1Cet ouvrage d’Akim Oualhaci fait suite à son travail de recherche réalisé dans le cadre d’une thèse soutenue en 2011. L’auteur inscrit sa réflexion dans la lignée des recherches menées par Loïc Wacquant sur les quartiers populaires et les populations dominées – aussi bien dans une dimension socioéconomique que dans une dimension ethno-raciale – ainsi que dans la lignée des travaux fondateurs de Pierre Bourdieu (capital culturel et capital incorporé en particulier). Akim Oualhaci s’intéresse ici à la problématique de la socialisation de jeunes hommes et femmes de milieux populaires, mais plus précisément à « l’univers culturel des jeunesses populaires en France et aux États-Unis par le prisme du corps socialisé en articulant les pratiques sportives aux rapports de classe, de genre et ethno-raciaux » (p. 317).
2Pour mener à bien ce travail sociologique de qualité, Akim Oualhaci a réalisé une enquête ethnographique qui l’a conduit à explorer les univers sportifs et culturels de pratiquants de boxe anglaise et de bodybuilding aux États-Unis, et de boxe thaïlandaise en France. Grâce à cette méthode d’enquête – digne de celle menée par Loïc Wacquant dans les ghettos afro-américains de Chicago (2000) – l’auteur a su « fournir une perspective détaillée, datée et localisée de la socialisation et des rapports de domination par le « bas » et l’« intérieur » (p. 16). Afin d’éviter d’éventuelles problématiques liées à la relation enquêteur/enquêté – surtout quand ces derniers sont dépourvus de capital culturel (Mauger, 1991) –, l’auteur a privilégié les observations, puis les entretiens en situation de pratique. Enfin, l’intérêt méthodologique de cette enquête réside aussi dans la volonté de l’auteur de ne pas vouloir comparer des pratiques sportives identiques sur le plan technique mais de faire un choix purement sociologique en analysant des pratiques qui occupent une position semblable au sein des espaces sociaux et sportifs propres aux États-Unis et à la France. Cette étude in situ de trois salles de sport, toutes implantées dans des quartiers populaires urbains de région parisienne ou dans la banlieue de New York, s’est donc avérée pertinente pour analyser les relations entre rapports de domination et autonomie des classes populaires.
3La première partie est centrée sur l’inscription de ces pratiques sportives dans l’univers social et culturel des enquêtés et dans l’espace social. Dans un premier temps, l’auteur y dépeint la situation politique dans ces espaces, ainsi que la présence de l’État social : de nombreuses institutions publiques sont présentes à Blainville alors que, à New York, les mesures politiques y sont quasiment absentes. Après avoir présenté le contexte socio-politique de ces quartiers populaires, Akim Oualhaci démontre ensuite comment le « corps masculin », et surtout le « corps viril », est un enjeu de construction sociale important pour ces jeunes sportifs des milieux populaires. En effet, ce travail sur le corps effectué par les protagonistes contribue à valider leur « virilité populaire » auprès du groupe de pairs, tout en leur permettant de se construire, le plus souvent dans cet entre-soi, une identité positive, valorisée et « respectable ». Enfin l’auteur souligne que, malgré une euphémisation et une féminisation de la pratique (surtout en boxe thaï), les jeunes filles sont peu présentes dans ces salles de sport qui apparaissent comme de véritables lieux de reproduction des différences sexuées.
4Dans la seconde partie du livre, Akim Oualhaci nous montre que la maîtrise de sa pratique sportive – que ce soit la boxe ou le culturisme dans le cadre de son étude – peut être un rempart face aux problématiques rencontrées dans les quartiers populaires (domination culturelle et ethno-raciale particulièrement). Au prix de nombreux sacrifices, tels que la rigueur et la dureté des entraînements mais aussi les rapports de domination internes à ces espaces sportifs, les enquêtés finissent par se doter de compétences sportives et de capital culturel incorporé les amenant notamment vers une certaine autonomie au profit d’une forme de domination habituelle. De fait, les pratiquants observés, pris dans des processus de transformation d’eux-mêmes (à la fois corporelle et morale), acquièrent un ensemble de ressources culturelles, de compétences spécifiques et pratiques reconnues dans cet entre-soi local qui leur permettent de faire face à certaines situations de domination ethno-raciale ou de classe. C’est d’ailleurs ici que réside la partie la plus intéressante de l’ouvrage et que l’auteur met très bien en exergue en soulignant que ces ressources, ces savoirs, ces capitaux culturels, ces identités locales valorisées sont bénéfiques dans un entre-soi local, propres à ces espaces sportifs, mais plus difficilement transposables dans d’autres univers socioculturels.
- 1 Cette ambiguïté réside dans le fait que les boxeurs observés ont développé, par leur travail de fon (...)
5La troisième et dernière partie « traite de la manière dont l’institution, par le biais des entraîneurs, se saisit du sport et le codifie pour inculquer la culture des normes sportives et morales afin de rendre les jeunes hommes du quartier plus conformes aux normes dominantes » (p. 197). Il est en réalité question ici du processus d’acculturation dans lequel seraient pris ces jeunes pratiquants de milieux populaires. Précisément, l’auteur démontre que, par les connaissances transmises par les entraîneurs (techniques, comme éthiques), les enquêtés se construisent une identité hybride, propre à eux, qui puise dans les normes et les valeurs appartenant aussi bien aux classes populaires que faisant référence à la culture légitime. Au cours de cette partie, l’auteur montre aussi que la relation des enquêtés – appartenant aux pôles des classes populaires (Mauger, 2006) – au pôle déviant s’avère capitale dans leur socialisation, bien que celle-ci soit aussi ambiguë1. Comme le démontrait également Loïc Wacquant dans ses travaux sur la boxe (2000), le contrôle de la violence et la rupture avec le monde de la rue sont deux facteurs participant pleinement à la socialisation de ces jeunes sportifs qu’Akim Oualhaci a suivis dans son enquête.
6En définitive, bien que la comparaison internationale choisie par Akim Oualhaci puisse parfois trouver quelques limites (au regard des contextes sociaux, raciaux, historiques et politiques en France et aux États-Unis), cette enquête menée sur un double terrain s’avère pertinente pour comprendre les processus de recomposition et de socialisation des classes populaires urbaines. L’auteur, par la qualité de son implication sur le terrain, réussit tout d’abord à dépeindre une jeunesse des milieux populaires qui est souvent plus stigmatisée que comprise (notamment à travers le traitement médiatique des jeunes des milieux populaires), la rendant donc plus perceptible. Un autre point fort de son travail réside également dans sa capacité à montrer les logiques de domination et les rapports sociaux de sexe qui subsistent dans ces milieux sportifs « traditionnellement masculins ». Enfin, l’auteur apporte des pistes de réflexion intéressantes (espérons qu’elles seront développées dans de futurs travaux) sur les manières dont les jeunes peuvent ou non réutiliser dans d’autres sphères sociales les capacités et capabilités qu’ils ont intériorisées, incorporées dans leur univers socioculturel de référence. Cet ouvrage s’avère donc essentiel et renforce, de fait, les travaux déjà existants en sociologie du sport, en sociologie de la jeunesse et en sociologie des classes populaires.