- 1 M. Lucien, « Georges Eekhoud », Bulletin des amis d’André Gide, 97/12, 1993, 65-78.
- 2 Cl. Sadoun-Édouard, « Les “Chroniques de Bruxelles” de Georges Eekhoud (1897-1914) », Textyles, 58- (...)
- 3 M. Rosenfeld, « Subversion politique et sexuelle dans “Appol et Brouscard” et “Une mauvaise rencont (...)
- 4 Dans cette introduction et dans notre article, nous utilisons le terme « queer » pour évoquer toute (...)
1Dans son article de 1993, Mirande Lucien fournit les détails de la première rencontre entre le romancier belge Georges Eekhoud et André Gide, le 8 janvier 1897, à la taverne du Globe, place Royale à Bruxelles1. Eekhoud est alors un romancier consacré, lauréat du Prix quinquennal de littérature française en 1894, publié à partir de 1896 aux prestigieuses éditions du Mercure de France et chroniqueur bruxellois pour la revue homonyme depuis septembre 18972. Dans son œuvre, il revendique la légitimation des amours entre hommes et il a tenu à défendre Oscar Wilde, quelques mois seulement après la condamnation de ce dernier en mai 1895, en publiant une nouvelle qui lui est dédiée dans la revue belge L’Art jeune3. Eekhoud est également au centre d’un réseau d’intellectuel·les queer qu’il a tissé et dans lequel on trouve, entre autres, son amant Sander Pierron, Rachilde, Jean Lorrain et Robert Scheffer4. Gide, quant à lui, n’est pas encore le romancier de grande renommée qu’il deviendra. En 1897, il n’a publié que quelques œuvres, et aucun texte dans lequel il évoque les amours queer ; ce n’est que l’année suivante qu’il rédige Saül et qu’en 1902 qu’il publie L’Immoraliste. Cependant, il a lui aussi déjà créé son réseau queer en se liant notamment avec Oscar Wilde, Édouard De Max et Eugène Rouart. En 1897, il fera la connaissance d’Henri Ghéon ; leur collaboration est le sujet de l’article de Jean-Christophe Corrado dans ce volume. Mais revenons au déjeuner du 8 janvier 1897 : Eekhoud et Gide se rencontrent donc pour la première fois ; à cette occasion, ils doivent se rendre compte de ce qui les différencie des autres convives autour de la table et afin de se le faire savoir, ils invoquent un code, ou un mot de passe : Oscar Wilde. Une complicité immédiate s’établit entre eux ; s’ensuivent une correspondance, des collaborations, la formation d’un nouveau réseau. C’est par le biais de Gide qu’Eekhoud correspond par la suite avec Édouard De Max et Henri Ghéon ; c’est grâce à Eekhoud que le nom de Gide apparaît de manière élogieuse dans la presse belge. L’anecdote du déjeuner est un exemple concret qui illustre comment les complicités et les collaborations entre intellectuel·les queer se forment.
- 5 Nous remercions les institutions qui ont accordé un soutien financier et logistique au colloque ; à (...)
2Ce volume réunit dix articles qui portent sur la constitution de réseaux entre intellectuel·les queer, pour la plupart des écrivain·es, et sur les stratégies adoptées pour défendre leurs amours. Le numéro thématique de Sextant fait suite aux échanges fructueux du colloque Collaborations entre intellectuel·les queer 1880-1920, qui s’est tenu les 4 et 5 mai 2022 à l’Université libre de Bruxelles5. Ce colloque s’est avéré particulièrement riche en pistes à explorer et a aussi permis aux chercheurs – queer ou non – de s’interroger sur les diverses formes de collaborations adoptées à la fin du XIXe siècle. Plusieurs convergences précédemment inconnues ont ainsi été dévoilées ; par exemple, la mixité et la complicité exemplaire des intellectuel··les queer, sans exclure celles et ceux aux identités de genre fluides, qui collaborent pour lutter ensemble et pour défendre leurs amours.
- 6 V. Babini, C. Beccalossi et L. Riall, Italian Sexualities Uncovered, 1789-1914, Londres, Palgrave M (...)
- 7 J. S. Lockwood, Archives of Desire. The Queer Historical Work of New England Regionalism, Chapel Hi (...)
- 8 S. Benstock, Women of the Left Bank. Paris, 1900-1940, Austin, University of Texas Press, 1986 ; N. (...)
- 9 R. Dose, Magnus Hirschfeld: The Origins of the Gay Liberation Movement, E. H. Willis (trad.), New Y (...)
- 10 S. Rowbotham, Edward Carpenter: A Life of Liberty and Love, Londres, Verso, 2008.
- 11 Masson et J.-P. Prévost, André Gide – Oscar Wilde. Deux immoralistes à la Belle Époque, Paris, Oriz (...)
- 12 R. Mesch, Before Trans. Three Gender Stories from Nineteenth-Century France, Stanford, Stanford Uni (...)
- 13 C. Thomson, Georges Hérelle. Archéologue de l’inversion sexuelle “fin de siècle”, Paris, Éditions d (...)
- 14 R. Schlagdenhauffen, « À propos d’une rencontre… Numa Praetorius et Georges Eekhoud », in Georges E (...)
- 15 I. Gammel, Baroness Elsa: Gender, Dada, and Everyday Modernity. A Cultural Biography, Cambridge, MI (...)
- 16 D. Gullentops, « Autour de la séance du théâtre Fémina », Cahiers Jean Cocteau, 6, 2008, 59-80 et D (...)
- 17 K. Pedersen, Poul og kærligheden. En kontrærseksuels bekendelser, Copenhague, Gads Forlag, 2020.
3Les rares études précédentes sur cette question se sont limitées à des formes d’échanges spécifiques, comme des collaborations au sein d’un pays ou d’une ville, par exemple les sociabilités queer en Italie entre 1789 et 1914 étudiées dans l’ouvrage de Valeria Babini, Chiara Beccalossi et Lucy Riall6, les réseaux d’écrivain·es queer américain·es au centre de l’étude de Samaine Lockwood7 ou encore les ouvrages sur les écrivaines à Paris de Shari Benstock et de Nicole G. Albert8. D’autres recherches se sont penchées sur des réseaux autour d’intellectuel·les queer comme le médecin berlinois Magnus Hirschfeld9, le sociologue britannique Edward Carpenter10, le poète Oscar Wilde11, la romancière française Rachilde12, l’historien et archiviste français Georges Hérelle13, le juriste strasbourgeois Wilhelm Eugen14, l’artiste germano-américaine Elsa von Freytag-Loringhoven15, le romancier et cinéaste français Jean Cocteau16 ou encore l’historien danois Poul Andræ17, pour n’en citer que quelques-un·es. Ce dossier est une première tentative de se situer au-delà de ces perspectives nationales ou personnelles et d’étudier les liens entre ces réseaux et entre intellectuel·les queer de disciplines et de pays différents.
- 18 On consultera à ce sujet le dossier « Le rideau déchiré. La sexologie à l’heure de la guerre froide (...)
4Les études présentées dans ce volume montrent l’ampleur et l’influence de ces intellectuel·les queer sur la production culturelle depuis la fin du XIXe siècle. La dimension politique et militante de ces recherches met en lumière l’historicité de la prise de conscience des intellectuel·les : il y a un siècle, iels avaient déjà compris que ce combat était essentiel et qu’iels devaient légitimer leurs amours en les évoquant dans leurs œuvres et dans leur manière de vivre. Montrer cette solidarité centenaire permet de contrer certaines accusations formulées dans des cercles conservateurs qui dénoncent une supposée « invention » de l’« homosexualité » au milieu du XXe siècle18. L’entraide de celles et ceux qui ont lutté contre l’obscurantisme à la fin du XIXe siècle peut nous servir d’exemple aujourd’hui.
- 19 M. Foucault, « Histoire de la sexualité I », in Œuvres, Daniel Defert (éd.), Paris, Gallimard, « Bi (...)
5En prenant 1880 comme année liminaire de ce dossier, nous identifions les nouvelles perspectives sur les sexualités qui émergent alors, à savoir celles qui s’inspirent des travaux allemands de Westphal (1869) et de l’article pionnier des médecins français Jean-Martin Charcot et Valentin Magnan, « Inversion du sens génital et autres perversions sexuelles », paru dans les Archives de neurologie en 1882. C’est à cette époque qu’apparaissent ce que Michel Foucault appelle, dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, les discours « en retour »19 : l’« homosexualité s’est mise à parler d’elle-même ». Cette résistance à l’hégémonie hétéronormative engendre une représentation inédite des amours queer et les intellectuel·les queer s’approprient le discours scientifique pour défendre et légitimer leurs sentiments amoureux. Une nouvelle solidarité se développe au moment de certains grands scandales : la condamnation d’Oscar Wilde en mai 1895, le procès d’Eekhoud en octobre 1900, l’arrestation de Jacques d’Adelswärd-Fersen en 1903. L’année 1920 balise ce dossier, d’abord pour une raison pratique : une période de quarante ans nous a en effet semblé assez longue. La deuxième raison reflète l’évolution dans la compréhension et l’acceptation des sexualités suite aux ébranlements sociaux et politiques de la Première Guerre mondiale. Cette libéralisation des mœurs, qui sera ensuite violemment réprimée par la montée du nazisme et du fascisme, engendre de nouvelles formes de collaborations entre intellectuel·les queer – pensons au cinéma ou encore aux mouvements artistiques comme le surréalisme – qui mériteraient d’être au centre de recherches approfondies.
6Le dossier révèle les différentes formes surprenantes que prennent ces collaborations, qui se développent à partir de simples amitiés ou encore de liens passionnels, pour ensuite se transformer en relations intellectuelles. La documentation archivistique (correspondances, journaux intimes, dédicaces, envois d’ouvrages, photos signées, etc.) fait connaître concrètement comment les réseaux se sont constitués et comment les combats se sont déroulés. On retrouve les traces de ces luttes dans des œuvres littéraires, des articles de presse et de revues ou encore dans des œuvres d’art. Le désir de subvertir le discours hétéronormatif est le fil conducteur de cette importante production de travaux et permet aussi de faire l’hypothèse de l’émergence d’identités sexuelles communes et de leur revendication.
7Les articles de ce dossier thématique révèlent surtout les formes bien différentes que prennent les collaborations. Les coopérations littéraires constituent un premier thème, comme le montre Jean-Christophe Corrado dans son article sur la correspondance amicale et complice d’André Gide et Henri Ghéon. Leurs lettres dévoilent leurs promenades sur les boulevards parisiens en quête d’aventures et soulignent surtout la manière dont ils se soutiennent dans l’écriture de leurs œuvres ainsi que l’intertextualité queer qui en découle. Lucie Nizard, de son côté, analyse la correspondance amoureuse de Liane de Pougy et Natalie Clifford Barney, en montrant qu’il s’agit d’un lieu d’échanges de prédilection pour les deux autrices. Elles s’approprient et adaptent des œuvres dans lesquelles certains hommes évoquent leurs amours hétéronormatives. Leurs poèmes dans lesquels il est question d’amour et d’affection s’inspirent de leurs échanges épistolaires. Une autre forme d’interdiscours est étudiée par Camille Islert qui se penche sur le dialogue poétique entre Renée Vivien et Natalie Clifford Barney. Ces échanges dévoilent, aussi, comment leur affection mutuelle se manifeste à travers leurs écrits respectifs.
8La revue Akademos, créée en 1909 par Jacques d’Adelswärd-Fersen, est probablement le projet coopératif le plus exemplaire de cette époque ; les nombreux·ses collaborateur·rices queer qui y participent comprennent Colette, Renée Vivien, Laurent Tailhade, Georges Eekhoud, Eugène Wilhelm, Olivier Diraison et Achille Essebac. Première revue de langue française à revendiquer ouvertement la légitimité des amours queer, elle est le sujet de deux articles du dossier. David Weber examine les influences entre la revue berlinoise Der Eigene d’Adolf Brand et Akademos. Il analyse notamment les transferts culturels qu’opèrent les contributeur·rices aux deux revues, les points communs et les divergences. Michael Rosenfeld étudie les réseaux créés par Jacques d’Adelswärd-Fersen pour recruter des contributeur·rices et dévoile aussi le programme réel de la revue : légitimer les amours queer. Il étudie par la suite les personnes qui se mobilisent pour soutenir la revue et celles qui prennent leurs distances.
9L’article de Flavie Fouchard et Esperanza Torres Hernández prend comme sujet d’autres formes de coopération internationale : elles y étudient la traduction espagnole, par le marquis Antonio de Hoyos y Vinent, de six nouvelles de Colette issues des Vrilles de la vigne (1908) et publiées dans l’hebdomadaire El Cuento Semanal en 1910. Cette collaboration ne représente pas seulement un transfert culturel littéraire entre la France et l’Espagne, car dans son choix des nouvelles et dans les paratextes où il évoque la vie de l’autrice, le traducteur queer met en lumière les amours entre femmes.
10Le salon de Natalie Clifford Barney, situé au 20, rue Jacob dès 1909, s’avère être un lieu privilégié des sociabilités queer, comme le montre Lowry Martin. Il étudie la vie de l’autrice américaine, riche en amours et en créations littéraires, et souligne l’importance de son salon comme oasis de liberté sexuelle et de sociabilité d’intellectuel·les queer de tous âges, tous sexes et toutes nationalités. Nicole G. Albert explique, dans son étude consacrée à Colette et à sa compagne Mathilde de Morny, dite Missy, comment leur liaison passionnelle est également une collaboration intellectuelle. Elles se retrouvent, entre autres, chez Natalie Clifford Barney et au Cercle des arts et de la mode, où elles fréquentent le Who’s Who des milieux queer de l’époque. Les deux femmes collaborent ensuite à la revue Le Damier, financée par Missy. Colette évoque cette relation importante dans deux des nouvelles du recueil Les Vrilles de la vigne. Ne soyons donc pas surpris de retrouver ces deux nouvelles-là dans la traduction espagnole d’Antonio de Hoyos y Vinent, évoquée ci-dessus.
11Alain Servantie présente un document inédit sur les sociabilités queer à Paris en 1888. Sigismond Justh, romancier et journaliste hongrois, effectue un long séjour à Paris de janvier à mai 1888 et raconte dans son journal intime ses pérégrinations dans les milieux queer parisiens. Le réseau qu’il tisse le mène à des collaborations avec un couple de peintres et avec des écrivain·es, qui aboutissent à des œuvres sur les amours entre hommes. Finalement, une forme de collaboration surprenante est présentée par Nicolas Duriau, qui étudie comment la photographie devient un champ de complicité sensuelle et prostitutionnelle dans une œuvre du romancier et photographe Achille Essebac. Son analyse montre comment les studios de photographie au début du XXe siècle sont des lieux d’homosociabilité, mais également la manière dont les clichés eux-mêmes en disent autant sur le regard – homoérotique ou non – du spectateur que sur celui du photographe.
12Nous espérons que les articles de notre collection stimuleront de nouvelles recherches au sujet des réseaux que les intellectuel·les queer ont créés entre 1880 et 1920. Si le salon de Natalie Clifford Barney est probablement l’un des lieux les plus fréquentés et les plus connus, d’autres lieux de rencontres importants sont toujours à identifier et à étudier. On pense par exemple à la maison de Georges Eekhoud au 383, rue du Progrès à Bruxelles, où il accueille des intellectuel·les queer de tous pays : André Gide, Magnus Hirschfeld, Jacob Israël de Haan, Karl von Levetzow et bien d’autres sans doute, qui n’ont pas encore été répertorié·es. Le romancier belge est au cœur de son propre réseau queer, comme en témoigne sa bibliothèque personnelle dans laquelle se trouvent des œuvres dédicacées par des auteur·es comme Oscar Wilde, Jean Lorrain et Rachilde. On y découvre un exemplaire du roman Die Infamen (1906) de l’écrivain balte queer Guido Hermann Eckhart (publié sous le pseudonyme de Pernaum). Au premier regard, rien ne semble lier Eekhoud et Eckhart, sauf les amours queer qui sont au centre de leur vie et de leurs œuvres. Nous n’avons pas trouvé de lettres dans les archives et Eekhoud ne l’évoque pas dans son journal intime. Faut-il penser à une découverte par hasard, ou bien le lien est-il fait par l’éditeur Max Spohr de Leipzig, qui publie le Jahrbuch für sexuelle zwischenstufen de Magnus Hirschfeld, la traduction allemande d’Escal-Vigor d’Eekhoud et le roman d’Eckhart ? Encore une piste à creuser, encore un réseau queer à découvrir, celui de certains éditeurs qui, par conviction ou par préférence personnelle, prennent le risque d’éditer des récits d’amours taboues à cette époque.
13Nous espérons que ce dossier thématique engendrera de nouvelles investigations et proposons ici quelques pistes de recherches : les réseaux créés par Georges Hérelle, Poul Andræ et Harry Kessler ; les compositeurs Reynaldo Hahn et Elisar von Kupffer, qui mettent en musique des œuvres d’auteur·es queer ; Aurélien Lugné-Poë, qui fait jouer des pièces sur l’amour entre hommes avec Édouard De Max dans le rôle principal ; des artistes comme Louise Abbéma, Gustave Courtois et Romaine Brooks ; des écrivain·es et traducteur·rices francophones comme Jean Lorrain, Lucie Delarue-Mardrus, Robert de Montesquiou, Jane Dieulafoy, Marcel Proust, Marguerite Coppin, Jean Cocteau, Rachilde et Georgette Leblanc ; des écrivains d’autres pays comme Vernon Lee, Adolfo Caminha, Jacob Israël de Haan ou Eric Stanislaus Stenbock. De telles recherches permettront de revaloriser certain·es de ces intellectuel·les tombé·es dans l’oubli, qui, au moyen de leurs écrits, leur musique, leur mécénat et dans leurs salons, ont défendu le droit d’aimer librement.