce qu’elle-même y collabore. Robert d’Humières, proche de Jacques d’Adelswärd-Fersen qui lui a dédié son poème « Narcisse » (dans Les Cortèges qui sont passés, 1903), a pris la direction du Théâtre des Arts en 1907. Bien qu’homosexuel, il a opté pour une certaine discrétion à laquelle Fersen n’a jamais voulu se résoudre. Dans une lettre envoyée le 29 mars 1905 à Colette, il qualifie d’« odieux » le dernier roman de celui-ci, Lord Lyllian, et « écœurants » les personnages, à commencer par le héros, qui donnent de la pédérastie une triste image56. Or, en février 1909, il publie un « Pantoum » dans Akademos, probablement – quelle ironie ! – rédigé durant son voyage de noces, où l’éruption d’un volcan symbolise à la fois l’énergie vitale et la pulsion de mort. La fréquentation de Colette à laquelle il s’ouvre discrètement de ses affres personnelles lui fait miroiter une liberté sexuelle qu’il ne s’autorise pas au grand jour, sauf entre les murs de son théâtre57. Il connaît bien la marquise, qu’il salue régulièrement dans ses lettres à l’écrivaine et qu’il accueille aussi sur les planches de son établissement : pour la soirée costumée qu’il y organise à la mi-carême 1908, elle accepte en effet d’interpréter le bourreau dans Jane Grey, une série de tableaux vivants conçus par Renée Vivien qui incarne le personnage principal. À cette même occasion, Colette, dans une flamboyante tenue de scène, est portée en majesté sur un palanquin comme une meneuse de revue par quatre athlètes, dont d’Humières58. Ce dispositif semble assez bien traduire le rôle et le statut privilégié de l’écrivaine au sein d’une nébuleuse gay : elle domine, s’expose et se fait la porte-parole, dans sa vie et dans son œuvre, d’une population réprouvée.
34Colette et Missy, chacune à sa façon, et sur le mode du duo, donnent à voir ce qu’est la conjugalité lesbienne, à la scène comme à la ville. En outre, les deux femmes apparaissent bien comme un ménage légitime, avec tout ce que le terme charrie de valeurs bourgeoises mais qu’elles sapent en s’enorgueillissant de leur situation. Une caricature de Sem parue dans Le Journal le 3 décembre 1906 et intitulée « Claudine en ménage » (figure 3), en référence au troisième opus de la série romanesque, tout en cherchant à ridiculiser les protagonistes, consacre en réalité l’existence au grand jour de ce couple, dont la collaboration relève surtout du compagnonnage.
35La littérature devient, dans cette entreprise, un troisième espace d’exposition de soi, espace recomposé et réfléchi au double sens du terme : décalque de l’existence, il en propose aussi une réflexion et produit donc un discours sur un mode de vie digne de mots, d’images et de revendications. Que Colette à ce moment-là choisisse pour s’exprimer une revue homosexuelle se définissant comme une académie de papier sans murs ni barrières est une sorte de pied de nez à la bien-pensance et un acte de solidarité, non seulement avec le fondateur du mensuel, mais aussi avec tous les lecteurs privés alors de modèles identificatoires.
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Bibliographie
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Notes
J’emprunte l’expression au titre de l’ouvrage de L. Faderman, Odd Girls and Twilight Lovers. A History of Lesbian Life in Twentieth-Century America, New York, Columbia University Press, 1991.
Voir S. Benstock, Femmes de la Rive gauche. Paris, 1900-1940, Paris, Des femmes, 1987.
Rencontré à l’époque du mariage de Colette avec Willy, Marcel Boulestin, ami du couple, vient souvent lui rendre visite dans la salle de gymnastique qu’elle a fait installer au-dessus de son appartement. Il sera un contributeur régulier de la revue Akademos, où il tient une chronique londonienne et signe un roman en feuilleton, Les Fréquentations de Maurice, réédité en 2022 par les éditions GayKitschCamp.
Le rôle central de Missy dans la création du Cercle Victor-Hugo est à prendre avec précaution, car aucun document ne vient étayer cette affirmation, avancée sans preuve par ses deux biographes, et régulièrement reprise. En revanche, qu’elle y ait occupé une place importante est tout à fait probable. Les propos de Scheffer, dans son roman à clé Les Loisirs de Berthe Livoire (1906), semblent le confirmer (voir infra).
Voir A. Salmon, Souvenirs sans fin. Première époque (1903-1908), Paris, Gallimard, 1955, p. 222. Là encore, les noms du patron de presse Alfred Edwards et de Léon Hamel, homme du monde fortuné, homosexuel discret, ami et confident de Colette jusqu’à sa mort en 1917, sont parfois mentionnés parmi les autres fondateurs de ce cercle, mais rien ne permet de le certifier.
Voir l’article 3 concernant le siège de l’Association du Cercle Victor-Hugo, en annexe du Damier, Getty Research Institute.
R. Scheffer, Les Loisirs de Berthe Livoire, Paris, Mercure de France, 1906, p. 227.
Sur ce personnage insolite endossant, à partir des années 1870, l’habit masculin pour effectuer des fouilles en compagnie de son époux archéologue mais qui, cheveux courts et allure virile, finit par conserver le pantalon et la redingote dans les salons parisiens, on consultera la biographie d’E. et J. Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy, une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991. Pour une approche plus conceptuelle, voir R. Mesch, Before Trans. Three Gender Stories from Nineteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 2020, p. 27-122.
R. Scheffer, op. cit., p. 188-189.
Ibid., p. 227.
Armory, 50 ans de vie parisienne, Paris, J. Renard, 1943, p. 53.
A. Salmon, Cahiers d’aujourd’hui, 4, mai 1924, propos reportés à la main par Curnonsky sur son exemplaire du Damier, Getty Research Institute. Nous n’avons pas pu identifier ce baron autrichien – qui n’était peut-être ni baron, ni autrichien.
Voir Le Damier, 2, avril 1905, p. 28-30.
Sur Scheffer, voir J.-C. Féray, « Robert Scheffer, un bretteur à la plume foudroyante », in Akademos, mode d’emploi, N. G Albert et P. Cardon (éds.), Montpellier, GayKitschCamp, coll. « Question de genre », 2022, p. 379-387.
« Dîner du “Damier” », Le Damier, 2, avril 1905, p. 62.
Armory, op. cit., p. 154.
Ibid., p. 155. Par la suite, Willy se rendra au Cercle avec sa nouvelle compagne, Meg Villars, tandis que Colette y emmènera sa mère Sido, comme on l’apprend par une missive datée du 26 octobre 1909, dans laquelle celle-ci met sa fille en garde contre la nouvelle favorite de Willy, qu’elle dit avoir percée à jour dès « la première fois [qu’]elle [l’]a vue au Cercle de l’avenue Victor-Hugo ! » (Sido, Lettres à sa fille, Paris, Des femmes, 1984, p. 309).
La courtisane Liane de Pougy et la compositrice Augusta Holmès comptent parmi ses amantes.
Entrée « Missy », in G. Ducrey et J. Dupont (éds), Dictionnaire Colette, Paris, Garnier, 2018, p. 741.
Les frères Goncourt relaient en 1891 les propos de Jules Borelli au sujet de la jeune Morny tentant de se livrer à la nécrophilie sur une jeune femme de chambre bretonne qu’elle a séduite et qui vient de mourir (J. et Ed. de Goncourt, Journal, Paris, Robert Laffont, 1989, tome III, entrée du 5 décembre 1891, p. 643).
J. Lorrain, Modernités, Paris, E. Giraud, 1885, respectivement « À quoi rêvent les jeunes filles », p. 40, « Little Boy », p. 82 et « Adultère ! », p. 83.
Dans une lettre de 1887 à Edmond Magnier, directeur de L’Événement, il livre des clés supplémentaires puisqu’il fait allusion à « l’histoire Belbeuf arrivée à Veules [Dieppe], il y a un an et étouffée, l’accouchement de Rosa B… et l’enfant qu’on a aidé un peu à mourir parce que c’était un mâle », in J. Lorrain, 68 lettres à Edmond Magnier (1887-1890), Paris, H.C., 1909, p. 12-13.
J. Lorrain, Du temps que les bêtes parlaient, Paris, Éditions du Courrier français, s.d. [posth. 1911], p. 108.
Elle aurait en effet inspiré à Rachilde La Marquise de Sade (1887).
J. Lorrain, « Une femme par jour : Celle qui s’ennuie », L’Écho de Paris, 25 août 1890, cité dans Une femme par jour, M. Desbruères (éd.), Paris, Christian Pirot, 1983, p. 75-76.
André de Fouquières alimente la légende dans ses souvenirs, notamment au sujet d’un dîner auquel la marquise de Belbeuf l’a convié, seul homme « au milieu de plusieurs couples féminins ». Il raconte ainsi que « [d]ès le début du repas, [sa] voisine [Missy] retroussa largement sa jupe, sans nulle gêne, et… se fit des piqûres de morphine » (A. de Fouquières, Cinquante ans de panache, Paris, Pierre Horay, 1951, p. 93). Dans Les Imprudences de Peggy, la marquise de Morny devient la baronne de Louviers, « vieille morphinomane qui s’habill[e] en homme » (voir M. Villars et Willy, Les Imprudences de Peggy, Paris, Société d’éditions et de publications parisiennes, s.d. [1911], p. 177). Ce portrait-charge est motivé par les rapports dégradés que Willy entretient avec Colette et, partant, avec Missy.
M. Talmeyr, Les Possédés de la morphine, Paris, Plon & Nourrit, 1892, p. 97-98.
Le Vitrioleur, « La Marquise », Fantasio, 15 décembre 1906, p. 417.
M. Georges-Michel, « Croquis parisiens. Colette et Polaire », Gil Blas, 27 octobre 1906, p. 3.
S. Bonmariage, Willy, Colette et moi, Paris, Charles Frémanger, 1954, p. 84.
On se rapportera à mon article « Colette dans Akademos, de Gomorrhe à Sodome », in Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 299.
En juillet 1903, Jacques d’Adelswärd est arrêté à son domicile parisien où il organise, avec de jeunes garçons de la bonne société, des tableaux vivants, abusivement qualifiés de « messes noires ». Il est condamné à une peine de prison et voit sa réputation durablement ternie. Après le scandale, il s’exile à Capri mais revient à Paris en 1908, déterminé à regagner une légitimité intellectuelle et à défendre « l’autre Amour » en fondant la revue Akademos.
Voir C. Francis et F. Gontier, Mathilde de Morny, la scandaleuse marquise de son temps, Paris, Perrin, 2000, p. 260.
Lettres de la vagabonde, 8 octobre 1906, Paris, Flammarion, 1961, p. 14.
Voir Snob, « Les potins de Paris », Le Rire, 29 décembre 1906.
Le Vitrioleur, op. cit., p. 417.
M. Georges-Michel, « La Marquise de Morny au Moulin rouge », Gil Blas, 30 décembre 1906, p. 3. On ignore quel rôle joue Mlle Dusson, les commentaires se focalisant uniquement sur Colette et Missy. Les photos publicitaires ne représentent également que ces dernières.
Sur cette polémique et ses rebondissements, voir l’analyse très documentée que leur consacre S. Larson dans Resurrecting Jane de La Vaudère : Literary Shapeshifter of the Belle Époque, University Park, Penn State University Press, 2023, p. 92-112.
Ibid., p. 102.
C’est le titre d’un dessin de Widhopff paru dans Le Courrier français du 15 janvier 1910, preuve que le couple n’en finit pas d’alimenter la presse populaire. On y voit, couchée nue dans un lit confortable, une jeune femme ressemblant à la romancière. Debout au milieu de la pièce, une lesbienne aux cheveux courts, habillée en homme et fumant le cigare, fidèle reproduction de Missy, reprend vertement la jeune domestique venue apporter le petit-déjeuner en ces termes : « Et puis, je vous défends de m’appeler Madame, ou je vous fiche à la porte… »
G. Calmette, « Le Scandale du Moulin-Rouge », Le Figaro, 4 janvier 1907, p. 1.
Dans un droit de réponse adressé au rédacteur en chef du Cri de Paris le 2 décembre 1906 (suite à l’article « En famille » du 25 novembre 1906), elle déplore « l’air de louche phalanstère » que donne la description des deux ménages sous la plume du journaliste.
F. Tamagne, « L’identité lesbienne : une construction différée et différenciée ? Quelques pistes de recherche à partir des exemples français, allemands et britanniques dans l’entre-deux-guerres », Cahiers d’histoire, 84, 2001, p. 45-57.
Lettre à Georges Eekhoud, 8 décembre 1907, reproduite dans Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 37.
Voir l’entrée « Androgyne », in G. Ducrey et J. Dupont (éds), Dictionnaire Colette, op. cit., p. 47-48 et N. G. Albert, « À la recherche du genre perdu : figures de l’entre-deux dans l’œuvre de Colette », Cahiers Colette, 31, 2009, p. 101-114.
Voir Sido, op. cit., p. 264-265 et passim.
Colette en tournée, cartes postales à Sido, s.l., Persona, 1984, p. 35.
Akademos, 9, 15 septembre 1909, cité dans Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 1155.
De même, lorsqu’elle en dresse le portrait détaillé dans Le Pur et l’Impur, elle procède à la manière de Proust comme une observatrice extérieure sans jamais mentionner la teneur de leur relation entre 1906 et 1911.
Figaro littéraire, 22 juin 1935, p. 5.
Durant son escale à Nîmes, Colette se promène dans des jardins où elle croit apercevoir « un fantôme qui avait le port insolent, le petit visage singulier et vipérin d’une belle dame d’Aubrey Beardsley… » (Colette, « En tournée [suite] », Akademos, 9, cité dans Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 1152).
Voir R. de Montesquiou, « Le Pervers (Aubrey Beardsley) », in Professionnelles beautés, Paris, Juven, 1905, p. 88-104.
Elle avoue à son destinataire que « les dessins de ce très jeune homme répondent à ce qu’il y a de caché en [elle] » (voir Colette : [exposition], Paris, Bibliothèque nationale de France, 1973, p. 61).
Akademos, 4, 15 avril 1909, cité dans Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 453.
N. G. Albert, « Colette dans Akademos, de Gomorrhe à Sodome », in Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 207.
R. d’Humières, Lettres volées, roman d’aujourd’hui suivi de 28 lettres inédites de Robert d’Humières à Colette, Courbesserre, ErosOnyx, 2021, p. 242. Dans cette lettre écrite quelques mois avant son mariage, il ironise de manière tragique sur son futur statut d’époux, ce qui traduit la situation intenable dans laquelle il se trouve.
Preuve de cette largeur d’esprit, c’est au Théâtre des Arts que Fersen prévoit de monter Le Festin de Trimalchio, une adaptation théâtrale du Satyricon de Pétrone qu’il a conçue avec Laurent Tailhade. Il évoque ce projet dans une lettre du 4 novembre 1908 à Georges Eekhoud (voir P. Cardon et M. Rosenfeld, « Échanges épistolaires autour d’Akademos », in Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 57).
Édouard De Max et Cocteau, déguisé en Héliogale, font aussi partie de ce cortège queer. Photo de Colette reproduite dans Akademos, mode d’emploi, op. cit., p. 309.
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