1On sera peut-être surpris de voir figurer, au sommaire de ce colloque, une contribution sur l' allitération, notion que l'on n'est pas habitué à considérer sérieusement comme un problème linguistique, généralement placée qu'elle est au rang des fantaisies littéraires. Je voudrais essayer de montrer qu'au contraire, pourvu que l'on admette la problématique textuelle parmi les centres de gravité des sciences du langage, l'étude des figures phonétiques fondées sur la répétition est une question pleinement linguistique et utile même à des approches qui se veulent fondamentales.
2Posons tout d'abord que, dans un ensemble textuel (et intertextuel), toute unité signifiante tire sa valeur de sa récurrence et donc de son altération en contexte, dynamique de récurrence et d'altérité où se fonde la signifiance. Je l'ai montré à propos du vocable1, entité de première articulation, je voudrais ici en montrer l'application et les conséquences sur l'unité de seconde articulation. Et pour cela, il faut renverser l'axiome ci-dessus : on dira qu'à certaines conditions, une unité a priori non signifiante, peut acquérir une signifiance, pourvu que sa récurrence s'organise d'une manière propre à activer l'altérité des contextes. En d'autres termes, le phonème pourrait acquérir, dans les limites d'un contexte marqué, le statut d'unité signifiante.
- 2 Ce cotexte n'est discontinu que dans une certaine optique : le cotexte le plus extensif, c'est le (...)
3Une unité textuelle est une unité linguistique telle qu'elle s'actualise dans un texte donné : un vocable est une unité textuelle, actualisant une unité linguistique qui est son lexème. En tant que telle, l'unité textuelle est un champ, un espace structuré, formé du cotexte discontinu2 de ses occurrences, et où s'exerce son activité (active et passive : influence et contre-influence). Si le champ des occurrences d'un phonème s'organise de manière significative, alors il devient une unité textuelle pertinente.
- 3 . Au sens où l'entend Jakobson.
4Les unités textuelles s'engrènent les unes aux autres par niveaux et de niveau à niveau, au long d'un processus à la fois linéaire et réticulaire, qui est la textualité même. Donc, si le phonème acquiert « par instants » un statut d'unité pertinente porteuse d'une certaine signifiance, deux conséquences : (1) au-delà de ces « instants », et dans la mesure inverse de la durée, de la force et de la fréquence de ces instants, il perdra cette signifiance ; (2) la durée, la force et la fréquence de ces instants sont en rapport avec le régime poétique3 du texte considéré.
5Autant le dire d'emblée : on ne surmontera pas ici un paradoxe inhérent. Je vais être amené à dire qu'un fait observé, qu'une description de matière stylistique, dont on ne peut cerner la signification, n'est de ce fait même, pas pertinente ; et dans la plupart des cas, je laisserai l'analyse inaboutie, voire inentamée, au profit du relevé de faits et de résultats. C'est que je souhaite ouvrir des pistes, montrer des entrées, et instaurer une cohérence d'ensemble qu'il faut poursuivre, sous peine d'échec, depuis le champ le plus micro-local, jusqu'à l'étendue totale d'un ensemble textuel de dizaines de milliers de mots.
6On devra donc prendre cet aperçu pour ce qu'il souhaite être : un programme de travail.
7On définit le plus couramment le phonème comme segment distinctif minimal de la seconde articulation de la chaîne parlée, faisceau de traits distinctifs, dépourvu de signification propre et par cela même apte à se combiner en monèmes en vue de la signification. Cette définition fait partie des fondements de la linguistique descriptive moderne.
8Tout un discours, et un travail, autorisés par certaines formules des linguistes eux-mêmes, notamment de Jakobson dans son chapitre XI, tendent à nuancer voire à contredire cette définition, sur le thème de la remotivation du phonème à différents niveaux et par diverses figures (rime, assonance, paronomase). Mais on oublie trop souvent la netteté par laquelle Jakobson indique aussitôt, dans une formule inégalement comprise, que « la fonction poétique », qui « met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là-même la dichotomie fondamentale des signes et des objets » (1963 : 218).
9Cette mise au point permet d'écarter certains discours sur la contribution du phonème et de ses figures au texte.
10Les documents critiqués ici sont des échantillons très représentatifs de ce type de discours, choisis sans intention malveillante à l'égard de leurs auteurs, mais par référence à leur importante diffusion.
11Dans un vocabulaire, destiné aux lycéens4, Évelyne Amon et Yves Bomati proposent l'article suivant (fig.1).
Fig.1. Amon, Bomati (1993 : 18).
12Leur définition, qui est la formule la plus récurrente dans le discours des bons élèves, est immédiatement inopérante : quelle que soit la longueur d'un texte, une consonne quelconque a les plus grandes chances de s'y répéter, par nature. Le fait en soi est d'une banalité qui lui interdit tout caractère repérable.
13Les exemples proposés sont inégalement pertinents, mais surtout ne bénéficient d'aucune analyse réelle, à même de renforcer ou de creuser la définition. On ne note même pas, pour la citation de Mallarmé, la récurrence de la suite [gl], ni dans celle de Rimbaud, au dernier vers, les diverses combinaisons qui le structurent rythmiquement.
14La restriction qui inaugure le commentaire est louable, mais aussitôt invalidée par le discours d'autorité sur les valeurs du phonème, très typique : glissement de la liquide, fatalité liée aux dentales d et t…Assertions que l'on serait bien en peine de démontrer, et qui pourront d'ailleurs se contredire très librement d'une application à l'autre : ce qui montre bien, puisque l'intuition du lecteur n'est pas en cause, que la signification s'exerce à un autre niveau. La mise en garde normative qui conclut ce paragraphe est étrange à plus d'un titre ; sa moindre étrangeté n'est pas dans sa pragmatique propre : qui en effet doit se garder de multiplier les allitérations ?
15Quant à la conclusion, elle se caractérise par une prudence extrême, voire excessive, qui rend l'ensemble de l'article bien peu opératoire pour l'utilisateur du manuel : cela encore est très représentatif d'une pratique courante. Passés les serpents d'Oreste, le monde scolaire et professoral ne s'aventure que très rarement dans l'étude des allitérations, au risque de perdre tout un aspect de la structuration du texte littéraire.
16On examinera ensuite les deux versions que propose Joëlle Gardes-Tamine, dans deux manuels universitaires.
- 5 . Gardes-Tamine, Hubert (1993)
17Dans le Dictionnaire de critique littéraire5, destiné aux étudiants de Lettres, figure ce développement (fig.2)
Fig.2. Gardes-Tamine, Hubert (1993 : 194-195).
- 6 . Nous ne discuterons qu'en note le terrorisme terminologique qui veut que certains emplois, les p (...)
18On s'interrogera tout d'abord sur la notion d'aléatoire : le terme semble spécialement mal choisi, quand on l'oppose à codé. À quel code se réfère-t-on ? Si c'est au code de la versification française, celui que les grammaires de langue peuvent légitimement décrire, on pourra encore suivre les auteurs. Mais un texte littéraire n'instaure-t- il pas, par définition, les éléments de son propre code ? Si, comme cela est écrit trois lignes plus loin, ces récurrences permettent des effets de sens, est-il sérieux d'impliquer qu'elles ne relèvent pas d'un codage ? De plus, on ne voit pas comment nier que l'allitération, quel que soit le sens très particulier qu'on donne à la notion6, fait partie des éléments des codes de la poésie et de la prose poétique françaises, depuis des siècles. Si ces récurrences étaient vraiment aléatoires, on ne voit ni comment elles pourraient être repérables, ni comment elles pourraient avoir un sens. C'est justement la propriété de la récurrence non-signifiante du phonème, que d'être aléatoire ! Et je me servirai précisément de cette notion, universellement définie, dans les procédures statistiques qui seront évoquées à la fin de cet exposé.
19On notera ensuite que l'exemple proposé n'est l'objet d'aucune analyse, même sommaire (par soulignement), ce qui est particulièrement dommageable pour un exemple aussi peu convaincant par lui-même, si l'on excepte peut-être les trois occurrences de [f] dans le dernier syntagme. Où sont le rythme, la musicalité engendrés ? Quelles sont les associations sémantiques à l'œuvre ?
- 7 . Il est classiquement difficile de savoir, notamment, si [i] évoque la petitesse et l'aigu, [o] l (...)
20On observera que le « symbolisme phonétique », même restreint, est admis sans procès, à partir d'arguments d'autorité7.
21Enfin, l’article conclut en réduisant finalement la problématique à celle des appariements ; nous pourrions à nouveau contester la valeur illustrative de l’exemple convoqué, et la rigueur pédagogique de son exploitation, mais l’essentiel est que la configuration textuelle est oblitérée, au profit de « ressemblances » abstraites, qui en régime discursif neutre n’auraient, et c’est même la condition de base du langage verbal tel que le définit la double articulation, aucune signification.
22Le manuel de 1992 est destiné plus spécifiquement aux candidats des concours de recrutement - CAPES, Agrégation (fig.3).
Fig.3. Gardes-Tamine (1992 : 15-16).
23La rubrique citée figure dans une première partie « Poésie » du manuel, au chapitre « Rythme et sonorités », sous le titre « Les répétitions aléatoires ».
- 8 . On aura oublié ce texte, pourtant fameux (Les Travailleurs de la mer, II, III, 2)
24C’est donc le « symbolisme phonétique » qui inaugure l’approche, et toujours tenu en lisière par les mêmes prudentes formules restrictives. La présentation, en se voulant essentiellement diachronique, revient en fait à une suite d’assertions sans fondement positif. Le terme d’harmonie imitative est typiquement une invention rétrospective ; la notion est ignorée de Du Marsais, qui ne cite, et en une page, que l’onomatopée, et surtout on reste perplexe devant l’exemple convoqué et son exploitation : soutiendra-t-on que, sans la mention du nom de l’auteur, une telle suite ne pourrait être attribuée, par exemple, à… Hugo, pourtant cité pour en avoir fait disparaître la pratique au profit des « fins affectives »8 ? On ne saurait mieux avouer à quel point ces catégorisations sont artificielles et spécieuses, si l’on n’élargit pas le point de vue. Et qu’il serait avisé, avant de « replacer le phénomène […] dans son temps », de le replacer dans son contexte.
25On a le sentiment d’effleurer à la fin l’essentiel, grâce au verbe projeter, mais de nouveau l’effet de sens, ici la projection, et le chargement sémantique qui pourrait en découler, voit sa portée réduite aux limites du bref syntagme, et à l’extrême, à la rime. Il s’agit d’appariements micro-locaux, que résume la paronomase.
- 9 On se reportera aussi à l'article "Allitération" de Dupriez (1984), qui donne quelques informatio (...)
26À la lecture (trop rapide) de ces échantillons9, mais aussi devant l’ensemble des manuels que l’on ne peut convoquer ici, on peut soutenir que le discours académique confine les figures phonématiques à la région confuse des techniques d’ornementation et d’emphase. Grande semble la difficulté à les saisir dans une perspective d’ensemble qui reste attentive au texte et ne s’évade pas dans les considérations d’histoire littéraire ou d’esthétique diachronique.
27Ce n’est pas ici le lieu de rappeler en profondeur ce qui définit, en linguistique contemporaine, le phonème par différence avec les « sons », et qui barre tout chemin direct àl'« harmonie imitative », et à l’imitation en général. Le description physique des phonèmes est classiquement subordonnée à la notion de modèle, de matrice, d’empreinte et à celle de système, qui garantissent le caractère discret des distinctions permises par les phonèmes, par-delà l’infinie variété des réalisations individuelles et/ou combinatoires. C’est un fondement intangible des sciences du langage. Il est vrai que l’on donne à certains traits inhérents des dénominations équivoques, parce que strictement acoustiques (sifflantes, chuintantes, par exemple) et qu’il est plus facile de faire un emploi vicieux de ces dénominations (cf supra, justement), de supposer aux faits qu’elles visent, des vertus imitatives particulières, que, par exemple, pour les traits d’aperture ou de localisation articulatoire ; mais l’aplomb avec lequel des gloses très sérieuses parlent de l’étroitesse évoquée par la faible aperture de [i], de l’effet « traînant » induit par la concentration des voyelles nasales en raison de leur longueur supposée (qui n’est d’ailleurs qu’un trait secondaire, non distinctif, et diachroniquement situé), montre bien que toute précaution dans ce domaine est suesceptible d’être battue en brèche par un nominalisme magicien.
28Tout linguiste, s’adressant à un public littéraire, sera donc d’abord heureux de pouvoir s’appuyer sur un article de manuel comme celui-ci :
Fig.4. Moeschler, Auchlin(1997).
29où il pourra notamment relever qu’en effet [k] « n’a pas de sens en soi ».
30Qui n’a pas entendu ou vu soutenir que [r] est « dur », que [m] est « mou », que [k] est « cassant » ?
31Je vais plutôt m’intéresser aux effets pervers de cette définition pourtant nécessaire et salutaire. La négation de toute signification au phonème, qui fonde en quelque sorte le niveau micro-linguistique où se passe la double articulation, est fausse, par défaut, du point de vue de la pertinence aux ensembles textuels, parce que l’on y omet précisément d’examiner toutes les conséquences du fait de répétition, articulé aux problèmes de régimes textuels.
32Notons d’abord le fait très important des morphèmes mono-consonantiques, qui en français concerne plus d’une consonne sur deux ; le phonème [m] en est sans doute le plus clair exemple : sa récurrence est, en permanence et par nature, susceptible de se superposer à celle du morphème [m], structurellement distinct mais potentiellement identique. On parlera donc de la disponibilité particulière des consonnes de cette classe, qui sera graduée en fonction de la charge sémantique plus ou moins saillante du morphème associé ([m] plus que [k]). Ce seul aspect de la double articulation suffirait à fixer les limites des définitions classiques.
33Mais il serait dangereux de le hisser au-dessus de son statut pertinent, qui est celui d’un cas particulier. On retomberait alors dans l’interprétation mécanique et myope fondée sur la micro-occurrence isolée. Que « Maman »soit chez Rousseau, dans les Confessions et par contamination dans l’œuvre entier, en relation avec la récurrence particulière qu’y connaissent la consonne [m] et le morphème [m], c’est ce qu’il faut démontrer, et une fois démontré, cela ne devra pas être généralisé. Il faut donc envisager d’abord le cas le plus général.
34Repartons du constat suivant : on ne peut pas nier que des énoncés comme celui-ci :
- 10 . Racine, Andromaque, V, V, v.1638.
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes10
35ont une signification d’ensemble qui ne se réduit pas à l’organisation syntaxique des signifiés enchaînés, et que la répétition du phonème [s] est essentielle dans cette signification.
36Munis du seul appareil conceptuel de la phonologie, nous allons éprouver les pires difficultés à en rendre compte, ou plutôt nous allons nous tourner tôt ou tard vers le trait inhérent sifflante, et reproduire l’interprétation classique : la récurrence de la sifflante [s] produit un effet de sifflement.
37Il nous faut donc convoquer un autre énoncé, moins digne des chaires académiques, mais linguistiquement premier :
C’est combien ces six saucissons-ci ? – C’est six sous ces six saucissons-ci, et six sous ces six saucisses aussi.
38Il s’agit d’une formule ludique ; on peut la citer en exemple de prédominance de la fonction poétique, et elle se distingue d’autres exemples possibles par le recours quasi-exclusif à un seul niveau d’équivalence et à une seule classe dans celui-ci. L’important est de noter que cet énoncé n’évoque aucun sifflement. Pourquoi ? Parce qu’il lui manque l’élément indispensable qui figure dans le vers de Racine, un lexème qui l’oriente en ce sens, et qui assure une référentialité compatible.
- 11 . Et qui est un effet typiquement interdiscursif, puisque sans l’existence, et surtout le surinves (...)
39Si enfin je m’autorise cette réécriture du vers de Racine, et si l’on s’efforce de mettre à distance l’effet parodique produit11 :
Pour qui sont ces verts paons qui sifflent sur vos têtes ?
40je peux faire constater que la signification /sifflement / y est considérablement altérée par un changement qui, dans la problématique imitative, ne peut être considéré que comme mineur : une seule occurrence de [s] disparaît. Mais disparaît avec elle, le seul vocable que la configuration associait à siffler, et qui déterminait pour la plus grande part, dans cette configuration, sa pertinence évocatrice. Si ce « vers » est improbable, ce n’est pas parce que Racine n’a pas écrit celui-là ; c’est parce que la densité relative de [s] n’y rencontre pas d’écho configuré, notamment au niveau du vocabulaire, qui dépasse la simple ornementation et soit compatible avec l’exigence stylistique du contexte.
- 12 . Entendons nettement ici, par symbolisme, une correspondance bi-univoque et stable, qu’elle soit (...)
41On écartera donc, par principe, tout « symbolisme »12 inhérent aux phonèmes. Jakobson n’a pu prouver de façon convaincante ni en russe, ni en français, la « clarté » de [i] et l’ « obscurité » de [u] ou de [o], et ses développements sur ces points dans son Chapitre XI, à la limite de l’acrobatie verbale (1963 : 240-242), n’ont pas peu contribué à la confusion aujourd’hui régnante dans le repérage et l’analyse des figures « de sonorités ».
42Mais en contrepartie, on retiendra comme empiriquement fondée, et linguistiquement pertinente, la notion selon laquelle le phonème, par sa récurrence dans une configuration réglée, peut être un vecteur de signification. Et c’est ce dont on va maintenant tenter de répondre, à partir de quelques exemples littéraires.
43Auparavant, il nous faut affermir une définition de l’allitération, qui garantisse un repérage tant soit peu rigoureux.
44Nous entendrons donc, par allitération, une saillance significative dans la récurrence d’une consonne, à l’échelle d’une configuration textuelle donnée.
45Significative doit être ici entendu dans sa valeur dialectique : d’une part, la saillance est supérieure à un seuil qui la rend repérable (que ce soit par perception directe, ou par décompte statistique) ; d’autre part, elle est porteuse de signification (dans le processus critique notamment, elle doit donc pouvoir faire l’objet d’hypothèses interprétatives vérifiables).
46Il y aura deux grands types de saillances :
47(1) à l’échelle d’un contexte linéaire, on observera une densité remarquable d’occurrences d’une consonne, couplée ou non à des positions remarquables (attaques et fins de syntagmes et de mots, appui sur une autre consonne, etc)
48(2) à l’échelle d’un ensemble textuel clos, on observera une distribution remarquable des occurrences d’une consonne.
49C’est le cas (2) qui est le plus pertinent, puisqu’il concerne la textualité à part entière ; on notera que le (1) est en quelque sorte inclus, en tout cas assumé, par le (2). Nous nommerons (1) l’allitération restreinte, ou locale, ou micro-textuelle, et (2) l’allitération étendue, ou globale, ou macro-textuelle.
- 13 . Riffaterre, dans ses commentaires de 1971, insérés dans la traduction, par D. Delas, du texte de (...)
50Dans les deux cas, il s’agit de s’entendre sur ce qui est « remarquable ». Si l’on suit Riffaterre (1971 : 40-50, 20713), c’est ce qui est perceptible par un lecteur empirique ou un archilecteur. À l’échelle d’un contexte limité, il est évident qu’un lecteur attentif, a fortiori un lecteur critique, sera capable de repérer les saillances pertinentes (si précisément elles sont pertinentes, au moins à l’échelle du segment considéré). On peut supposer que la richesse, la diversité et la précision des critères seront optimales dans ce type de repérage, mais en contrepartie que leur explicitation et leur tri pourront être plus difficiles.
51À l’échelle d’un vaste ensemble textuel, un mode de repérage pourrait encore être le « tracé » des relevés successifs faits à l’œil et à la main. Ce mode permet en réalité de jeter les bases d’hypothèses, pour la vérification desquelles nous pouvons proposer des méthodes plus explicites, ayant recours à la statistique et à l’informatique.
52Notre hypothèse générale est la suivante : si l’allitération est pertinente, si elle relève de l’écriture ou du style entendus comme composante macro-textuelle actualisée dans les processus micro-linguistiques (macrostructure des microstructures), alors elle doit faire l’objet d’une analyse systématique à l’échelle du texte entier, analyse qui doit s’articuler aux divers niveaux linguistiques, puisque comme tout unité textuelle, elle constitue un champ, espace structuré où s'exerce son activité. C’est ici que la notion Riffaterrienne de perceptibilité rencontre sa limite. Une part de cette activité s’exerce nécessairement, vu sa complexité cumulée, à l’insu de la perception consciente, voire contre elle (que l’on pense au scripteur ou au lecteur). Si l’on peut encore espérer relever sans trop de perte les occurrences d’une allitération particulière, il semble très improbable que l’on puisse maîtriser, dans ce processus, les accidents du contexte.
53C’est pourquoi nous proposons d’automatiser ce processus, en alternance avec le travail critique.
54Je développerai cet aspect à la fin de l’exposé.
55Dans l’immédiat, je vais présenter des exemples d’allitération restreinte, afin de montrer comment le phonème, amené par un régime textuel particulier au rang d’unité textuelle, devient un vecteur de signification, un quasi-signe.
56Soit ce passage des Mémoires d’outre tombe (4, II,13) :
Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages, montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie détruit ma vie. Même chose m'arrive à l'égard des sociétés et des hommes.
- 14 . Le nombre précis dépend de certains choix que nous ne discuterons pas ici.
57Il est entièrement structuré par une vaste allitération en [m], qui est tout sauf une ornementation ou une harmonie imitative. Sur la soixantaine14 de consonnes que comporte le segment, 13 sont des occurrences de [m]. On peut statuer sans hésiter que cette proportion est considérablement supérieure à la proportion moyenne.
584 de ces occurrences sont ordonnées par paires, dans les morphèmes mémoire et même (classe A). 6 sont aussi des occurrences du morphème de 1° personne, dont 4 sont appariées dans la répétition du même syntagme (« mes voyages, ma vie ») (classe B). 2 autressont encore ordonnés en une paire similaire (« montagnes à montagnes ») (classe C). La treizième occurrence clôt la séquence (« hommes ») (classe D).
- 15 . On pourra discuter le cas de montagne, qui peut sembler en léger retrait du point de vue de l’im (...)
59Contrairement à ce que l’on observe souvent, aucun des morphèmes mis en jeu ne peut être considéré comme secondaire15, comme apportant essentiellement son matériel phonétique. L’allitération est l’élément central de la structuration de ce segment.
60Si l’on dispose les repères de classe établis supra selon l’agencement linéaire de l’énoncé, on obtient le schéma suivant :
B A A B B C C B B A A B D
61La symétrie des 12 premières occurrences est remarquable. Elle se relie, d’une manière presque obligatoire, à la thématique particulière de la mémoire chez Chateaubriand, celle de la conscience réflexive : la symétrie créée par la figure, avec même, renforce encore cet effet. Quant à « hommes » sa position finale est aussi une position excentrée : une première clôture a eu lieu après « m’ [arrive] ».
62Comment décrire dès lors la contribution du phonème [m] à la signification de ce segment ? À l’évidence, il serait absurde de dire qu’elle se limite à des oppositions distinctives du type même/thème. On ne peut pas non plus résoudre le problème en invoquant la répétition du morphème [m], puisque celle-ci n’est qu’un élément de l’ensemble plus vaste (la répétition d’un morphème relève de ce que les rhétoriciens nomment anaphore).
63On dira donc que, par sa concentration particulière, le phonème [m] est, en compétition et en coopération avec, notamment, la syntaxe, le vecteur de signification qui assure la mise en relation des morphèmes m, memoire, même, homme dans la configuration propre du segment. Il se charge au passage de la signification induite par ma mémoire, et la met au contact du dessin même de la figure qu’il engendre, l’altérant ainsi et la déterminant. Et c’est lui qui rejette hommes, en tant que l’ailleurs du topos ainsi fondé.
64D’un point de vue plus amplement sémiologique, on observera aussi que la disposition des classes schématisée ci-dessus, le rythme ainsi créé, renvoient à l’une des grandes figures, signifiantes à plus d’un niveau, par lesquelles Chateaubriand articule sa vision du temps : l’aqueduc (étudié de façon pénétrante par André Vial).
65D’aqueduc, c’est par hasard ( ?) qu’il en sera question aussi dans le passage suivant de Voyage au bout de la nuit (Folio, pp.267-268).
66Ce segment, l’un des sommets de l’art descriptif de Céline, s'applique à textualiser l’angoisse et la détresse de son narrateur face à la ville et/ou à la cité. Un simple aperçu du second paragraphe nous donne l’intuition que les phonèmes y font l’objet d’une distribution élaborée et complexe. Une autre hypothèse intuitive est que cette distribution perturbée est en rapport avec la référence dominante aux bruits. Comment vérifier ces hypothèses ? Il nous semble d’abord nécessaire de les formaliser.
67Je propose donc tout d’abord un relevé des occurrences de consonnes, organisé sur la base des ponctuations.
d m h b R t j R l m m t n R v n f R k s l k
p R t R b
l f d R d m t R d b R k s b l s l s v R n d b i l w
h k p s j p R t t s z k d k p R k s l v l v k p u t R t d z p l k R d m k n k d t t b
k m t d l R
k R s t m l R m R d l f l R m
z t t
f s t d i z t j R
t j R t R d R p R t R
p u d z t R k R
d R v n R
l g R d m R m l d d z m d l v l
68On pourrait supposer que, pour établir que la densité d’une consonne est significative dans un segment donné, il faut posséder la notion de ses proportions « normales » ; cela sera vrai dans la dernière partie de l’exposé, quand on proposera une recherche statistique à l’échelle d’un grand ensemble textuel. On discutera alors des conditions de la « norme » et des critères de l’« écart ». Mais ici, la capacité mémorielle du lecteur n’est pas saturée, et surtout un vrai critère textuel vient immédiatement en renfort de l’intuition quantitative.
69Prenons le membre 4 : on y compte 8 occurrences de [k], sur un total de 43 consonnes ; je n’ai qu’à observer le contexte proche pour me convaincre de la pertinence du fait. Mais c’est surtout le niveau lexical sous-tendu par cette récurrence qui emporte la décision, et en fait une allitération au sens plein : « casser », « mécaniques », plus secondairement « incohérents », lui donnent sa signification, relayant « fracasser l’écho » du membre 1 ; plus encore que de relais, c’est de remotivation qu’il s’agit, « fracasser l’écho » ne prenant sa pleine valeur que comme annonce et amorce (redoublée par la signification d’écho). On constate, et cela n’a rien d’accessoire, que les deux membres suivants (5 et 6) ont un [k] à l'attaque et surtout que, soudain, [k] disparaît complètement jusqu’à la fin du paragraphe, à l’exception d’une récurrence d’ « encore », rappel du membre 6.
70Il ne saurait être question de « vacarme » suivi d’un « silence ». S’il y a bien une signification bruit dans les 6 premiers membres, cette signification est parfaitement déterminée par la configuration (fra)casser - mécanique.
71D’autres consonnes et groupements de consonnes viennent sans doute à l’appui, dont l’étude fine exigerait des développements trop longs ici, si précisément l’on veut éviter des approximations hâtives. C’est le cas des [f], des [t], des [p], dont il serait imprudent de se contenter de noter les propriétés physiques (occlusives ou semi-occlusives sourdes).
72C’est aussi le cas de [r]. Ce passage est même l’exemple-type où les tenants du « symbolisme phonétique » alimenteraient leur fiction de la dureté de [r]. Mais l’analyse de la suite du paragraphe dément catégoriquement cette fiction. Nous avons indiqué une rupture dans le travail de [k], marquée par sa disparition aussi significative que ne l’avait été sa transition. Or, à l’endroit même de cette rupture, se présente un syntagme configuré d’une manière remarquable :
cette molle rumeur de la foule en remous
73On y reconnaît la structure interne de l’alexandrin tétramètre, qui n’est évidemment reconnaissable qu’en raison du double parallélisme patent qu’elle sous-tend (« molle » - « foule » et « rumeur » - « remous »), mais aussi des récurrences phonématiques caractéristiques, où [r] continue de jouer, mais associé à [l] (très localement) et surtout à [m] : changement de valeur. N’allons pas pour autant nous appuyer sur la supposée « mollesse » de [m]! Si elle existe c’est ici en contexte, et ce qui la fonde est bien sûr le matériau lexical (et peut-être la régularité rythmique) : molle, rumeur, remous. Ce n’est pas n’importe quelle « mollesse », c’est celle inquiétante d’une masse indistincte en mouvement. [m] s’éclipse ensuite, cependant que [r] altéré par cette rencontre poursuit dans sa récurrence, très organisée, sa fonction de vecteur de signification, relayée par la cadence « toujours, toujours », par « repartir » et « revenir », et la suite « hésiter encore », tous synergiques dans la ligne inaugurée par « rumeur ». Et lorsque [m] réapparaît, c’est comme dans « rumeur » en combinaison avec [r], dans le second archi-vocable de ce paragraphe, marmelade (qui répond symétriquement à fracasser).
74Ainsi tout le vocabulaire essentiel de ce passage, dans son engrenage, s’organise-t-il en liaison indissoluble avec le matériel phonématique qu’il comporte et, seulement dans ce type de cas, apporte véritablement à la dynamique textuelle. Ainsi n’est-il peut-être plus tout-à-fait gratuit de poser en résumé que la marmelade est bien, sur les plans de l’organisation textuelle, allitération (bien) comprise, l’accompli de fracasser.
- 16 . Édition de H.Roddier, Garnier-Flammarion, p.100
75Comme on vient de le voir, une allitération combine, selon des dosages infiniment divers, des fonctions de signification chargées au contact immédiat de vocables et de groupes de vocables, et des fonctions de structuration de nature à sous-tendre et à dynamiser d’autres niveaux, d’échelle intermédiaire : par exemple dans le cas de Céline supra, une rupture thématique, un contraste au service d’une vision d’ensemble. Le dernier cas abordé ici illustre de manière éclatante cette combinaison dans la « prose poétique ». Il s’agit d’un passage de Rousseau, parmi les dizaines que l’on aurait pu convoquer. On trouvera d’ailleurs un passage d’économie très proche dans la VII° Promenade des Rêveries16.
- 17 . On pourrait certes discuter ces configurations d’un point de vue esthétique, et bien sûr histori (...)
76Je n’analyserai pas ce passage en détail, faute de temps. J’ai simplement noté en marge les principaux vocables concernés par l’allitération en [r], afin de bien montrer combien la tenace fiction sur la « dureté » de [r] est malencontreuse. L'allitération continuée est le support même de l'opposition, on peut dire qu'elle la souligne et qu'elle l'amplifie ; les vocables impliqués, par exemple torrent et ruisseau, de part et d'autre, réitèrent le couple qui est à la charnière des deux paragraphes : grand (-« s etsuperbes objets »), petit (« terrain »).. Une page plus loin, dans l’invocation directe de Julie par Saint-Preux (« Ô Julie […] »), on repérera une variante de cette structure, moins dichotomique mais tout aussi significative17.
77En conclusion de ces étapes, la récurrence des consonnes est un facteur, entre tous, susceptible de coopérer à la dynamique textuelle, à un degré (qui peut être nul) variable selon le régime du texte considéré. Elle est à ce titre d’un ordre comparable à la quantité syllabique (et à la hiérarchisation dont celle-ci relève), aux faits de terminaison de syntagmes, et en général à tout ce que la linguistique restreinte décrit comme strictement distinctif et sans valeur signifiante propre codifiée. Elle ne mérite le nom d’allitération qu’à deux conditions strictement complémentaires : être quantitativement fondée et pouvoir être décrite du point de vue de sa signification.
78La notion de dynamique textuelle, à mes yeux fondamentale, reste au point où nous sommes parvenus incomplète et hybride. Si ce dont il est question, allitération, fait prenant racine dans la micro-texture, mérite vraiment le statut de composante textuelle, alors cela ne peut pas être à la dimension de segments, de « passages », de morceaux choisis.
79On doit supposer que, si art verbal il y a, l’activité allitérative étend peu ou prou sa portée à l’ensemble de l’œuvre. De même, les régimes textuels dont il a été plusieurs fois question, s’ils peuvent être discontinus et variables, doivent néanmoins, en toute cohérence, se configurer à l’échelle du texte entier.
80C’est pourquoi on ne saurait honnêtement contourner le problème de l’allitération étendue, c’est-à-dire l’analyse de l’emploi des phonèmes à cette macro-échelle. Comment, et dans quelle mesure un phonème peut-il être vecteur de signification pour tout un ensemble textuel ?
81Certains cas particuliers sont simples (mais non moins pertinents), ce sont les textes très courts, comme ces formules :
Veni, vidi, vici.
Fertile, forte et fière Franche-Comté.
82L'aphorisme de César ne hiérarchise pas ses composants, qui sont présentés comme une ligne d'équivalence. Grossièrement, l'allitération, en renfort de l'asyndète, signifie ici quelque chose comme « il m'a suffi de venir pour voir et vaincre » (« venir », c'était « voir », c'était « vaincre »).. Le slogan du Conseil Régional de Franche-Comté, quant à lui, met l'allitération [frt] au renfort de la hiérarchie syntaxique (application des trois adjectifs chaînés sur le nom propre dont ils sont le prédicat antéposé). Il est simple de constater que ces micro-textes sont entièrement structurés par leurs allitérations.
- 18 . Sans vouloir trancher un débat que j’ai moi-même soulevé, je traiterai ici le poème isolé, chez (...)
83Plus compliqués les cas de textes longs, par exemple de recueils poétiques18.
84J’ai eu l’occasion de montrer, statistiques à l’appui, que l’œuvre poétique de Saint-John Perse est particulièrement marqué de l’allitération en [s]. D’autres ayant fait la même observation par des moyens plus empiriques, j’ai eu l’occasion de proposer l’apport suivant à leurs interprétations les plus fréquentes : plutôt que de supposer une valeur évocatoire directe de [s], liée à ses propriétés physiques, en faveur du souffle poétique et épique, pourquoi ne pas commencer par noter la contribution de cette consonne au nom que le poète s’est donné ? Ce n’était une boutade que d’un certain point de vue.
85Plus approfondie, l’étude systématique que j’ai menée sur Les Fleurs du mal, dans le cadre précisément d’une recherche axée sur le vocabulaire, mais ouverte par nécessité sur les autres niveaux.
86On transcrit cette fois l’ensemble des poèmes d’un recueil (environ 55000 consonnes), ce qui donne à la fois un « état consonantique » de chaque poème, de chaque vers, et aussi une idée de la fréquence relative des diverses consonnes à l’échelle du recueil ; en voici les proportions (fig.5, p. suiv.) .
- 19 . Formule : OT set l'occurrence théorique (calculée par une simple règle de trois), OO l'occurrenc (...)
87Nous nous servons de ces proportions comme norme pour l’étude du matériau consonantique des vers, unité contextuelle par excellence dans ces poèmes. Ainsi pourrons-nous repérer des saillances quantitatives par la technique de l’écart-réduit, calcul compensé19 de la différence entre occurrence constatée et occurrence prévisible dans l’hypothèse - absurde - de l’équirépartition. Nous avons aussi exigé qu’une consonne ait au moins trois occurrences dans le vers.
88Ainsi avons-nous repéré près de 3000 cas (pour un ensemble de 4500 vers), qui se répartissent comme suit (avec rappel de l’occurrence globale). ; nous avons classé les consonnes par ordre décroissant de fréquence, ce qui permet notamment de repérer les éventuelles distorsions dans l'activité allitérative.
Fig.5. Fréquence des consonnes et allitérations.
- 20 . Je me prive en effet, volontairement, de toute norme exogène de corpus, qui me permettrait par e (...)
89On en observe peu, hormis la faible tendance allitérative de [l] et, peut-être plus surprenant, de [f]. Baudelaire semble n’avoir pas de consonne allitérée d’élection (à moins, ce qui reste beaucoup plus incertain à établir, qu’il n’emploie tout simplement plus qu’une supposée norme exogène20, telle ou telle consonne).
- 21 . Deux vers du recueil répondent à ce critère : le v. 12 du « Vin des chiffonniers » (S’enivre des (...)
90Nous repérons néanmoins des vers particuliers, où s’engrènent plusieurs allitérations, jusqu’à 4 dans un même vers21. Surtout, nous pouvons situer des poèmes où la densité allitérative est remarquable.
- 22 . Nous mesurons cette densité par un autre calcul d’écart-réduit. « Le Balcon » offre un écart pos (...)
91Celle-ci est, toutes consonnes confondues, très forte22, par exemple, dans « Le Balcon », notamment en son premier quintil (Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses [mrs]), mais aussi de façon diffuse, jusqu’au v. 27 (Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes [rtd]).
92On repérera donc aussi les poèmes riches en allitérations de telle ou telle consonne. Pour [l], le plus dense est « La Mort des Amants », dont le premier et le dernier vers sont marqués par elles :
1 Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères
[…]
7 Qui réfléchiront leurs doubles lumières
[…]
14 Les miroirs ternis et les flammes mortes.
93Ici, [l] configure une chaîne dans le réseau textuel, à laquelle on peut attribuer l’essentiel de l’atmosphère équivoque jusqu’au surnaturel ; aux vocables pris dans les vers majeurs ci-dessus, s’attachent aussi fleurs, flambeaux, bleu, long sanglot.
94Je mentionnerai enfin, par transition, le grand poème Baudelairien du [m], « Sonnet d’automne » :
Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal :
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l k
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« Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite ? »
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m
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—Sois charmante et tais-toi! Mon cœur, que tout irrite,
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t
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Excepté la candeur de l'antique animal,
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k
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Ne veut pas te montrer son secret infernal,
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Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,
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m
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Ni sa noire légende avec la flamme écrite.
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Je hais la passion et l'esprit me fait mal!
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Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite,
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m
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Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.
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b
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Je connais les engins de son vieil arsenal :
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Crime, horreur et folie!—O pâle marguerite!
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r
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Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,
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0 ma si blanche, ô ma si froide Marguerite ?
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m
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9525 occurrences du phonème [m], dont 8 du morphème de première personne, en positions de clôture, mais aussi 3 du radical am / aim
96Cette observation nous a suggéré une hypothèse de recherche, par laquelle je vais clore cet exposé. Si la consonne [m] se fait, dans Les Fleurs du mal, vecteur de signification, ses occurrences allitérées peuvent agir sur leurs cotextes proches, notamment sur le niveau lexical. On peut supposer que les vers allitérés en [m] exercent un filtrage du vocabulaire total, qui serait une des composantes, précisément, de sa signification.
- 23 . Afin d'envisager l'activité de champ d'un vocable, on compare les propriétés du cotexte (discont (...)
97Nous avons donc quantifié le vocabulaire des 174 vers ainsi repérés, afin d'en comparer la distribution avec celle du vocabulaire total du recueil. Cette procédure est très proche de celle que nous avons développée pour l'étude de la structure endogène du vocabulaire23.
98Un problème particulier se pose, en raison de la nature des niveaux croisés dans l'analyse ; en effet, un morphème, a fortiori son paradigme flexionnel et affixal, peut par son matériau phonétique détenir des virtualités allitératives, être en quelque sorte « avantagé » par ce matériau. On ne pourra donc comparer que ce qui est comparable.
99Pour mieux faire comprendre le problème, voici la liste des vocables présentant la plus forte sur-représentation dans les vers allitérés en [m] (fig.6), où il est aisé de constater que, jusqu'à recueillir, tous comportent au moins un [m], voire 2. On est donc amené à trier les vocables en fonction de ce critère.
100Les vocables contenant 2 [m] se présentent selon le tableau de la fig. 7.
101Rappelons que pour déclencher l'allitération, ils doivent être accompagnés d'au moins un autre morphème contenant [m] ; il est certes dangereux d'interpréter trop rapidement ces chiffres ; on constate néanmoins que miasme est impliqué à chacune de ses 3 occurrences :
102 « Delphine et Hippolyte » (vv.94-95)
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
Filtrent en s'enflammant […]
Fig.6. Les vocables de l'allitération en [m]
Fig.7. Vocables de l'allitération en [m] comportant 2 [m]
103« Élévation » (v.9)
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides
104« Le Flacon » (vv.15-16)
[…] à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains
105Beaucoup plus significative certes est la distribution des vocables ne comportant qu'un [m] (fig.8).
Fig.8. Vocables de l'allitération en [m] comportant 1 [m]
106Le cas de maîtresse est un peu à part, puisque 4 de ses 5 occurrences vont par paires dans le premier quintil du « Balcon » (la dernière est au v.1 d'« À une madone » : « Madone, ô ma maîtresse »).
107On s'intéressera surtout aux vocables de moyenne et forte occurrence. En voici une liste plus étendue (fig.9) : On constate que les différences sont considérables, sans compter bien sûr que d'autres vocables n'apparaissent pas même à hauteur d'une occurrence dans un vers allitéré (l'un des plus significatifs de ces "absents" me semble être amer, qui compte pourtant 17 occurrences, et se trouve dans des rapports paronomastiques très disponibles avec ame, aimer, amour, mourir …).
108Il ne peut pas être question ici approfondir l'analyse fine de ces nombreux cotextes. Soulignons seulement à quel point cette piste est à la fois fortement structurée, et quasiment infinie. On comprendra
Fig.9. Vocables de haute fréquence comportant un [m].
- 24 . Viprey (1997)
- 25 . Viprey à paraître.
109que nous considérions aussi que, pour exploiter ce type de résultats, la statistique multidimensionnelle24, et la mise en place d'un environnement hypertextuel25 s'imposent.
110Au terme de ce parcours, je voudrais en rappeler le caractère programmatique. J'ai cherché à montrer comment on peut passer de l'allitération académique, ornementale, notion floue et équivoque, à l'allitération textuelle. Comment le point de vue sur la portée d'un travail allitératif est susceptible de s'élargir de la microstructure où il prend appui, aux dimensions coextensives d'un ensemble textuel. Sans jamais pouvoir aller, dans ces limites, assez loin dans le travail d'analyse textuelle, il s'agissait de poser la question du statut des unités micro-linguistiques récurrentes en relation avec le régime textuel, la textualité. L'engrenage textuel est un champ de forces ainsi structurées, et parfois si serrées, que le vide de signification, fût-ce de la plus infime marque, n'y est pas toléré.