Formation et recherche dans le travail social : de nouveaux espaces de collaboration ?
Texte intégral
1En décembre 2012, le service de la recherche de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) organisait, en partenariat avec la Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence du Nord, des journées de valorisation de la recherche autour du thème : « Formation et recherche dans le travail social : de nouveaux espaces de collaboration ? » Si la question des rapports de la formation et de la recherche est ancienne, aujourd’hui l’hypothèse collaborative est manifestement des plus clivantes. Si bien que dans le prolongement de cette première initiative, c’est cette hypothèse qu’il a fallu continuer de caractériser et de discuter durant de longs mois jusqu’à la publication de ce numéro de SEJED ; d’abord bien évidemment avec les contributeurs mais aussi avec d’autres auteurs ou chercheurs intéressés par le sujet.
2Avant tout comment nommer au mieux cette orientation de travail : « recherche collaborative », « recherche conjointe », « recherche coopérative », « recherche interactive », « recherche par immersion » ou encore simplement « recherche intégrée » ? Puis comment l’interpréter ? Ne s’agit-il que de ce que certains qualifient de construction d’un espace de confiance entre chercheurs, acteurs de terrain et usagers pour permettre une dynamique réflexive favorisant un processus de coconstruction des savoirs ? Ou faut-il y voir plutôt une pratique résultant de la reconfiguration des systèmes d’acteurs du champ de la formation et de la progression d’un « désir de recherche tout azimut » ? Au demeurant, cette voie permet-elle la production de connaissances vraiment différentes qui se démarqueraient de celles issues du champ académique ? Et quelle serait alors cette plus-value ?
- 1 Association internationale des sociologues de langue française. On peut citer le dossier de la revu (...)
3Dans le champ du travail social mais aussi dans certains cercles plus académiques, comme par exemple l’AISLF1, la réflexion sur les possibilités, notamment pour la sociologie, de concilier autonomie analytique et utilité, par exemple pour l’intervention sociale, est posée de façon récurrente et parfois depuis longtemps. Si peu de réponses satisfaisantes ont encore été apportées à ces problèmes, des changements importants semblent néanmoins affecter la sociologie de l’intervention et celle des politiques sociales.
4Certains écrits dénoncent régulièrement l’assujettissement de la recherche dans le travail social au champ académique et à des disciplines telles que la sociologie, jusqu’à soutenir que le travail social serait lui-même une discipline légitime à l’égal des autres. Ce qui reste très discutable. On doit cependant constater que des connexions pratiques et cognitives importantes se développent, malgré tout, entre production de savoirs et positions d’acteurs, qu’ils soient de terrain, de la formation, universitaires, chercheurs ou autres. Mais, on peut aussi légitimement s’interroger sur le sens du plaidoyer pour des modalités de recherche présentées comme nouvelles. Ne relève-t-il pas, pour partie, d’une lutte des écoles professionnelles pour gagner en autonomie et s’affranchir d’un contrôle des universités sur la production des savoirs légitimes, afin de continuer à maîtriser les processus de professionnalisation ? Reste enfin à évaluer si cette stratégie produit des connaissances scientifiquement établies et suffisamment différentes de celles apportées par des disciplines telles que la sociologie, la psychologie ou encore les sciences de l’éducation.
5De son côté, dans son dernier appel à communication, le Comité de recherche 34 de l’AISLF souhaite documenter les modalités selon lesquelles le champ se recompose aux frontières des pratiques scientifiques, politiques, professionnelles et citoyennes. Il s’agit dans l’un des axes de cette invitation d’analyser « comment la sociologie prend en compte les « nouvelles » prétentions des travailleurs sociaux dans la production des savoirs qu’ils mobilisent et avec quelles conséquences ? ». Mais en en attend encore les résultats de cette opération et leur interprétation.
- 2 Ces questions ont une résonnance particulière à l’École nationale de protection judiciaire de la je (...)
6Si donc on considère le triptyque universités-laboratoires académiques/écoles professionnelles/terrains de pratiques, et si on choisit l’option collaborative, comment est-il possible de conjuguer, dans une perspective de coopération pour produire de nouveaux savoirs, l’autonomie scientifique réclamée par les uns avec les compétences et intérêts des autres ? Plusieurs des contributions à ce numéro apportent des voies de réponses à cette première question, tout en en faisant surgir d’autres. Ainsi : lesquels de tous les acteurs concernés (et ils peuvent être nombreux, des politiques aux opérateurs, du back office au front office sans oublier les usagers !) peuvent être efficacement associés à toutes ou certaines phases de la recherche ? Et pour quels résultats escomptés ? Comment trancher ? Qui doit trancher ? Ou encore, comment l’activité de recherche partagée peut-elle s’extraire de contraintes politiques inhérentes à l’objet, quand celui-ci est parfois trop administrativement déterminé ?2
- 3 Max Weber, Le savant et le politique, La Découverte poche, 2003, [1959]
- 4 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001.Pierre Bourdieu, Les us (...)
- 5 Bruno Latour, « le chercheur est un négociateur rusé » in Economie et Humanisme, 1981.
- 6 Les apports épistémologiques de Max Weber, Pierre Bourdieu, Bruno Latour et autres ont été plus lon (...)
7Si, en effet, de façon générale la neutralité axiologique chère à Max Weber3 est loin d’être une norme facile à pratiquer dans les recherches les plus empiriques, pour les chercheurs confrontés à des champs de pratiques anciens et bien organisés au plan réflexif, leur nécessaire indépendance problématique n’est jamais acquise et, de plus, ne suffit manifestement pas à régler la question de leurs rapports avec les acteurs d’un champ donné, s’agissant aussi bien de la construction du problème, du déroulement de l’opération que de l’exploitation des résultats. Il n’est donc pas étonnant que, dans certains cas, il soit justifié d’aller plus loin, de chercher à innover, par exemple, en testant une forme ou autre de collaboration. Mais, rappelons-nous aussi que pour Pierre Bourdieu4, l’établissement d’une vérité scientifique reste soumis à la logique de rapports de force scientifiques qui s’accomplissent notamment à travers des positions et des stratégies de domination. Le champ scientifique est structuré, écrit encore Bourdieu, par une ambiguïté dans la mesure où il impose à la fois le désintéressement (au service des acteurs ou encore des décideurs) et la compétition égoïste (peur des chercheurs d’être devancés par leurs collègues-concurrents, a fortiori profanes). À ce sujet, Bruno Latour5 parle, lui, du chercheur comme d’un « négociateur rusé »6 !
- 7 Delphine Naudier, Maud Simonet (2011) Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et eng (...)
- 8 Op cit. p 6.
- 9 Op.cit. p 13.
8D’autres travaux nourrissent encore cette réflexion. Ainsi dans l’ouvrage de Delphine Naudier et Maud Simonet7, des contributeurs montrent, à partir de leurs terrains, « comment [c’est] en acceptant de penser ces engagements et non en les laissant dans l’ombre du savant, justement, que l’on peut faire œuvre de science8 » et concluent que « le pari consiste ici à faire porter la réflexivité sur les pratiques de recherche et les engagements des chercheur-e-s afin d’éviter un double écueil : celui de l’épanchement narcissique et celui de la dissimulation des engagements au nom de la norme de la neutralité 9».
- 10 Jean Copans, 1998, l’enquête ethnologique de terrain, Nathan, coll. 128, p 36-37.
9Dans la démarche ethnographique enfin, la recherche semble d’emblée collaborative, mais il reste un paradoxe, comme le souligne Jean Copans : « L’ethnologue veut qu’on l’oublie et en même temps il a sa recherche à conduire, sa curiosité à satisfaire […] L’observation, qu’elle soit participative ou passive est, de par la présence même de l’observateur, un enjeu social, un prétexte à interpellation. » 10 D’où une justification presque éthique que l’observation soit principalement participante parce qu’elle ferait ainsi toute sa place à la vie sociale, culturelle ou rituelle, telle qu’elle apparaît. À la condition toutefois que l’observateur se fasse accepter et établisse des relations normales avec les « autres participants » qui généralement n’ont aucune idée de ce qu’est et de ce que fait un chercheur. Comment dès lors se dégager de l’impression d’artificialité dans cette démarche volontariste, malgré ses avantages pour qui veut tout simplement observer, écouter et comprendre ?
10Ces différents traits et les controverses qu’ils suscitent pèsent sans aucun doute sur les conditions de possibilité et d’utilité de toute collaboration. Les journées de valorisation de la recherche ne pouvaient donc ignorer ni ces tendances et contre-tendances ni ces débats. D’où le choix d’aborder ensemble l’hypothèse collaborative, ses conditions et ses limites, afin d’en faire un numéro de la revue Sociétés et jeunesses en difficulté qui permettrait d’approfondir les enjeux épistémologiques et méthodologiques de telles pratiques et aussi le cas échéant de les valoriser. Ce numéro ne présente pas un état exhaustif du sujet mais tente de décrire l’hétérogénéité des modalités de cette collaboration, rapportées par ceux qui cherchent à la mettre en œuvre, et d’ouvrir le débat.
- 11 La voix des universités est ici absente alors qu’elles dispensent diverses formations relatives à l (...)
11Le dossier comprend finalement trois articles de responsables de la recherche dans des instituts de formation en travail social (Stéphane Rullac, Philippe Lyet et Catherine Lenzi), une autre auteure travaille dans le secteur de la santé mentale et est membre d’un laboratoire de l’université de Louvain-la-Neuve en Belgique (Naoul Boumédian). Enfin, deux articles de chercheurs de l’ENPJJ (Jean-Pierre Jurmand et Delphine Bruggeman, maître de conférences détachée à l’ENPJJ) complètent le panel11. À ces présentations s’ajoutent le propos de clôture de Michel Chauvière, directeur de recherche émérite au CNRS, directeur du CRIV entre 1988 et 1994. Certaines des présentations de ces travaux seront suivies de notes critiques, à seule fin de prolonger le débat.
- 12 Benoît Bastard et Christian Mouhanna, 2010, l’avenir du juge des enfants Eduquer ou punir ? Eres, c (...)
12Ce numéro s’ouvre par une analyse historique des modalités de la collaboration entre professionnels de terrain, acteurs de la justice des mineurs et chercheurs. En effet, la création d’une juridiction spécialisée pour mineurs se traduit par une manière différente, éducative et sociale de rendre la justice12. Dans son article, Jean-Pierre Jurmand nous rappelle combien ces facteurs, associés au renouvellement des méthodes éducatives, ont rendu la justice des mineurs réceptive aux apports des sciences humaines et sociales. L’article vient illustrer les modalités selon lesquelles les relations entre savoirs, disciplines, méthodes d’intervention et orientations de l’administration représentent un produit historique et social particulièrement riche. Plus spécifiquement, l’article nous montre comment la méthodologie de l’observation en milieu ouvert, à la fin des années 1950, présente l’avantage, par rapport à l’internat, de multiplier le nombre de situations susceptibles de voir se manifester les raisons profondes de l’activité antisociale du jeune délinquant. Cette nécessité d’une observation en milieu ouvert préfigure, écrit encore l’auteur, l’élaboration d’une méthode collaborative entre études, formation et institution. D’un point de vue épistémologique, il interroge donc le possible passage, avec l’observation en milieu ouvert, d’une observation en « laboratoire éducatif » (le centre d’observation censé reproduire, dans un monde clos, les conditions de vie normale) à une observation « en plein air » nécessitant une immersion dans le milieu naturel.
13L’article de Stéphane Rullac inscrit le débat relatif à la recherche en travail social dans le monde des centres de formation français. Il s’intéresse au processus d’académisation des écoles en formation au travail social en France. Ce que Stéphane Rullac nomme processus d’académisation c’est « l’intégration progressive d’une activité de recherche à l’appareil de formation professionnelle du travail social ». Ce processus est indissociable, selon lui, d’enjeux politiques, institutionnels et professionnels. Il est notamment pris dans un paradoxe. L’Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS) s’oppose en effet à une « universitarisation » des formations en travail social tout en souhaitant développer, conformément aux normes européennes et spécialement au modèle LMD, la recherche jusqu’à aboutir à un doctorat en travail social. Stéphane Rullac questionne les effets possibles de ce processus en cours de négociation sur l’identité des praticiens chercheurs.
14Si la recherche en travail social pourrait avantageusement être problématisée dans un ensemble plus large que celui des centres de formation, lorsqu’elle est réalisée au sein de ces institutions, on peut se demander quel est le sens de cette recherche et quelles sont ses spécificités ? L’opposition entre « recherche sur le travail social » et « recherche en travail social », que Stéphane Rullac décrit, n’est-elle pas aussi engluée dans des interactions complexes entre institutions, intérêts et idées, qui mériteraient d’être davantage analysées, notamment d’un point de vue historique ? Enfin, considérer, en mobilisant le paradigme scientifique développé par Thomas Khun, que la recherche en travail social incarnerait une tentative de révolution scientifique, certes inaboutie et à l’issue incertaine, est de nature à susciter un débat de fond entre tous les acteurs du champ social.
- 13 Ils sont constitués d’experts scientifiques, de citoyens, de chercheurs d’autres disciplines et mêm (...)
15Partant d’un constat que les connaissances scientifiques sont rarement appropriées par les acteurs sociaux, Philippe Lyet interroge le monopole des acteurs scientifiques sur l’analyse des situations du travail social et réfute la distinction entre spécialistes et profanes. Il souhaite montrer qu’il est possible de construire des dispositifs, à la manière des forums hybrides13, qui permettent de produire une socialisation réciproque des intervenants et des scientifiques et où chacun peut mettre en discussion sa compréhension des phénomènes étudiés. Cela, afin d’élargir les controverses et de favoriser une hybridation de ce qu’il nomme « connaissances d’intervenants » et « connaissances scientifiques ». Cette orientation est illustrée par deux recherches qualifiées de « conjointes » où des collaborations entre chercheurs et acteurs sociaux débouchent sur la production de connaissances composites. Ces dernières représentent, selon l’auteur, « une hybridation d’arguments entre des connaissances d’intervenants qui viennent s’ajouter à des connaissances scientifiques, qui les interrogent et se laissent interroger par elles ».
- 14 Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, prennent entre autres l’exemple de la myopathie où (...)
- 15 On lira, par exemple, avec intérêt l’article de Tristana Pimor qui, dans le cadre d’une démarche et (...)
16Comme dans l’exemple de la myopathie, analysé par Michel Callon, Yannick Barthe et Pierre Lascoumes (voir note 14), l’intérêt de tels dispositifs permet en effet d’élargir les controverses, de faire exister le problème, voire de sensibiliser les pouvoirs publics et les institutions14. Ce qui rejoint dans les exemples de Philippe Lyet l’importance de la prise en compte de la pauvreté en milieu rural et des effets d’étiquetage lorsqu’on a recours à des travailleurs sociaux, trop sous-estimés par les chercheurs dans leur cadre d’analyse sociologique. Cette collaboration inédite d’acteurs permet ainsi de nouvelles expérimentations et une diffusion élargie du savoir. Pour autant, cette recherche conjointe à dominante compréhensive n’est pas vraiment une nouveauté. Comme en témoigne différents travaux ethnographiques mais aussi sociologiques, le souci d’analyser ce que la science fait au terrain et réciproquement peut aussi être partie intégrante de certaines démarches scientifiques15.
17L’article de Naoual Boumédian présente une recherche dont l’objet est l’évaluation du bien-être à l’école dans le but de construire, à partir du matériel recueilli, un guide des bonnes pratiques. Des professionnels de l’aide en milieu ouvert à la jeunesse en Belgique passent commande à un centre d’études et de recherches en ingénierie et action sociale. Ils indiquent clairement leur volonté de ne pas être pilotés par les chercheurs mais accompagnés. Implicitement, les professionnels souhaitent que la recherche-action menée ait des effets sur les représentations nourries par les acteurs du monde scolaire à leurs égards et ils espèrent une transformation des relations. L’espace collaboratif devient rapidement un espace délibératif où la place des uns et des autres est négociée. Dès lors, les chercheurs vont se préoccuper des effets des résultats de la recherche sur le monde social et les professionnels acceptent de se questionner « de manière scientifique dans un cadre méthodologique charpenté ». Les échanges très riches entre chercheurs et professionnels contribuent à déconstruire l’objet recherche pour le redéfinir ensemble, à élaborer un échantillon représentatif en délibérant sur les critères pertinents. Mener les entretiens contribue à permettre aux professionnels de se distancier de leur réalité professionnelle pour davantage objectiver les pratiques. Mais Naoual Boumédian revendique la rupture épistémologique où le cadre théorique, amené par le chercheur, permet de mettre en perspective les données recueillies et assurer la montée en généralité. Faire de la recherche dans le cadre « d’espaces collaboratifs » nécessite alors la mise en place d’un cadre épistémologique et méthodologique « pour déjouer le risque de verser dans une « idéologie » de la co-production des savoirs entre chercheurs et professionnels ». Finalement, entrer dans une dynamique réflexive de coproduction des savoirs nécessite aussi de considérer que chercheurs et professionnels sont mus par des finalités différentes, irréductibles entre elles.
- 16 Cécile Guillaume, Sophie Pochic, 2011, « Peut-on enquêter sur l’égalité professionnelle sans interv (...)
18On peut mettre cette réflexion en perspective avec un travail de Cécile Guillaume et Sophie Pochic16. Ces deux chercheures, répondant à une commande sur l’existence d’inégalités sexuées de carrières dans une grande entreprise française, décrivent l’intérêt de répondre à une commande financée par une entreprise dans la mesure où cette commande offre la possibilité d’avoir accès à des terrains et des bases de données parfois inaccessibles. Néanmoins, sur cet objet précis, les chercheures montrent aussi l’importance de résister à la commande en reformulant par écrit une problématique autour de l’analyse sociologique des facteurs de reproduction des inégalités de sexe dans la population des cadres. Ce déplacement de la commande s’est accompagné d’une proposition méthodologique et les auteures écrivent : « c’est en effet par la défense d’un dispositif d’enquête non négociable que nous avons pu tenir la bonne distance et contribuer en retour à sensibiliser nos commanditaires aux contraintes de production du savoir scientifique ». Elles indiquent donc que c’est bien leur position d’académiques stables qui leur a permis d’échapper à la confusion entre recherche contextualisée et recherche contractuelle. C’est sans doute dans le même esprit que Naoual Boumédian écrit dans la conclusion de son article : « l’étude de cas que nous avons présentée plaide pour une approche de la recherche inextricablement liée aux conditions de la production des savoirs, tenant compte d’une position située (intéressée ?) des acteurs au cœur de cette production ».
19Dans son article, Delphine Bruggeman s’intéresse à l’analyse des rapports entretenus par un chercheur et une équipe socioéducative dont le travail éducatif mené dans un centre d’hébergement accueillant des familles migrantes roms a constitué l’objet central de la recherche. Si la démarche ne s’affirme pas d’emblée collaborative, l’auteure précise comment l’enquête ethnographique a produit des démarches collaboratives et des formes d’implication imprévues tant du point de vue du chercheur que des professionnels. Elle analyse également les effets du décalage entre le temps de la recherche et celui de l’intervention sociale. Comme dans les exemples analysés par Naoual Boumédian (cf. la nécessité d’un cadre méthodologique charpenté) ou encore Cécile Guillaume et Sophie Pochic (cf. la défense d’un dispositif d’enquête non négociable), Delphine Bruggeman revendique « un temps de recherche ethnographique nécessairement long afin de mettre à jour la complexité sociale de son terrain et avant de proposer des pistes d’action pour répondre aux besoins des professionnels ». « Privilégier l’enquête ethnographique à tout prix » a ainsi représenté la ligne de conduite de l’auteure, ce qui implique : valoriser « le temps long » en opposition à la réactivité sociale, construire avec les personnes accueillies et les professionnels un « être ensemble » dans une posture compréhensive qui se démarque de l’évaluation du travail social, développer une analyse réflexive des effets de la présence d’une chercheure sur le terrain, analyser le caractère asymétrique des relations « usagers /professionnels et des relations chercheure/ professionnels. La chercheure cherche ainsi à concilier les attentes des commanditaires avec l’indépendance et la scientificité de sa démarche.
- 17 Cette recherche n’est pas sans rappeler le dispositif expérimental de formation des intervenants éd (...)
20L’article de Catherine Lenzi présente une recherche financée par la Mission recherche droit et justice. L’auteure questionne ce que veut dire faire de la recherche dans un cadre destiné à la formation professionnelle. Sur la base d’une enquête en centres éducatifs fermés (CEF) menée par un collectif de recherche composé de chercheurs disciplinaires et de formateurs professionnels, elle analyse les agencements professionnels et organisationnels d’intervenants en CEF visant le développement des pratiques éducatives dans un cadre contraint. Il s’agit donc en l’espèce de « produire des connaissances sur un objet mal connu, de développer et de consolider un corpus réflexif au sein d’un institut de formation en travail social, capable de nourrir une pédagogie de l’intervention en milieu contraint par une réflexion générale sur l’évolution des modes de qualification et de la formation des intervenants ». La démarche se réclame de l’ethnographie et de la théorisation ancrée. Le collectif de recherche mène une enquête par immersion pour approcher les différentes catégories d’acteurs et réalise des focus group animés par des binômes de formateurs et de chercheurs17.
21La recherche dans les écoles de travail social ne va pas de soi, écrit Catherine Lenzi. Certes, mais que dégager de cette expérience réussie concernant les rapports entre recherche et formation ? Classiquement, dans ces lieux, on attend que la recherche vienne nourrir les contenus de formation afin que savoirs d’expérience et savoirs scientifiques se fécondent pour consolider la professionnalisation. Mais toutes les recherches menées in situ doivent-elles explicitement ou implicitement être assignées à cette fonction, c’est à dire déboucher nécessairement sur de nouvelles stratégies de formation ? Qu’est-ce qui doit rester premier en l’espèce : le souci de renouveler les connaissances, même par voie de la coproduction, et de les partager, ou au contraire le souci de développer la recherche finalisée pour répondre aux exigences de l’appareil de formation ?
- 18 Sans être exhaustifs, on peut citer Nicolas Sallée, « Si loin, si proche de la prison : les centres (...)
- 19 Carole Thomas, « Une catégorie politique à l’épreuve du juridique : la « fermeture juridique » dans (...)
- 20 Laurence Bellon, vice-présidente du tribunal pour enfant de Lille écrit « La loi du 9 septembre 200 (...)
- 21 On peut, sans être exhaustif, citer :
22Ce qui ramène d’abord à la récurrente question des rapports entre l’exigence scientifique et la nécessité de la relation au terrain, spécialement lorsque le sociologue est plus ou moins « engagé dans et par l’objet ». Mais il faut certainement y ajouter une variable contextuelle, pour ne pas dire historique. Ainsi des travaux scientifiques récents ont certes permis de produire des connaissances tant sur les pratiques professionnelles que sur les modes de traitement des jeunes délinquants dans le cadre des centres éducatifs fermés (CEF)18. Mais, pour interpréter ces résultats, comment passer sous silence le contexte de la création des dites structures, teinté par la rhétorique de l’insécurité et par de nombreuses controverses ? Carole Thomas rappelle à ce sujet que la question de l’enfermement des mineurs a progressivement trouvé sa place jusqu’à être légitimé dans le débat public19. Ce que confirme de son côté une magistrate, Laurence Bellon20. Objets d’attention, parce qu’ils sont censés témoigner de la performance de l’action gouvernementale en matière de sécurité mais également parce qu’ils représentent un coût financier dans un contexte de maîtrise des dépenses publiques, les CEF, en tant que dispositifs présentés comme innovants, sont donc aussi marqués du sceau de l’évaluation21. Aucune recherche, fut-elle collaborative ou coconstruite, ne peut faire l’impasse sur l’analyse de ces déterminations. Or, il semblerait que, dans l’article de Catherine Lenzi, la question reste quelque peu en suspens. Comment l’expliquer ? N’est-ce pas l’effet malheureux des contraintes institutionnelles plus ou moins formelles dans lequel le travail de tout chercheur plus ou moins « engagé dans et par l’objet » se trouve fréquemment piégé ? Comment alors s’en déprendre ?
- 22 Delphine Naudier, Maud Simonet, op. cit. p. 15
23Pour conclure cette introduction au dossier, nous pouvons encore renvoyer à l’ouvrage de Delphine Naudier et Maud Simonet quand les auteurs écrivent : « Loin de mettre au jour une séparation hermétique entre l’engagement scientifique dans leur métier de sociologue et les autres facettes de leurs vécus, ces différentes contributions montrent, au contraire, l’intérêt d’identifier les différents faits et circonstances qui modulent les choix d’objet, questionnent les démarches, les dispositifs méthodologiques, une posture théorique, mais aussi les possibilités d’exercer (ou pas) de manière autonome cette activité professionnelle. »22
Notes
1 Association internationale des sociologues de langue française. On peut citer le dossier de la revue SociologieS intitulé « Les partenariats de recherche », dossier préparé par Anne Gillet et Diane-Gabrielle Tremblay
https://sociologies.revues.org/3608
2 Ces questions ont une résonnance particulière à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse de Roubaix qui relève du ministère de la Justice. Et ce d’autant plus qu’elle est issue du Centre de formation et d’étude de l’Éducation surveillée autrefois localisé à Vaucresson, dont les travaux de recherche, notamment au sein du Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson (CRIV), ont été importants et les échanges avec l’activité de formation longtemps nombreux et fructueux.
3 Max Weber, Le savant et le politique, La Découverte poche, 2003, [1959]
4 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001.Pierre Bourdieu, Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique. INRA éditions, 1997.
5 Bruno Latour, « le chercheur est un négociateur rusé » in Economie et Humanisme, 1981.
6 Les apports épistémologiques de Max Weber, Pierre Bourdieu, Bruno Latour et autres ont été plus longuement exposés dans le rapport sur « L’influence de la science sur les processus d’apprentissage politique » d’Hélène Chéronnet, réalisé en 2007 dans le cadre de la revue de littérature (partie 9) du Programme européen Knowledge and Policy in education and health sectrors.
http://knowandpol.eu/IMG/pdf/lr.tr.cheronnet.fr.pdf
7 Delphine Naudier, Maud Simonet (2011) Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagement, La Découverte. Ce travail est issu d’un séminaire qui s’est déroulé de 2004 à 2009, dans le cadre du cycle d’enseignement « Pratiques de la sociologie » à l’institut de recherche sur les sociétés contemporaines (IRESCO).
8 Op cit. p 6.
9 Op.cit. p 13.
10 Jean Copans, 1998, l’enquête ethnologique de terrain, Nathan, coll. 128, p 36-37.
11 La voix des universités est ici absente alors qu’elles dispensent diverses formations relatives à l’intervention sociale et ont vocation à former à la recherche. Il en est de même pour toute la recherche académique qui s’est intéressée à ce secteur depuis nombre d’années par le prisme d’objets divers tels que la ville et ses espaces de relégation, le contrôle social des familles, ou les différentes professions et associations à l’œuvre, etc. De même la voix de l’ACOFIS (association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociale cf. Manuel Boucher « Promouvoir la recherche dans et sur le champ social » in Marcel Jaeger, Conférence de consensus. Le travail social et la recherche, Dunod, 2014, p 65-84.
12 Benoît Bastard et Christian Mouhanna, 2010, l’avenir du juge des enfants Eduquer ou punir ? Eres, coll. Trajets.
13 Ils sont constitués d’experts scientifiques, de citoyens, de chercheurs d’autres disciplines et même « d’actants non humains » comme les gènes dans le cas de la myopathie, les forums hybrides permettent l’existence d’une nouvelle scène politique dans la mesure où ils remettent en cause la double délégation : la séparation entre la science et la politique, entre les savoirs des spécialistes et les savoirs profanes ; la séparation entre les élus et leurs mandataires. Les citoyens peuvent légitimement participer à la formulation des problèmes, à l’organisation du collectif et à la gestion de son fonctionnement et enfin à la recherche d’alliances pour donner une chance aux « trouvailles scientifiques » d’être soutenues et de subsister.
14 Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, prennent entre autres l’exemple de la myopathie où les parents d’enfants myopathes ont accepté « de montrer les monstres », de passer des singularités aux régularités pour classifier et répertorier les cas par de vastes enquêtes effectuées par les familles elles-mêmes. Par la création d’une association (AFM), elles ont ainsi contribué à la formulation d’un problème qui n’existait pas et y ont sensibilisé les pouvoirs publics et les institutions médicales. De cette façon, les familles concernées sont entrées dans l’arène scientifique en profitant des controverses (critique d’articles parus dans une revue scientifique, par exemple, qui contredit des résultats énoncés par les chercheurs qui travaillent avec les familles). Ces familles collaborent avec les chercheurs pour constituer des banques d’ADN, puis des banques de cellules et elles sont associées à la mise en place de structures qui permettent d’organiser des expérimentations collectives puis des essais thérapeutiques. Enfin, le retour se fait dans le « grand monde » avec l’organisation du généthon et du téléthon auxquels participent parents, enfants handicapés, scientifiques, personnalités de la société civile. Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Le Seuil. Coll. La couleur des idées.
15 On lira, par exemple, avec intérêt l’article de Tristana Pimor qui, dans le cadre d’une démarche ethnographique, développe une collaboration originale avec les enquêtés. Elle s’intéresse aux trajectoires de jeunes SDF et questionne la pertinence des définitions et des attributions données par l’extérieur à cette population. Ni le sens commun, ni les catégories des politiques publiques, ni les analyses scientifiques ne correspondent à une réalité rencontrée sur le terrain. Elle négocie donc, avec les jeunes, un protocole où ces derniers lisent et discutent ses observations afin qu’ils arrivent ensemble à une typologie satisfaisante. Tristana Pimor, 2013, « Auto et exodéfinitions des « zonards », Ethnologie française, 2013/3, p 515- 524. On peut également citer Michel Chauvière et Bruno Duriez, 2011, « Chercheurs et militants peuvent-ils être des partenaires ? L’exemple français du Groupement pour la recherche sur les mouvements familiaux. In SociologieS, « Les partenariats de recherche », op.cit. https://sociologies.revues.org/3609
16 Cécile Guillaume, Sophie Pochic, 2011, « Peut-on enquêter sur l’égalité professionnelle sans intervenir ? Retour sur une recherche en entreprise », in Delphine Naudier, Maud Simonet, Des sociologues sans qualités ?, op.cit., p117-133.
17 Cette recherche n’est pas sans rappeler le dispositif expérimental de formation des intervenants éducatifs en centres éducatifs renforcés (CER) à l’initiative de la branche professionnelle UNIFED du secteur sanitaire, médicosocial et social. Ce dispositif, mis en œuvre dès 2003, a eu pour objectif d’utiliser le lieu d’exercice professionnel comme lieu principal d’apprentissage et d’intégrer l’action de formation dans la situation d’emploi. Les CER, qui sont à cette époque des structures relativement récentes, sont considérées comme des organisations apprenantes et « l’immersion » des formateurs est envisagée comme l’un des facteurs clés de la réussite de l’expérience dans la mesure où il permet la construction de la confiance entre formateurs et intervenants. Voir à ce propos La professionnalisation des intervenants en centres éducatifs renforcés, Les cahiers de l’UNIFAF, 2008.
http://www.unifaf.fr/attached_file/componentId/kmelia149/attachmentId/ae4a889b-7160-47b2-acd8-0723ab93b695/lang/fr/name/CER.pdf
L’expérience est également analysée dans un article de Jean-Christophe Panas intitulé « Professionnaliser les équipes éducatives par immersion », Empan, n°59, 2005, p167-181.
18 Sans être exhaustifs, on peut citer Nicolas Sallée, « Si loin, si proche de la prison : les centres éducatifs fermés pour jeunes délinquants » in Revue Française de Pédagogie, n°189, octobre, novembre, décembre 2014.https://rfp.revues.org/4615
Gourmelon (Nathalie), Bailleau (Francis), Milburn (Philip), « Les établissements privatifs de liberté pour mineurs : entre logiques institutionnelles et pratiques professionnelles. Une comparaison entre Etablissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), quartiers mineurs en maison d’arrêt (QM) et Centres Educatifs Fermés (CEF) », rapport final avec le soutien de la Mission de Recherche Droit et justice et de la Protection judiciaire de la jeunesse, 2012 ;
Vuattoux (Arthur), Pratiques de soins et emprise éducative dans les centres éducatifs fermés de la protection judiciaire de la jeunesse, mémoire de master « santé, population, politiques sociales », sous la direction de Marc Bessin, EHESS, 2011.
19 Carole Thomas, « Une catégorie politique à l’épreuve du juridique : la « fermeture juridique » dans la loi Perben I », in Droit et société, n°2006/2.
20 Laurence Bellon, vice-présidente du tribunal pour enfant de Lille écrit « La loi du 9 septembre 2002 a fait sensation en introduisant dans l’arsenal juridique les fameux centres éducatifs fermés. Ce faisant, elle a imbriqué fortement les questions éducatives aux règles de droit pénal « pur » qui concerne la révocation du contrôle judiciaire et de la détention provisoire. (…) Dans le cadre d’un contrôle judiciaire (qui comprend, depuis 2002, des nouvelles obligations propres aux mineurs) le mineur peut ainsi se voir imposer le placement dans les structures éducatives classiques : des internats éducatifs spécialisés, des centres de placement immédiat (CPI), des centres éducatifs renforcés (CER). Mais, les médias et les professionnels n’ont retenu, dans ce nouvel article, que la création des centres éducatifs fermés. Ce faisant, la loi du 9 septembre 2002, a surtout permis de contourner l’interdiction de placer un mineur de (moins de) 16 ans en détention provisoire ». Laurence Bellon, L’atelier du juge. A propos de la justice des mineurs, Erès, coll.trajets, 2011, p 52.
21 On peut, sans être exhaustif, citer :
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le rapport de la défenseure du droit des enfants Dominique Versini Enfants délinquants pris en charge dans les centres éducatifs fermés : 33 propositions pour améliorer le dispositif, rapport déposé en juillet 2010.
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Rapport d’information du sénat n° 759 (2010-2011), Enfermer et éduquer : quel bilan pour les centres éducatifs fermés et les établissements pénitentiaires pour mineurs, déposé le 12 juillet 2011.
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Rapport commandé conjointement par le ministère des affaires sociales et le ministère de la justice, Mission sur l’évaluation des centres éducatifs fermés (CEF) dans le dispositif de prise en charge des mineurs délinquants, janvier 2013.
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Rapport conjoint de l’inspection générale des affaires sociales, de l’inspection générale des services judiciaires, de l’inspection de la Protection judiciaire de la jeunesse, Rapport sur les dispositifs des centres éducatifs fermés, juillet 2015
22 Delphine Naudier, Maud Simonet, op. cit. p. 15
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Référence électronique
Hélène Chéronnet et Michel Chauvière, « Formation et recherche dans le travail social : de nouveaux espaces de collaboration ? », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], N°16 | Printemps 2016, mis en ligne le 15 mars 2016, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sejed/8144
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