- 1 Voir à ce sujet l’introduction d’O. Wagner, dans N. Clifford Barney et L. de Pougy, Correspondance (...)
1« Faisons l’amour en sourdine », écrit la jeune Natalie Barney (1876-1972) à Liane de Pougy (1869-1950), à l’aube du printemps 1899. Cet avril voit naître leurs amours interdites et donc passionnément murmurées, entre les lignes d’une brève mais intense correspondance. Les lettres ont longtemps été gardées secrètes dans les archives de la Bibliothèque nationale de France, conformément à la volonté de Salomon Reinach, grand ami de Pougy qui les lui avait confiées. Reinach, mort en 1932, avait interdit la diffusion publique de la correspondance avant l’an 20001. Ce n’est donc qu’en 2019 que cette correspondance a pu être remarquablement éditée chez Gallimard, grâce à Suzette Robichon et Olivier Wagner.
2Les mots d’amour et de désir ont dû patienter plus d’un siècle pour quitter la scandaleuse intimité des amantes. Natalie Clifford Barney rêvait pourtant déjà de pouvoir dire tout haut cette ardeur fredonnée comme une litanie pendant l’année que dura leur liaison. Née en 1876 dans l’Ohio dans une richissime famille d’industriels, celle que Gourmont surnomma « l’Amazone » entend faire souffler un vent de Nouveau Monde sur le pays de Verlaine et Mallarmé, où elle arrive à dix ans. Elle n’en a encore que vingt-trois lorsqu’elle rencontre la « grande horizontale » Liane de Pougy, qui a aussi l’art d’entretenir son oxymorique légende. Née Anne-Marie Chassaigne en 1869, elle est élevée au couvent de Sainte-Anne-d’Auray. Mariée en 1886 avec un militaire violent, elle divorce deux ans plus tard, à dix-neuf ans. Formée par Valtesse de la Bigne, qui fournit à Zola le modèle de sa Nana (personnage principal du roman éponyme de 1880)2, Liane de Pougy se fait avec le concours perfide du Gil-Blas une réputation de demi-mondaine qui lui vaut bientôt le surnom de « Passage des Princes ». Si les adorateurs-grands payeurs se succèdent entre ses draps de soie, c’est aux cœurs féminins qu’elle semble réserver ses étreintes sincères – à l’instar de Nana elle-même. La fin de sa vie signe un éclatant repentir : devenue princesse par son mariage avec l’aristocrate roumain Ghika, Liane se fait dominicaine et s’éteint en 1950 sous le nom de sœur Anne Marie Madeleine de la Pénitence, expiant chèrement les voluptueuses traces de son passé.
- 3 Ibid., février-mars 1899, p. 57.
- 4 Ibid., janvier 1900, p. 186.
3En février 1899, Natalie, éblouie par Liane, sonne déguisée en page florentin, les bras chargés de fleurs, chez la courtisane qu’elle est bien décidée à conquérir. Elle commence l’audacieuse entreprise en lui faisant parvenir une lettre qui débute ainsi : « Si vous n’êtes lasse des amours qui passent, de ces rêves qu’un rêve chasse, recevez-moi. »3 Voilà la première ligne d’une correspondance bientôt brûlante, où les deux amantes rivalisent de métaphores pour s’écrire leur désir. L’expression érotique, dans ces écrits pourtant intimes, est toutefois rarement directe. Certes, on trouve, au moment de la rupture notamment, deux « Je te désire »4 en miroir. Mais la formule ne résonne avec toute la force de sa simplicité que dans l’estompement de la liaison. À ses temps les plus forts, l’aposiopèse, l’ellipse et surtout une artiste suggestion traduisent les soupirs d’attente et les souvenirs licencieux des amantes.
4Certes, cette correspondance intime relève du domaine privé ; Liane de Pougy, en situation de prostitution, a besoin de conserver ses protecteurs, et Natalie Barney est encore sommée par sa famille de préserver les apparences. Toutefois, on trouve dans ces lettres des allusions de plus en plus régulières à leur vocation à être publiées ou à servir de support à l’écriture fictionnelle. Un remarquable travail du style est mené par les deux épistolières, afin de trouver une langue qui sache dire « en sourdine » leur désir mutuel, entre volonté de se soustraire à la censure et revendication d’un lesbianisme qui ne soit pas écrit par et pour le désir des hommes. Cette correspondance relève bel et bien d’une collaboration queer, non seulement par l’érotisme qu’elle entretient entre les deux femmes, mais également par le biais de leurs liens avec d’autres autrices queer et par leurs citations de référents culturels queer. Comment Barney et Pougy subvertissent-elles les discours dominants pour écrire un désir entre femmes, fondant, en marge des stéréotypes masculins, une poétique de la fierté ?
5Deux chemins obliques sont privilégiés par les deux femmes pour se dire l’attraction physique qu’elles éprouvent l’une pour l’autre. Le premier est l’usage de la citation, qui retourne bien souvent les mots des hommes pour dire un désir entre femmes. Le second est l’usage d’images amoureuses topiques resémantisées. On se concentrera ici sur la métaphore filée de la fleur qui irrigue toute la correspondance, image fort convenue détournée pour coder des désirs inattendus. On verra enfin que les deux amantes ne limitent pas leur expression érotique à un art du gazage ; elles la conscientisent comme un véritable combat pour la légitimation non seulement sociale, mais aussi littéraire du lesbianisme.
- 5 Ibid., février-mars 1899, p. 61.
- 6 Ibid., juin-septembre 1899, p. 114.
6Les deux autrices sont toutes deux mondaines, et donc inscrites dans des réseaux humains réels, qui mêlent aristocrates européens, Américains millionnaires et grandes cocottes. De ce monde très proustien, on voit passer dans la correspondance les ombres de personnages parfois perdus pour les mémoires savantes, et d’autres restés célèbres : la « très Léonore »5 Léonore, Robert Cassat alias Bob, Jo Hottinguer, la « Gigolette », ou encore Éva (Palmer-Sikelianos). Ces personnages forment un réseau d’entraide avec les deux femmes ; Natalie Barney le souligne d’ailleurs : « [J]’ai un tas d’amis qui se feront un plaisir de me rendre service. »6 Parmi eux, Pauline Tarn, plus connue sous son pseudonyme de Renée Vivien. Devenue la maîtresse de Barney, elle fait l’objet de commentaires amoureux, mais aussi littéraires. Pougy et Barney échangent notamment leurs impressions au sujet du recueil de poèmes Brumes de fjord (1902) de Vivien. Un réseau de relations mondaines mais également littéraires queer se tisse autour et au-delà des deux amantes, dont une partie du cercle de proches est à même de comprendre – voire de partager – leurs amours.
- 7 Ibid., avril 1899, p. 92.
7Mais ce sont bien davantage des auteurs non connus si intimement d’elles qui font cortège à leur désir. Ils forment dans le texte un vaste réseau intertextuel et queer – cette fois également dans le sens de « distordu ». Natalie Barney, grande lectrice, ne cesse de citer dans ses lettres des phrases bien souvent versifiées, empruntées à des auteurs masculins tels que Baudelaire, Mallarmé, Musset, Leconte de Lisle, Gautier, Goethe, Maeterlinck, Aloysius Bertrand, Henri de Régnier, Rodenbach, Verhaeren ou encore, en anglais, Shelley, Whitman et Wilde. Elle se réapproprie et détourne les mots des hommes pour en faire les intermédiaires travestis de ses désirs saphiques, selon un modèle de ventriloquie inversée. Elle métamorphose et ambiguïse certaines mentions, telle celle de l’archange biblique qui devient par une féminisation sacrilège l’« ange Gabrielle »7.
- 8 Ibid., avril-juin 1900, p. 233.
- 9 Ibid., février-mars 1899, p. 71.
- 10 Ibid., juin-septembre 1899, p. 114.
- 11 Ibid., p. 124.
- 12 Ibid., p. 135.
8Barney tisse des liens plus fidèles à ses pairs lorsqu’elle recopie un long passage du roman Frédérique de Marcel Prévost, arguant : « J’aime ces livres-là qui prêchent l’émancipation de la femme. »8 Elle fait aussi une référence complice à Lesbia (1886) de Catulle Mendès. Elle mobilise sciemment un intertexte queer. Les accents de Verlaine reviennent sans cesse sous sa plume parfois inexacte, qui s’amuse à « immole[r] les vers de Verlaine »9 sur l’autel de ses amours. Seraphîta de Balzac est élevé au rang de « notre litanie d’amour »10. Mais dans ce réseau de références queer, c’est à Sappho qu’est réservée la place de choix ; Pougy elle-même est muée par Barney en « ma Sappho »11 ou « ma Lesbie ». La poétesse antique devient une figure tutélaire – Barney s’inscrit ainsi sous la même égide qu’une grande partie de la communauté lesbienne de la fin du siècle. La convocation d’une Mytilène mythique outrepasse la convocation de Sappho ; Barney se crée d’autres aïeules hellènes, par exemple dans cette mélancolique convocation d’un cœur antique qui battit en miroir du sien : « [J]e me rappelle avoir lu dans un livre de fragments grecs une épitaphe ou élégie écrite pour la tombe d’une amie par une autre. »12
- 13 Ibid., janvier-mars 1900, p. 194.
- 14 Ibid.
9Barney convoque avec virtuosité un ample réseau intertextuel, qui lui permet de dire son désir pour sa maîtresse à travers les mots des autres – lesquels prennent, au milieu de sa prose, ses propres inflexions. Lorsqu’elle cite le vers de Browning « How grace a rose – I know a way »13, Barney ajoute malicieusement « May I show on Saturday ? », proposant ainsi un rendez-vous érotique à Liane. Elle vient en effet d’évoquer « le calice de [sa] douce fleur »14, métaphore du sexe de sa destinataire. Les mots du poète sont tordus (c’est une autre traduction du terme « queer ») pour devenir une invitation au plaisir entre femmes, grâce à l’image déformée de la fleur, sans cesse convoquée par les deux amantes.
- 15 S. Gougelmann et J.-M. Roulin, « Introduction », Littératures, [en ligne], 81, 2019. https://doi.or (...)
- 16 N. Barney, Traits et Portraits, cité en exergue de N. Barney et L. de Pougy, op. cit., p. 7.
10Les amantes font face à la nécessité réelle de dissimuler leurs amours. Cette obligation de masquer partiellement l’érotisme entraîne un travail de la langue caractéristique de la prose des homosexuel·les du XIXe siècle ; Stéphane Gougelmann et Jean-Marie Roulin ont décrit ce gazage fécond, entre « la liberté d’imaginer et les ruses du style qui évitent de nommer ce qui n’a pas de nom ou de recourir aux habituels anathèmes »15. On peut réinterpréter en ce sens la maxime énoncée par Barney dans Traits et Portraits (1921), « Aimer, c’est prendre le voile »16. Pour écrire le sacerdoce saphique, il faudrait savoir revêtir les désirs d’un voile de mots. L’un de ceux que Barney et Pougy choisissent avec le plus de récurrence est la métaphore florale.
- 17 N. Clifford Barney et L. de Pougy, ibid., avril 1899, p. 91.
- 18 Ibid., avril 1899, p. 66.
11Précisons d’abord que les fleurs mentionnées dans les lettres ne sont pas toutes de pures métaphores. La relation amoureuse débute par un bouquet et les lettres qui la nourrissent sont souvent accompagnées d’envois de fleurs. Mais bien vite, ces fleurs sont muées en objets transitionnels du culte amoureux, comme dans cette lettre de Barney à Pougy : « Tu me laisseras un de tes souliers. Je le garderai sur un petit autel et chaque jour j’y mettrai des fleurs, des petites fleurs blanches et roses, pour me faire l’illusion que c’est ton pied. »17 Les fleurs se font aussi messagères galantes. Personnifiées, elles fournissent le prétexte pour amorcer élégamment les déclarations : « Loin du printemps qui les réclame, ces pauvres fleurs sont en péril. Un seul regard de vous, Madame, elles se croiront en avril et moi demain ! »18
12L’isotopie florale gagne les surnoms dont s’affublent les amoureuses. Barney joue sur la connotation végétale du nom de Liane et, en anglais, de son surnom, « Lilly » ; Pougy nomme quant à elle Barney « fleur de lin » ou encore « ma petite fleur ». Les topoï de la fleur d’amour et de la femme-fleur sont ainsi resémantisés, quittant leur statut de simples métaphores pour s’incarner. Par un mouvement inverse, les fleurs réelles sont chargées d’une signification symbolique dans cette remarque de Natalie : « Reçois ces roses rouges et remarque que c’est la première fois qu’elles sont de cette couleur. Toujours les fleurs que je t’envoie sont emblématiques ! »19 La remarque de Natalie est précédée de la citation d’un poème de Verlaine, empruntant également une métaphore végétale et biblique – « le buisson ardent » – pour l’investir d’une signification érotique.
- 20 Ibid., octobre-décembre 1899, p. 155.
13Le motif floral érotisé fait appel à un large intertexte poétique. Le leitmotiv de la fleur d’amour est particulièrement polysémique et permet de mobiliser un imaginaire amoureux très large, allant du spirituel au charnel. La rose évoque la lyrique amoureuse ronsardienne et son injonction au carpe diem : « [J]e refleurirai toute pour toi peut-être. Vite, car la saison des fleurs est brève. »20 On a là un Mignonne allons voir si la rose, où c’est la rose, instance féminine, qui prend la parole, et non point un observateur masculin ; la fleur passe ainsi d’objet du regard masculin à sujet du désir et du plaisir.
- 21 Ibid., p. 166.
- 22 Ibid., juin-septembre 1899, p. 117.
- 23 C. Ray, « Des femmes damnées aux amants féminins », postface d’Amants féminins ou la troisième, Cas (...)
14L’image de la femme-fleur s’inscrit également à la fin du siècle dans les représentations décadentes de la fleur du mal, vénéneuse et enivrante, oxymorique « fleur-monstre »21. Elle rappelle les représentations Art nouveau, par exemple les inquiétantes fées-fleurs de Mucha. Mais ici encore, la perspective est inversée : les deux amantes sèment ensemble ce qu’elles nomment « les fleurs de notre perversité »22, faisant retentir dans toute sa sensibilité la voix des fleurs du mal elles-mêmes, débarrassées du regard de désir masculin. On peut appliquer à la correspondance cette analyse de Chelsea Ray au sujet du roman Amants féminins ou la troisième de Barney (1926) : « [Natalie Barney] apparaît comme une novatrice qui a courageusement placé la subjectivité et le désir lesbiens au cœur de son projet d’écriture, transformant le discours décadent en sa propre esthétique de modernisme saphique. »23
- 24 N. Clifford Barney et L. de Pougy, op. cit., mai 1899, p. 101.
15Barney et Pougy, quittant les représentations baudelairiennes des « Femmes damnées », disent un désir lesbien à la fois romantique et physique, où l’érotisation ne fait pas obstacle au sentiment, ainsi que l’écrit Pougy à Barney : « Ma petite fleur bleue [l’expression convoque le romantisme de Novalis], je t’ai donné toute la nuit la pointe de mes seins. »24
- 25 Ibid., janvier-mars 1900, p. 192.
- 26 Ibid., juin-septembre 1899, p. 135.
- 27 R. Courapied, Le Traitement esthétique de l’homosexualité dans les œuvres décadentes face au systèm (...)
- 28 N. Clifford Barney et L. de Pougy, op. cit., avril 1899, p. 73.
- 29 Ibid., p. 84.
16Les fleurs de rhétorique servent à dissimuler l’obscène sous les pétales : « Je voulais me cacher sous ta chevelure, mais tu te détournais après avoir effeuillé des fleurs sur mon front et sur mes yeux. Mes regards ne verront plus l’inique, l’obscénité. »25 Les bouquets, qui font retentir un désir vivant et coloré, sont chargés de délivrer « l’impression de tout ce qui ne peut se dire »26 – en particulier le désir entre femmes. Dans le chapitre de sa thèse consacré au langage allusif des « floralies décadentes », Romain Courapied confirme que « les écrits fin-de-siècle établissent avec une certaine constance des rapprochements entre les fleurs et l’homosexualité »27. Liane devient ainsi « lys rouge », « white rose » ou « iris noir », « fleur nue de mes lèvres »28 ; Natalie est pour Liane sa « fleur fine, fraîche et parfumée qui vous pénètre et vous embaume »29.
- 30 Ibid., juin-septembre 1899, p. 106.
- 31 Ibid., p. 139.
- 32 Ibid., 1901, p. 279.
- 33 Ibid.
17Si elle figure l’amante sensuelle, la fleur devient aussi la métaphore du sexe féminin désiré, comme dans cette énumération en forme de gradation érotique : « Mes lèvres… mes seins… ma fleur… »30, ou encore dans cette clausule de Natalie : « J’embrasse la rose rouge que tu m’envoies, en attendant l’autre. Tes derniers mots me font penser – je veux te boire ! »31 Parmi « les fleurs fatales »32, la fleur désigne parfois plus précisément le clitoris : « [C]ette petite violette à peine rose entre la mousse où se concentrent tous les baisers stériles. »33
- 34 Ibid., avril 1899, p. 80.
- 35 Ibid., p. 83.
- 36 Ibid., p. 82.
- 37 Ibid., p. 79.
18Ces détours apparaissent comme un surcroît de sens qui ajoute à l’érotisme des lettres : « Il faut de l’ombre pour apprécier la lumière »34, soutient Barney. Les métaphores, « caresses de mots »35, obéissent à un jeu de montré-caché qui favorise le désir et le plaisir de la destinataire, comme l’écrit Pougy à Barney : « [T]u me feras jouir de tes lettres que j’aime et je te répondrai. »36 Malgré cette dimension érotique du jeu de gazage, Barney réclame une prose plus libre. Elle rêve de plus en plus, à mesure que progresse leur intimité, à une expression amoureuse qui ne s’abriterait plus derrière les fleurs et se dirait au grand jour : « [J]e suis obligée de cacher même la rose que tu m’as donnée avant de rentrer chez moi. Quand pourrai-je clamer hautement mon amour pour toi et mon culte pour la beauté des religions lesbiennes ? »37
19Si Liane travaille à une fiction d’amour entre femmes qui s’inspire des lettres échangées et de l’histoire vécue avec Barney, cette dernière clame sa volonté de rompre avec l’invisibilisation du lesbianisme. Toutes deux mènent, à leur manière, un combat littéraire pour la représentation de leur relation.
- 39 Ibid., avril-juin 1900, p. 228.
- 40 Ibid., avril 1899, p. 80.
- 41 Ibid., octobre-décembre 1899, p. 178.
20Au fil des lettres, Natalie Barney se prend à rêver d’un amour et d’une expression en toute transparence : « Ah ! pouvoir t’aimer librement sans détours ni mensonges ! »40 On note le lien opéré ici entre amour lesbien non réprimé et libre expression de celui-ci. Barney construit petit à petit un discours sur la nécessité d’une « révolte contre la société et ses principes et ses lois et ses faussetés et ses mesquineries »41 ; la polysyndète marque ici l’accumulation des obstacles auxquels Barney entend résister. Plus tard, c’est à une métaphore vestimentaire qu’elle confie le soin de traduire son droit d’échapper à ce que nous nommerions aujourd’hui l’hétéronormativité :
Mais les lois et les mœurs sont des habits qui ne vont pas à tout le monde. À ceux qui ne peuvent les porter, il devrait être permis d’en faire d’autres. Par exemple, moi, si on me connaissait, on m’appellerait de toutes sortes de sales noms. La pire injure qu’ils croient pouvoir dire est « unnatural, abnormal ». Quand je regarde l’humanité qu’on nomme normale, j’ai envie de me vanter et de me réjouir d’être un peu à l’écart du type ordinaire42.
- 43 C. Islert, « Écrire sur le silence, renverser les discours. 1900-1915, émergence d’une littérature (...)
- 44 N. Clifford Barney et L. de Pougy, op. cit., juin-septembre 1899, p. 132.
- 45 Voir à ce sujet N. Albert, Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle, Paris, La Martinière, 20 (...)
21On reconnaît, dans cette revendication d’anormalité, la « volonté de retournement du stigmate »43 que Camille Islert a décelée chez les lesbiennes de la Belle Époque. L’insulte devient sujet d’orgueil, et le terme « lesbienne » ne connote plus le vice ni le fantasme masculin lorsqu’il est associé à un goût valorisable. Dans l’interrogation rhétorique « Saurais-tu respecter en moi l’esthète et la lesbienne ? »44, les deux substantifs sont mis en parallèle, rappelant les professions de foi décadentes en faveur de l’amour de l’hors-norme45. C’est d’ailleurs dans des envolées empreintes d’une poétique particulièrement décadente que Barney cherche les images d’un monde où elle pourrait aimer sans peur ni reproche :
- 46 N. Clifford Barney et L. de Pougy, op. cit., juin-septembre 1899, p. 141.
Où irai-je, moi qui rêve de sirènes nageant sans fausse honte sous le glorieux soleil resplendissant dans leur nudité, ou dansant sur un rayon de lune dans une guirlande lesbienne au bord de l’eau46 ?
- 47 Ibid., p. 116.
- 48 Ibid., octobre-décembre 1899, p. 159.
22Mais cette « nudité » d’un discours lesbien qui se dirait avec la transparence de l’eau, dans la fierté du soleil, est rejetée dans l’irréel du présent. Barney ne peut encore se compter parmi les sirènes qui s’exhibent ; dire son amour, c’est encore, clame-t-elle, se sacrifier en martyre. Elle va jusqu’à adopter une posture christique éminemment provocatrice : « Mais que m’importe ce que vous dites. Je vais à ma perte, soit, mais en chantant. […] Je porterai une couronne d’épines s’il faut, mais ce sera toujours une couronne. »47 Barney ne se fige pas dans cet ethos de sainteté ; changeant de costume, grâce à un subjonctif à valeur de prière, elle se mue bientôt en Amazone prête au combat : « Que ton sourire me rende plus riche en désirs de lutter et en espoirs de vaincre. »48
23Barney associe sa lutte pour l’amour de Liane à la nécessité de travailler en commun à la publication d’écrits lesbiens :
- 49 Ibid., juillet-décembre 1900, p. 265.
Tous ont le droit de vivre librement et d’aimer librement. Mais pour que notre exemple n’ajoute pas au mal et à la bêtise amassée des siècles, il faut écrire, s’exprimer, s’expliquer et bien. Toute émancipation a une raison d’être qu’il faut faire savoir. […] Ils ne peuvent pas avaler la vérité toute crue, il faut la sucrer de romance, voilà ce qui m’agace. Tu feras les parties, histoire, etc., donnant des personnages vibrants à mes idées49.
24La maxime initiale marquée par la répétition martelante de l’adverbe « librement » amène à la formule déontique implacable : « il faut écrire ». Le chant d’amour à deux voix que Barney et Pougy livrent au public est exposé dans leurs lettres comme une véritable stratégie d’entraide littéraire.
- 50 C. Islert, op. cit., p. 39.
25Comme l’explique Camille Islert dans Écrire à l’encre violette, la Belle Époque correspond à « un moment où le lesbianisme est ouvertement abordé par des femmes auteurs, et surtout où, pour la première fois, il dépasse le rôle de motif pour participer à la construction de leurs identités littéraires, c’est-à-dire à la fois à celle de leur posture, de leur style et de leur regard sur le monde et la littérature »50. Cette construction conjointe d’une identité à la fois sexuelle et littéraire s’affirme avec force dans la correspondance de Barney et Pougy (avant que Pougy ne s’en repente et cherche à expier ses amours saphiques – nous y reviendrons).
- 51 N. Clifford Barney et L. de Pougy, op. cit., juin-septembre 1899, p. 117.
26Les deux femmes sont conscientes de la nécessité d’une publication qui permette de diffuser et ainsi de contribuer à légitimer leur histoire d’amour lesbienne. Barney revient à plusieurs reprises sur l’importance de transformer leur correspondance en une fiction qui puisse faire connaître leur histoire : « J’aime l’idée que tu as de faire un roman sur “nous”. […] En semant les fleurs de notre perversité parmi le monde aride et sans amour tu feras le bien. »51
27Barney et Pougy s’entraident de manière très concrète pour transformer et transmettre leurs amours. Tout d’abord, elles s’encouragent à une publicité mutuelle. Pougy écrit par exemple à Barney, au sujet de son roman Idylle saphique, inspiré de leur liaison : « Parle pour l’Idylle en Amérique, fais-en venir, dis d’en acheter. »52 Tout au long de leur correspondance, les deux femmes, entre deux mots de caresse, se font parvenir conseils, relectures et corrections de manuscrits littéraires. Un exemple parmi beaucoup d’autres, dans une lettre de Pougy à Barney, où on lit aussi la fierté de l’épistolière d’avoir exhibé des sentiments interdits :
- 53 Ibid., juin-septembre 1899, p. 103.
Ma Natty, voici ton œuvre corrigée un peu, admirée beaucoup. Ce matin, portrait et roman ont paru dans le Gil Blas du 20 ! Petite satisfaction intime de voir mes pensées imprimées et livrées au public. Les saintes martyres dans la fosse aux lions ! Peut-être… mais courageuses et fières53.
- 54 Ibid., avril-juin 1900, p. 228.
28Pour lutter contre le tabou qui pèse sur leurs amours, Barney et Pougy mettent en place au fil des mois une véritable collaboration littéraire. Barney travaille à une préface pour l’Idylle saphique de Pougy ; elle lui écrit aussi le récit d’une soirée au théâtre qui sera reprise très fidèlement dans ce roman, lequel contient donc l’empreinte non seulement amoureuse, mais également poétique de Barney. Les amantes rêvent d’ailleurs à un livre commun, qui serait une continuation de leurs amours, écrite à la première personne du pluriel. Barney enjoint ainsi Pougy à métamorphoser les lettres en deux livres jumeaux qui formeraient une œuvre à quatre mains : « Faisons-en un livre avec les lettres que je t’écris d’ici. Les autres 1 001 épanchements de mon âme que tu as déjà te serviront pour l’Idylle saphique. Renvoie-moi les autres corrigées, si tu le fais à mesure que tu les reçois. »54 Ce dernier commentaire semble indiquer que Barney a revu le manuscrit du roman de Pougy.
- 55 Ibid., juin-septembre 1899, p. 137.
- 56 Ibid., juillet-décembre 1900, p. 251-253.
- 57 Ibid., mai 1899, p. 101.
29Barney et Pougy se font chacune de l’autre la muse, tour à tour Pygmalionne puis Galatée. Si Barney écrit à Pougy : « Tu m’aides en m’inspirant. L’autre jour, en rêvant de toi, j’ai fait un poème »55 (et nous le prouve, en envoyant plus tard à Pougy des vers qui la chantent56), Pougy n’est pas en reste : « Je prendrai un peu de tes idées et te volerai deux noms, Fleur de joie et Princesse Azur. Veux-tu ? »57 On note la demande finale de consentement : pas question ici de préhension dévoratrice, mais plutôt d’une adhésion mutuelle à un modelage érotico-littéraire où chacune demeure le sujet et non point l’objet de la prose de l’autre.
- 58 Ibid., avril 1899, p. 57.
- 59 L. de Pougy, Idylle saphique, Paris, Éditions des Femmes, 1987, p. 19.
- 60 Ibid., p. 28.
30L’inspiration est parfois très directe. Dans Idylle saphique, Pougy recopie presque mot à mot la toute première lettre de Barney. « Si vous n’êtes pas lasse des amours qui passent, de ces rêves qu’un rêve chasse, recevez-moi »58 devient, seulement versifié pour le passage à la fiction : « Si tu n’es pas lasse / De l’amour qui passe / Et qu’un rêve chasse, / Reçois-moi ce soir ! »59 Dans la suite de l’ouvrage, Natalie-Flossie s’éprend follement de Liane-Annhine de Lys, chez qui elle se rend avec un bouquet et un costume de page florentin orné d’un lys à la « tige humide »60, tous deux empruntés à la première rencontre réelle. Les métaphores florales et érotiques des lettres sont sans cesse reprises dans le roman, comme des fleurs séchées retrouvées au milieu d’un livre jauni qui convoquent les ardeurs d’anciennes amours :
— Tu as l’air d’une petite fleur de lin, ce tantôt, Flossie, avec ton costume bleu !
— Cueille-moi alors !
— Viens, qu’avant tout je te respire. Parfum suave, pénétrant, tu sens bon, Flossie !
— Et toi donc, ma Nhine ! L’odeur enivrante d’une fleur poivrée, énervante, désirée et qui se refuse61…
31Barney réincarnera également leurs mots tendres et sensuels dans ses Lettres à une connue, manuscrit encore inédit, conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet à Paris. Elle y reprend les surnoms floraux des lettres, se déguisant sous un « fleur de lin » et transformant Liane en un transparent « Lilly ». Plus tard, Barney fera à nouveau de Liane un personnage de roman dans Women lovers or the third woman.
32Les mots des lettres en auront engendré bien d’autres. Après l’idylle, les phrases de l’une et de l’autre se sont mêlées pour chanter la légende dorée de leurs amours passées et clamer à la face du monde la beauté d’une passion encore condamnée.
33Cette brève étude de la correspondance entre Barney et Pougy nous aura montré combien les détours rhétoriques empruntés par les deux amantes pour se dire leur désir sont mis au service d’une poétique queer qui distord les images convenues et se les réapproprie, offrant ici le point de vue des fleurs du mal elles-mêmes, couronnées de roses comme un Éros qui chanterait un « je » de femme.
34Ce poème à deux voix a malheureusement une fin : la dernière nuit de 1899, Barney attend vainement à la porte de Pougy, enfuie avec un amant. Malgré la rupture qui s’ensuit, la correspondance continue quelques années, soutenue par l’intensité d’un souvenir qui continue de brûler après le passage du feu, mais aussi par la collaboration littéraire des deux autrices qui se prolonge par-delà leurs amours.
- 62 L. de Pougy, citée dans l’introduction de N. Clifford Barney et L. de Pougy, op. cit., p. 46-47.
35À la fin de sa vie, Pougy, retirée dans la religion, se repentit de ces lettres, qu’elle confie aux mains de son grand ami le collectionneur Salomon Reinach. Dans une missive à la Bibliothèque nationale de France datée de 1947, l’ancienne courtisane fustige ses amours anciennes et les livre au public en guise de pénitence : « [H]onteuse depuis cette époque et après toutes les possibles souffrances physiques, morales, je ne suis pas restée la femme de ces lettres. […] Jésus m’a pardonnée ! […] Je lègue cette lettre découvrant mes plaies, mes tares et mon repentir au legs de Salomon Reinach. »62
- 63 Ibid., p. 18.
- 64 C. Islert, op. cit., p. 36.
- 65 Ibid., p. 38.
- 66 N. Clifford Barney et L. de Pougy, op. cit., juin-septembre 1899, p. 143.
36Barney, au contraire, s’affirme au fil des années comme « la première des lesbiennes, comme telle assumée »63, d’après Olivier Wagner. Elle deviendra la maîtresse de Renée Vivien, de Colette et de tant d’autres qui fréquentent son salon littéraire de la rive gauche, le « Temple de l’amitié » de la rue Jacob. Sa correspondance avec Pougy, à l’aube du XXe siècle, aura participé à ce que Camille Islert nomme « la décennie saphique »64, durant laquelle « la littérature lesbienne émerge comme une constellation et non comme une catégorie restrictive »65. Si le chemin reste bien long encore avant que le désir entre femmes puisse s’écrire sans voiles, Barney espère déjà l’avènement de temps plus libres. L’arc-en-ciel n’est pas encore le symbole LGBTQIA+ qu’il deviendra ensuite ; pourtant, le texte semble adresser un clin d’œil – inconscient de son épistolière – à ses lecteur·rices de l’avenir : « Tiens, voilà un arc-en-ciel (de promesses ?), il a l’air de se courber vers la terre afin de nous montrer et servir de chemin vers le ciel. Il y en a même deux ! Les vois-tu ? »66