1Lors de la première séance de mise en place d’un espace de participation collective en protection de l’enfance, un conseil départemental français organise un groupe d’expression d’enfants, la plupart étant issus de la protection de l’enfance (placés ou accompagnés à domicile) et d’autres ne la connaissant pas, avec comme objectif de produire des propositions concrètes pour améliorer les dispositifs dans le département.
2Le processus de l’assemblée doit se dérouler en cinq séances. Lors de la première, des petits groupes d’une douzaine d’enfants sont réunis. Je suis intégré à l’un d’eux, en tant que chercheur. L’animateur est un psychologue, membre d’une association ayant contractualisé avec le département pour assurer l’animation. Conformément à la consigne qui lui a été préalablement donnée, il essaie d’engager les enfants à élaborer des propositions concrètes qui seraient ensuite, dans les mois suivants, présentées aux élus du conseil départemental.
3Tous les enfants interviennent, discutent en aparté, lancent des sujets puis passent à d’autres, bougent sans cesse, se lèvent pour se rendre aux toilettes – souvent en groupe – et, parfois, tournent avec frénésie sur une chaise pivotante. De temps en temps, ils s’invectivent, mais sans acrimonie.
4Au bout d’une vingtaine de minutes, les discussions, vives, se focalisent sur une pratique en cours dans les établissements accueillant des enfants placés : le « cahier de transmission » (parfois appelé « de liaison »). Dans ce document, les éducateurs notent les événements de la journée ou de la nuit, principalement pour informer leurs collègues qui prennent la relève. Dans ce groupe, au cours des échanges, l’ensemble des enfants en situation de placement, mais aussi les autres qui semblent très intéressés par le vécu des enfants placés, condamnent sans appel ce document. L’un lance : « Je n’ai qu’une envie, c’est de le brûler ! »
5Selon les consignes reçues, l’animateur doit recevoir des propositions concrètes (c’est-à-dire réalisables et à réaliser), qu’il doit inscrire de manière concise sur des panonceaux préalablement fournis. Alors, à cette proposition de suppression des cahiers de transmission, il veut changer de sujet et passer à l’élaboration d’une proposition plus « sérieuse ».
6Je suis présent au titre de chercheur et d’observateur ; normalement, je ne dois pas intervenir. Au cours de la journée, pourtant, et tout particulièrement lors de cette scène, je ressens le besoin de le faire plusieurs fois, tant les animations ne semblent pas prendre en compte, à mon sens, la spécificité de l’enfance et semblent inadaptées à l’objectif de cette assemblée : l’émergence d’une expression. Alors, dans l’objectif de construire cette expression, comme il me semble que l’on tient un fil (l’ensemble des enfants vivant un placement approuve vigoureusement cette idée de supprimer ce document), je me permets de me mêler à la discussion. Je demande simplement aux enfants pourquoi ce cahier les gêne. Tout de suite, un enfant très « turbulent » (qui tourne sans cesse sur une chaise pivotante) saisit la perche et cite l’exemple d’une situation précise : celle de l’éducateur en foyer qui, le matin, s’exclame à haute voix, suffisamment fort pour que tout le monde l’entende – les cloisons étant très fines : « Tu as encore fait pipi au lit ! » Et qui, de surcroît, l’écrit ensuite dans le cahier de transmission. L’enfant s’indigne : « C’est l’humiliation ! » Les échanges vifs qui s’ensuivent explicitent ce sentiment : c’est une humiliation puisque tout le monde l’entend mais aussi puisque c’est inscrit, acté, transmis, archivé.
7À cette exclamation, « C’est l’humiliation ! », tous les enfants se retrouvent et approuvent de concert. Aucun ne focalise sur une situation personnelle en disant : « Tel fait pipi au lit » mais tous ressentent dans leur corps l’humiliation et la partagent. La réprobation est générale et chacun y prend part, y compris ceux qui ne connaissent pas les dispositifs de protection de l’enfance. Un sentiment partagé, l’indignation, semble intégrer chacun dans sa diversité et crée une unité « de sentiment ». Dans ce groupe, à ce moment-là, je ressens un climat de confiance. Il n’y a pas entre les enfants de distinction de genre, d’âge, de situation de handicap. Seulement des regards bienveillants, sans jugement de valeur.
8Pourtant, l’animateur veut toujours aller sur du « concret » (terme employé) et passer à un autre sujet : trouver une proposition de délibération. Or, je suis gêné, à la fois parce que j’ai l’impression que nous sommes sur un nœud (mais aussi sur un enjeu donc une potentielle ouverture) et que cette émotion n’est pas ressentie comme légitime, audible, donc qu’on n’accueille pas cette parole, voire qu’on la renie. Dans ce climat où règnent l’unité et la confiance partagée, je décide de prendre la parole et leur confie un secret – en leur spécifiant que c’est bien un secret – « entre nous » : quand j’étais enfant, j’ai fait pipi au lit jusqu’à l’âge de 7 ans ; ma crainte qui était quotidienne – et je peux parler de véritable angoisse – était que ça se sache à l’école et j’étais effrayé à l’idée que l’un de mes frères le dise (surtout un d’ailleurs qui, dans mes souvenirs, me menaçait sans cesse de le clamer…). C’est pourquoi, lorsqu’ils évoquent cette scène, cette humiliation me touche. Je reçois et j’accueille cette parole. D’emblée, je me positionne dans le don et je partage cette souffrance. En outre, je leur dis que ça « reste entre nous », je partage avec eux un secret. Peut-être que ma parole qui va suivre s’en trouve légitimée.
9Cette position me permet alors de discuter la proposition de supprimer les cahiers de transmission et de conduire les enfants dans l’élaboration d’une réflexion collective. À cette fin, je me positionne comme expert. Je leur dis : « Vous savez, vous parlez des cahiers de transmission, et vous dites que finalement ils ne devraient pas exister. Mais peut-être que le “pipi au lit” signifie quelque chose, que ce n’est pas anodin, et il est peut-être important que les adultes le sachent, pour avoir une attention particulière vis-à-vis d’un enfant précis. À votre avis, qu’est-ce que ça signifie ? » Et là, il y a des échanges et des apartés qui surgissent et foisonnent. Les enfants expriment à la fois des émotions, des doutes, des réflexions, entrecoupés d’une explicitation de leur situation particulière. Certains n’hésitent pas à dire qu’ils font pipi au lit, sans qu’il y ait de jugements individuels pour autant.
10Constantin, jeune de 17 ans en situation de handicap et qui s’exprime par des clignements de paupières, transcrits en mots avec un appareil adapté, nous dit aussi qu’il fait régulièrement pipi au lit. Quand je lui demande pourquoi à son avis, il répond : « Parce que j’ai peur. » « Peur de quoi ? » « Du regard incessant des autres, sur mon handicap, comme une bête curieuse. Peur d’être dans la ville. » Il ne dit pas qu’il fait pipi au lit parce qu’il est en situation d’invalidité, de la même façon qu’il ne peut pas parler, mais parce qu’il est dans une situation de fragilité psychologique, situation que peut éprouver toute personne assise autour de la table, adulte comme enfant : il a peur !
11Finalement, durant les échanges, les enfants conviennent que des informations doivent être transmises. Ils admettent que le cahier de transmission a peut-être son utilité. Mais, pour les enfants, il est insupportable de savoir qu’il est écrit des choses à leur sujet sans qu’ils le sachent, sans connaître la nature des écrits.
12Aussi, de l’attitude d’expert, je passe à celle d’animateur qui espère une proposition concrète, voire qui tente de rédiger une délibération concise. Je saisis au bond la proposition de l’un des enfants qui déclare que ce qui est écrit dans ce cahier doit être strictement personnel (c’est-à-dire pas vu par d’autres enfants) ; un autre propose que tout ce qui concerne un enfant précis soit partagé avec lui au moins une fois par semaine. Il parle de « bilan ». Collectivement, ils énoncent une proposition : « Faire le bilan au moins une fois par semaine du cahier de transmission ».
- 1 En France, aujourd’hui, tous les éducateurs spécialisés ont le bac et un diplôme de bac + 3.
13Une autre idée surgit. Les enfants disent que pour qu’il y ait un bilan satisfaisant, il faut des animateurs « intelligents ». Je leur pose la question : « Pourquoi “intelligents” ? Pas “gentils” ? » Non, ils insistent : intelligents. D’ailleurs, ils ajoutent, unanimes, qu’il faudrait qu’ils aient le bac1 ! Nous n’avons pas le temps de décliner cette ouverture : je crois qu’ils expriment par ce terme « intelligent » une demande de compétence… clé de la confiance.
14Pour l’écriture du présent article, l’analyse est engagée en introduction par une description détaillée d’une scène qui a duré une heure. À l’exemple des historiens qui élaborèrent des méthodes afin de recontextualiser les analyses (Bloch, 1993 ; Bloch, 1998), des chercheurs pratiquent aujourd’hui ce qui est appelé la « microhistoire » (Ginzburg, 1980) : ils focalisent l’attention sur les individus ou des petits groupes vivant dans un lieu circonscrit et restreint pour, par regards concentriques, étudier les caractéristiques du monde qui les entoure. Les microhistoriens prônent un regard par une réduction d’échelle, afin d’examiner les phénomènes à la loupe.
15De même, en ethnologie, la description et l’analyse d’une situation se font régulièrement sous la forme du récit (Evans-Pritchard, 1968 ; Evans-Pritchard, 1973), ce qui permet de saisir les liens de rationalité développés dans les croyances, qui semblaient d’ailleurs totalement irrationnelles pour maints observateurs occidentaux du XXe siècle. Les ethnologues analysent ainsi les scènes de la vie quotidienne, le banal, sur la base d’une description méticuleuse de leur observation, tout en évaluant les effets de leur présence sur le terrain de recherche en question (Olivier de Sardan, 2000).
16Ce substrat théorique constitue l’approche adoptée pour l’écriture de cet article. À la suite de la description de cette scène, nous fournirons des éléments de contexte puis, avec l’appui d’autres recherches menées dans le champ, nous analyserons ce qui nous paraît être les « ressorts » permettant d’assurer un contexte favorable à la construction d’une parole collective.
17Cette scène est une étape dans le long processus de mise en place d’un espace d’expression collective en protection de l’enfance. En effet, en 2022, l’équipe « Éducation familiale et interventions socio-éducatives » du Centre de recherches éducation et formation (Cref) de l’université Paris-Nanterre est contactée par l’observatoire départemental de la protection de l’enfance d’un conseil départemental afin de le soutenir dans la réflexion et dans le déploiement du dispositif participatif à grande échelle s’adressant aux enfants et aux jeunes accompagnés par les services de la protection de l’enfance et pour engager une recherche sur ce processus et ses effets. En réponse, trois membres de l’équipe (Élodie Faisca, Anna Rurka et Gilles Séraphin) élaborent une proposition de partenariat de recherche intitulée : « Acteur ET citoyen. Ou comment construire les parcours de vie en tant que jeune soutenu par les services de la protection de l’enfance en participant collectivement à une assemblée citoyenne du conseil départemental des Yvelines ». L’équipe de recherche propose tout d’abord d’accompagner les équipes du conseil départemental dans la conception, la mise en place et une évaluation d’un dispositif participatif s’adressant à un groupe reflétant la mixité des jeunes du département. La notion de parcours de vie constitue le point de départ de la participation/délibération proposée. L’objectif du projet de recherche est d’évaluer les effets de cet espace collectif de participation sur le parcours des jeunes participants et sur les politiques publiques concernées.
18Le processus d’élaboration de cette assemblée est lancé en 2023. Il est constitué de cinq séances regroupant une quarantaine de jeunes, la dernière, à laquelle sera invitée la totalité des jeunes ayant participé à au moins une séance, étant prévue fin 2024. La recherche menée en parallèle débute à l’automne 2024.
- 2 Il s’agit principalement des agents de l’observatoire départemental de la protection de l’enfance, (...)
19Comme il n’existe pas à l’heure actuelle d’assemblée citoyenne en France sous la forme d’une réunion d’enfants directement concernés ou non par les dispositifs relevant de la protection de l’enfance, l’organisation évolue au fur et à mesure de l’expérience, c’est-à-dire des séances et des retours sur celles-ci. En perpétuel questionnement, les services du conseil départemental2 interrogent ainsi sans cesse l’opportunité de leur choix et réorientent leurs objectifs, leurs pratiques et l’organisation.
20La scène narrée en introduction de ce texte se déroule lors de la toute première séance, tout à la fois marquée par une forte organisation préalable par les services, mais finalement très désorganisée dans la pratique et, peut-être grâce à cela, caractérisée par un grand foisonnement.
21Pour des raisons éthiques, les chercheurs n’ont aucune information préalable sur la composition des groupes : lorsque les enfants arrivent dans la pièce, il apparaît qu’il est composé d’une douzaine de jeunes, à égalité de genre, âgés de 8 à 16 ans, les trois quarts connaissant un accompagnement en protection de l’enfance, la moitié étant visiblement placés (un quart avec un suivi en milieu ouvert).
22Au moment où se déroule cette scène, la recherche stricto sensu n’a pas encore débuté. Elle aura lieu après la finalisation du processus de consultation collective, au dernier trimestre 2024. Les chercheurs engagés dans le projet participent toutefois aux séances, sachant qu’il est préalablement convenu avec les services du conseil départemental qu’ils demeurent de simples observateurs, prenant des notes ; ils ne doivent pas intervenir, ou alors a minima. Sur les affichettes apposées sur les murs de la salle d’accueil, ils sont présentés distinctement des autres adultes organisateurs, sous ce statut de chercheur de l’université. Toutefois, juste avant la séance, les services déclarent que, finalement, il serait préférable que les chercheurs puissent éventuellement intervenir pour renforcer l’animation, si c’était nécessaire.
23Or, dans le monde académique, le rôle générique attribué à un chercheur est justement de ne pas intervenir, de ne pas s’immiscer dans l’objet étudié, en bref d’observer « en neutralité ». Ou alors, c’est qu’il intègre totalement les activités, partage des temps et des activités sur une longue période, en effectuant de l’observation participante (ce qui n’était en l’occurrence pas possible pour ces activités communes de quelques heures). Pourtant, je me suis « allègrement » affranchi de cette posture « classique » de chercheur pour m’engager totalement dans les échanges.
24En effet, de façon générale, je considère que, en tant que chercheur, il n’est souvent pas tant question d’observer de l’extérieur et de haut son objet de recherche, son « terrain », que de tirer parti d’une immersion dans son objet de recherche, afin de mieux en saisir les logiques et le fonctionnement. La condition sine qua non est alors d’analyser avec méthode cette implication. Depuis quelques années, je propose donc une analyse de cette implication à l’aide d’une méthode intitulée « le regard situant », qui permet d’exposer et de soumettre à la critique la position du chercheur qui est aussi acteur dans son objet de recherche (Séraphin, 2022). La situation que l’on considère dans ce « regard situant » est double : c’est un état dans lequel on se trouve en tant que sujet placé au cœur d’une situation (temporelle et spatiale) et un espace mental dans lequel on se positionne pour observer, de l’extérieur, cette situation. Ainsi, le regard situe aussi bien le sujet qui regarde que l’objet qui est regardé. L’utilisation de cette méthode permet à la fois de qualifier son observation et ses analyses et de légitimer la place de tout chercheur, notamment celui qui est ostensiblement impliqué dans son « terrain » de recherche. Cette méthode permet également d’analyser les effets sur le « terrain » lui-même de son implication. Le regard situant permet d’expliquer ce qui se passe dans et après ce type de moment.
25Cette méthode du « regard situant » étant un outil pour analyser le processus d’élaboration de la pensée quand le chercheur est impliqué dans le phénomène observé et étudié, elle prépare l’observateur à vivre ces situations. Il ne craint pas a priori d’interagir dans la scène observée. Ce type d’approche partant du postulat qu’un observateur n’est jamais neutre, le chercheur, du fait qu’il est outillé pour analyser les interactions et les effets de son implication, se sent légitime à devenir acteur. En l’occurrence, je m’implique rapidement, en endossant une position qui est successivement et cumulativement : celle d’un ancien enfant ayant vécu des situations similaires et aujourd’hui celle d’un adulte empathique dans une relation de partage d’émotions (par exemple l’humiliation sur une scène narrée de « pipi au lit ») ; celle d’un adulte expert qui saisit des perches tendues par les enfants pour approfondir les discussions concernant la mise en œuvre de la protection de l’enfance ; puis celle d’un « utilitariste » qui veut des propositions concises et compréhensibles pour des adultes qui doivent ensuite se les approprier. Par le « regard situant », j’examine mon implication dans cette recherche, et plus particulièrement dans cette scène. J’étudie ce que mon engagement crée sur le phénomène observé. Il n’y a pas d’un côté un « terrain » et de l’autre un « chercheur qui observe » mais deux entités qui interagissent et se construisent mutuellement. Cette approche du regard situant me permet de m’impliquer sur cette scène objet de l’observation, puisque j’analyse avec méthode mon regard construit sur la base de ressources que sont les références théoriques, des repères méthodologiques, mais aussi des ressentis et des émotions.
26Cette scène de vie est riche en enseignements pour analyser les conditions d’émergence d’une parole collective émanant d’une assemblée d’enfants, plus particulièrement quand l’objectif est d’élaborer des propositions communes pour améliorer le système de protection de l’enfance.
- 3 Comme la réflexion s’est poursuivie après la survenue de la scène narrée et que la rédaction du pré (...)
- 4 Le terme de « ressort » est dans cet article choisi pour souligner le caractère dynamique d’une con (...)
27En la couplant et en la ressourçant avec les résultats de la littérature internationale sur le sujet des processus de participation des enfants (Lacharité et al., 2022 ; Faisca et Lacroix, 2023 ; Lacroix, 2016 ; Faisca, 2021a ; Faisca, 2021b ; Faisca, 2023), cette analyse permet d’émettre des propositions pour assurer un contexte favorable à la construction d’une parole enfantine collective3. La participation est animée par quatre « ressorts4 » que sont : 1. l’appréhension d’une séance de l’assemblée des enfants comme une scène dynamique de théâtre source de reconnaissance, 2. l’adaptation au temps et à l’espace « agi » des enfants, 3. l’acceptation de l’expression d’émotions partagées qui deviennent des supports et une porte d’entrée sur une relation de confiance, et 4. l’analyse continue de la place des adultes qui doivent sans cesse s’adapter.
- 5 Toutefois, par pragmatisme, les séances sont ensuite élaborées au fur et à mesure, en tenant compte (...)
28À l’origine, le conseil départemental souhaite construire, sur la base de la première séance, le cadre voire le plan (le programme) de ces assemblées citoyennes des enfants en protection de l’enfance, selon un schéma reproductible d’une année sur l’autre. L’idée centrale est de les mettre en place progressivement au fil de cette première année pour les reproduire ensuite5.
29Lors de cette première séance, plusieurs groupes d’enfants sont formés. Le département a une préoccupation d’efficacité : il désire que la concertation débouche sur des propositions concrètes qui feraient ensuite l’objet de délibérations par l’assemblée départementale.
30Durant ce temps collectif d’expression, dans le cadre d’un projet politique d’assemblée citoyenne, des enfants réunis en petit groupe prennent finalement très vite possession du temps et de l’espace et construisent progressivement un scénario. Sur cette scène d’apparition publique (Séraphin, 2004) qui leur est offerte mais qu’ils s’approprient, ils posent des jalons d’actions, se construisent des références voire érigent leurs propres règles. Pour cela, hors de tout programme prédéfini, voire en opposition à toute injonction organisationnelle, ils procèdent en plusieurs phases qui peuvent finalement être considérées comme des conditions d’élaboration de propositions collectives.
31Tout d’abord, dans les faits, le département finit par proposer comme lieu un théâtre, un bâtiment qui permet de mettre en scène la pièce « assemblée citoyenne ». Les enfants s’en saisissent, en répondant massivement présents. Ils sont en outre honorés par la qualité de l’accueil, puisque le lieu est un ancien domaine royal, avec un château du XVIIIe siècle.
32Ensuite, alors que le département veut construire un cadre avec des objectifs précis, ce scénario est rejeté par les enfants. En effet, pour reconnaître en préalable les enfants comme acteurs (point d’orgue visé notamment par le département, ce qui explique son lourd investissement, notamment humain, dans l’organisation de ces assemblées), il est avant tout nécessaire d’accepter qu’ils s’engagent dans « une expérience de lutte ». Comme nous l’enseigne Axel Honneth (Honneth, 2020), la reconnaissance se construit dans une dynamique de lutte, durant laquelle chacun fait valoir ses propres enjeux, intérêts, objectifs, et construit sa dignité. Ainsi, dans la mise en œuvre de ces assemblées, alors que cet espace-temps n’est pas identifié comme une institution régie par des règles partagées (comme pourrait l’être l’école par exemple), cette lutte doit trouver sa place et s’exprimer. D’emblée, les enfants luttent pour apparaître comme acteurs sur cette scène qui leur est proposée. Elle ne peut donc s’apparenter à d’autres scènes, telle que la scène scolaire, puisque les enfants ne sont pas engagés avec les mêmes statuts et objectifs.
33Les enfants imposent leur cadre. Ils ne contestent pas frontalement les consignes mais posent leur propre gestion de l’espace et du temps. Dans notre scène, alors que l’animateur veut qu’ils tiennent un rôle bien régulé sur une scène déjà aménagée, avec un scénario déjà écrit, tout du moins en ce qui concerne la forme des attendus, les enfants dictent leur rythme et leur gestion de l’espace, avec avant tout du mouvement, celui-ci étant à la fois expression et condition d’expression. Ils réalisent une mise en scène, et nous pouvons déjà présager que le scénario sera différent à chaque séance suivante.
34Dans ce beau théâtre, ils luttent pour créer et partager une scène, un espace d’expression par la reconnaissance de chacun en tant qu’acteur tout à la fois semblable dans la dignité et différent dans des apports complémentaires. Les émotions sont reçues, entendues, partagées par les autres enfants et, dans le cas présent, par l’adulte chercheur. Comme le mouvement, elles conditionnent l’expression. En l’occurrence, dans notre scène, la communauté, comme nous le rappelle encore une fois Axel Honneth, se construit sur une expérience de « mépris partagé » (Honneth, 2020). C’est parce que quasiment toutes les personnes présentes ressentent et partagent dans leur corps cette expérience de mépris (l’exclamation « publique » de l’éducateur : « Tu as encore fait pipi au lit ! ») que les personnes autour de la table – l’ensemble des enfants, connaissant ou non la protection de l’enfance, comme quelques adultes – partagent cette émotion et se reconnaissent comme étant légitimes à devenir acteurs puis à participer à l’écriture du scénario et à la mise en scène. Cette expérience partagée du mépris ne suffit pas cependant…
35Cette émotion commune constitue certes une amorce de communauté des enfants et une invitation à participer. Mais pour écrire le scénario, participer à la mise en scène, bref, pour que chacun s’expose, il faut instaurer une relation de confiance. Le fait qu’un adulte écoute, considère la parole et finalement dise – sous le sceau du secret de surcroît – qu’il a lui-même vécu ce mépris engage un processus de confiance, propice à l’élaboration commune du scénario. La confiance entraîne le partage et la parole. Ensuite, chacun apporte sa pierre à l’édifice. La confiance ouvre la porte à l’expression de la singularité de chacun donc à la complémentarité de l’expression, dans l’élaboration du scénario.
36En outre, les enfants choisissent et légitiment les acteurs. Face à l’injonction de produire des propositions concrètes qui seraient ensuite soumises à la délibération d’autres acteurs (les conseillers départementaux), ils (im)posent leurs préoccupations et les sujets de discussion. Surtout, d’entrée de jeu, ils construisent la nature de la relation à instaurer. Entre eux, puis avec quelques adultes, ils se positionnent sur un pied d’égalité (puisqu’ils partagent l’expérience de mépris puis instaurent la relation de confiance). Avec les adultes, ils ne répondent pas directement aux injonctions infondées (par exemple : ne pas bouger) mais tout de suite entrent en relation dans le cadre d’un accompagnement proposé. À cette fin, il faut que l’adulte soit légitime.
37En effet, ils ne contestent pas le rôle de l’adulte. Il est accepté sur la base d’une émotion partagée, d’une confiance instaurée puis d’une expertise reconnue. L’adulte ne peut faire valoir cette expertise que sur la base de sa nouvelle légitimité et sous la forme d’une proposition : il procède non pas en imposant un savoir ou une compétence, mais en proposant de structurer une réflexion autour de questions partagées. À partir de l’expérience du « pipi au lit », il revient sur le cahier de liaison : il questionne la pertinence de ce document puis suscite une réflexion pour faire des propositions de changement. L’expertise n’est ainsi pas un savoir, fût-il expérientiel. L’adulte ne fait pas valoir ses titres universitaires ni ses fonctions dans les dispositifs de protection de l’enfance, mais il propose de cheminer avec les enfants dans un questionnement, en prenant garde d’offrir les conditions pour que chacun s’exprime (ce qui est d’emblée accepté par les enfants). Cette expertise reconnue dans d’autres milieux n’est pas inutile toutefois : elle permet de légitimer l’adulte vis-à-vis des autres adultes et, aussi, de revenir sur des sujets qui paraissent clés à l’adulte-expert. Pour les enfants, il s’agit avant tout d’une expertise d’empathie et d’accompagnement. Ils posent ainsi les sujets et choisissent les acteurs puis ils acceptent un cheminement intellectuel et la construction collective d’une proposition. Ils demandent un accompagnement par des acteurs choisis, notamment adultes, plutôt qu’un scénario déjà ficelé imposé par des inconnus qui se légitiment par des statuts qui ne les intéressent pas, dans ce contexte. Dans cette expérience, les rôles complémentaires peuvent être posés. L’adulte est légitimé dans le questionnement général qu’il pose, voire accepté quand il tente d’entraîner le groupe vers l’élaboration d’une proposition.
38Dans ce scénario scandé d’étapes essentielles, chacune conditionnant la suivante, sur cette scène de théâtre de la lutte pour la reconnaissance, reprenons trois ressorts fondamentaux de la participation déjà évoqués : le temps et l’espace agi des enfants ; les émotions et la confiance ; la place des adultes.
39Dans le déroulé de ce temps d’échange, les enfants prennent d’emblée possession du temps et de l’espace. En bref, alors que le périmètre physique est au préalable déterminé par l’animateur (autour d’une table, avec des chaises), avec des places assignées (chacun sur une chaise), et le temps scandé par des étapes bien déterminées (programme de travail), dans l’objectif d’aboutir à l’écriture de propositions concrètes sur des panneaux préparés, les enfants font rapidement (quasi immédiatement) voler en éclat ces cadres et « mènent la danse ».
- 6 Les trois autres éléments sont : la voix (les enfants doivent être soutenus pour exprimer leur poin (...)
40Les auteurs qui étudient les processus participatifs des enfants reviennent régulièrement sur la notion d’espace. Dans son célèbre modèle proposé dans les années 2000, Laura Lundy (2007) insiste sur le fait que « la voix ne suffit pas ». Elle propose une nouvelle façon de conceptualiser l’article 12 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, afin d’attirer l’attention des décideurs sur quatre éléments dont celui, primordial, d’espace6 : les enfants doivent avoir l’opportunité en termes de lieu et de temps d’exprimer leur point de vue. Mais avoir à disposition un espace ne suffit pas. Élodie Faisca analyse la façon dont les enfants, au cours des entretiens, s’expriment par le mouvement, dans un espace donné ; ils peuvent rester immobiles, ou au contraire bouger, parfois sans cesse :
- 7 Voir son article dans le présent numéro : « Les entretiens enfant/professionnel·le : un espace pour (...)
« Au cours des entretiens observés, les formes d’expression des enfants ont varié d’un enfant à l’autre, d’un moment à l’autre de l’intervention, d’un sujet à l’autre. Parler, crier, se répéter, se taire, bouger, s’immobiliser, pleurer, se cacher ont été autant de formes d’expression utilisées par les enfants pour parvenir à prendre part à l’échange et parfois aux décisions qui s’élaborent dans des espaces rarement adaptés à leur présence. […] Quelles que soient leurs formes, leurs intensités, ces modalités d’expression provoquent systématiquement une modification de l’interaction en cours. Elles peuvent être l’occasion pour les enfants d’impulser un changement de sujet ou parfois, d’en éviter un. Il faut parfois plusieurs minutes aux professionnelles pour “décoder” ces expressions et si les praticiennes tentent parfois de garder la maîtrise du contenu de l’échange, les enfants continuent généralement de se taire, de bouger […].7 »
41Ce mouvement constitue ainsi à la fois le socle et la ressource de la participation. En effet, dans la scène narrée en introduction, certains sont très mobiles, bougent, vont souvent aux toilettes, touchent – voire s’intègrent dans – le mobilier, chaises comme tables. Alors que cette dynamique est interprétée comme de l’agitation par l’animateur, qui fait des gestes pour interrompre – vainement ! – les mouvements et reprendre possession de l’environnement, les enfants ne semblent pas gênés par la dynamique. J’interprète a contrario ces mouvements comme des indices d’émotion voire de concentration : en même temps, avec certes sans doute un peu de fatigue car nous sommes en fin de journée, ils parlent beaucoup, s’expriment, échangent, s’écoutent et surtout cherchent le mot juste pour exprimer des idées. Les enfants s’imposent totalement, à leur rythme, et utilisent cette mobilité comme support de l’expression. Ainsi, bien plus que de disposer d’un espace, ils l’occupent, le maîtrisent, le contrôlent, l’utilisent comme support d’expression.
42Dans le cadre de recherches comparatives sur l’accueil familial en protection de l’enfance (Allemagne, Angleterre, France), Hélène Join-Lambert et Daniela Reimer montrent qu’il est important non seulement d’accepter les émotions dans la relation entre les professionnels,·les adultes et les enfants mais aussi de les analyser et de les utiliser comme ressources. Elles étudient de quelles façons le travail des émotions et sur les émotions peut servir de support à l’intervention socio-éducative :
« Le rapprochement des émotions et du professionnalisme peut constituer une ressource centrale pour les enfants si, au sens de Bettelheim (1971), cela signifie comprendre et réfléchir au comportement des enfants, créer des situations thérapeutiques dans la vie de tous les jours et permettre à un “milieu de guérison” de prendre effet. Cela peut inclure un engagement envers l’enfant et son caractère unique. La reconnaissance du besoin d’émotions, de protection et de soins constitue toutefois le fondement de cette approche. » (Join‐Lambert et Reimer, 2022, p. 289.)
43Lors des interventions de professionnel·les auprès d’enfants, ces émotions deviennent support de l’expression et de la participation. Inger Sofie Dahlø Husby, Tor Slettebø et Randi Juul identifient « les moyens par lesquels les professionnels peuvent faciliter la participation des enfants » :
« Les résultats montrent que les relations de confiance, le soutien émotionnel et les approches pédagogiques augmentent la participation des enfants dans leurs interactions avec les professionnels. Ils montrent l’importance d’inclure une compréhension relationnelle de la participation en tant que concept théorique dans le domaine de la protection de l’enfance et de prendre conscience que le pouvoir et la domination sont en jeu. » (Husby et al., 2018, p. 443.)
44À la question de recherche suivante : « Comment les enfants vivent la collaboration avec les professionnels lors des réunions, et comment les professionnels facilitent-ils la participation des enfants ? », elles identifient quatre leviers : voir les signaux et interpréter l’expression des sentiments de l’enfant ; oser parler des sujets difficiles ; comprendre et reconnaître l’enfant ; instaurer une relation de confiance (Husby et al., 2018, p. 443). Sur ce dernier point, elles identifient « ce que les enfants considèrent comme les éléments centraux d’une relation de confiance avec les professionnels » :
« Les enfants voulaient des professionnels capables d’être attentifs à leurs problèmes, de les questionner sur leurs inquiétudes, mais aussi de les écouter avec empathie et reconnaissance. Pour cela, les professionnels doivent être capables d’écouter attentivement et d’encourager les enfants. D’autre part, les professionnels doivent également être prêts à partager certains récits privés avec les enfants. Sophia [une jeune de 17 ans qu’elles ont interviewée] l’a formulé ainsi : “Comment puis-je faire confiance à une personne dont je ne sais rien ?” Dans l’ensemble, les professionnels devraient collaborer et, pour les enfants, cela signifie qu’ils recherchent des relations de dialogue. Il faut des professionnels humbles qui évitent d’être trop puissants ou d’avoir trop d’influence sur les enfants. » (Husby et al., 2018, p. 448.)
45D’autres recherches se sont plus particulièrement intéressées à la façon de parvenir à instaurer cette relation de confiance (Bijleveld, Dedding et Bunders-Aelen, 2015 ; Cossar, Brandon et Jordan, 2016 ; Martin, Forde, Horgan et Mages, 2018). Très concrètement, Gillian Ruch, Karen Winter, Viviene Cree, Sophie Hallett, Fiona Morrison et Mark Hadfield s’appuient sur les « concepts socio-pédagogiques de “haltung” (attitude), “tête, cœur et mains” et “le tiers commun” » :
« [Ces concepts sont] décrits comme des approches potentiellement utiles pour faciliter l’intimité́ des connexions interpersonnelles et renforcer la capacité des travailleurs sociaux à établir et maintenir une communication et des relations significatives avec les enfants dans des contextes sociaux, politiques et organisationnels difficiles. […] Les caractéristiques comprennent : le respect de la valeur intrinsèque des individus ; la croyance dans le potentiel des personnes ; l’interconnectivité́ de la pensée, des sentiments et des actions, ainsi que du moi professionnel, personnel et privé ; et l’importance fondamentale des relations de confiance. » (Ruch et al., 2017.)
46S’appuyant sur les travaux de Mark Smith (Celcis, 2015), ils précisent :
« Le terme “haltung” signifie “disposition” et fait référence à l’état d’esprit général, à l’attitude et au comportement d’un individu. La “Haltung” exige des praticiens qu’ils s’engagent de manière holistique, en intégrant tous les aspects de leur être – rationnel, émotionnel et pratique – dans leurs relations professionnelles. La “haltung” d’un pédagogue social est intrinsèque à son “moi” : “c’est ce ‘moi’ que le pédagogue social utilise dans son travail avec les autres et qui contribue au développement de relations étroites et authentiques”. Lié à la “haltung”, l’accent est mis sur le motif “tête-cœur-mains” qui définit une approche de pédagogie sociale et représente l’engagement des professionnels avec des enfants ou des adultes individuels par l’application de la pensée, du sentiment et de l’action, chacun étant d’une importance égale dans les relations professionnelles. Au niveau pratique, il s’agit de l’idée que, dans leur pratique quotidienne, les travailleurs sociaux utilisent une combinaison de “qualités intellectuelles, pratiques et émotionnelles”. L’utilisation holistique de soi sous-tend le développement de relations authentiques et de confiance. Elle exige du praticien qu’il fasse preuve d’un haut niveau de conscience de soi et d’autoréflexion pour s’assurer que son moi professionnel et son moi personnel sont exposés sur le lieu de travail, mais que son moi privé ne l’est pas. Les rencontres fondées sur des activités partagées sont également considérées comme un élément central de l’approche de la pédagogie sociale. Connue sous le nom de “tiers commun”, cette activité représente un intérêt partagé, un point de contact commun autour duquel une série de tâches sont organisées du début à la fin, créant un sentiment de propriété partagée, de vision partagée et d’intérêts partagés. » (Ruch et al., 2017, p. 1017-1018.)
47Dans cette perspective, lors de la séquence narrée en introduction, le point de bascule se situe au moment où un adulte (en l’occurrence le chercheur, autrement dit « je ») saisit la perche offerte par un enfant qui prend l’exemple, tout d’abord impersonnel, du « pipi au lit ». Celui-ci expose avec émotion une scène habituelle et l’ensemble des enfants partagent ce sentiment d’indignation. En prenant la parole et, par l’exposé de mon vécu enfantin, en me plaçant sur un pied d’égalité, en essayant d’être « humble », et en partageant cette indignation, créant sans doute ainsi « un sentiment de propriété partagée, de vision partagée et d’intérêts partagés » (Ruch et al., 2017, p. 1017-1018), j’ouvre la voie à un échange en confiance.
48Finalement, le processus s’apparente au don maussien (Mauss, 1968) : un premier don (lorsque l’enfant lance le sujet du pipi au lit, de manière générale, sans parler de lui-même dans un premier temps), auquel succède une réception du don (lorsque le chercheur considère que l’exemple est recevable et légitime et qu’il continue la conversation), puis un contredon (la confidence du chercheur, sous le sceau du secret) lui-même réceptionné (l’ensemble des enfants continuent la conversation et répondent à la demande initiale de proposition de délibération). Il s’instaure alors une relation du don-contredon perpétuel, comme fait social total qui permet d’instituer la relation et la reconnaissance de chacun comme pair et acteur d’une séquence de vie sociale, en l’occurrence une scène d’assemblée citoyenne. Dans ce don et ce contredon, il se partage beaucoup plus que des paroles ou des confidences : ces paroles sont les supports ou les expressions d’une expérience partagée, constituée de ce qui se narre, mais aussi de ce qui est tu. Le non-dit est alors partie intégrante de l’échange, puisqu’il compose également l’expérience et se comprend et se partage.
49Ainsi, alors que la participation semble se construire sur un temps long, les premières étapes, primordiales puisque servant de support à ce qui s’ensuivra, sont le cadre où doit se poser une relation, à la fois interpersonnelle et de groupe, fondée sur l’écoute puis l’échange, en confiance. Pour cela, il est nécessaire que chacun se connaisse et s’identifie (statut et rôle). La question des places, notamment celle des adultes qui deviennent des tiers pour rendre possible cette expression, doit ainsi être pensée, en préalable mais aussi tout au long du processus en présence des enfants, puis dans l’analyse de l’événement et des effets.
50Cette question de l’occupation de l’espace puis celle du rôle des émotions et de la confiance induisent comme question centrale celle de la place des adultes dans une assemblée d’enfants devant faire des propositions sur les questions de politiques publiques de protection de l’enfance.
51Harry Shier, Marisol Hernández Méndez, Meyslin Centeno, Ingrid Arróliga et Meyling González ont mené quatre études de cas au Nicaragua. Ils analysent la place des adultes :
« Les participants ont déclaré qu’il était important que les enfants et les jeunes disposent de leurs propres espaces de participation. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de soutien ou de facilitation de la part des adultes ; un tel soutien est en effet vital. L’expression “espaces propres” fait plutôt référence au fait que dans ces espaces, les enfants et les jeunes prennent des décisions, conviennent de plans d’activités et résolvent des problèmes. Dans les études de cas, les adultes ont compris leur rôle dans ces espaces comme un soutien plutôt que comme une directive. Dans chaque cas, les espaces d’organisation propres aux enfants et aux jeunes ont servi de tremplin, aidant les jeunes à se préparer à aborder les décideurs adultes avec confiance et connaissance des problèmes. » (Shier et al., 2014, p. 9).
52Il s’agit alors de s’interroger sur ce « rôle de soutien ». Dans la séquence étudiée, toutes les tentatives de cadrage et d’incitation de l’animateur sont d’entrée de jeu vouées à l’échec. Sa position d’adulte et d’animateur ne lui offre en rien, en préalable, une légitimité. Les enfants minent méticuleusement le début de séance, en paraissant perturbés, disant des banalités, voire en menant en aparté des conversations qui semblent hors sujet. Pourtant, l’adulte a par son statut un rôle à tenir. Une fois la relation de confiance établie, il est accepté que l’un d’eux, en l’occurrence le chercheur, distribue la parole, notamment pour faire intervenir celles et ceux qui s’expriment plus difficilement et pour valoriser également ce qui est dit, parfois après un travail de « décryptage ». L’adulte est reconnu dans son rôle de valorisation et de traduction, qui permet la reconnaissance de chacun. Puis, il apporte son expertise dans le domaine de la protection de l’enfance : pour cela, il n’assène pas des connaissances mais il reconnaît la légitimité de l’indignation et pose des questions, faisant appel à la fois aux connaissances et à la réflexion des enfants : « Qu’est-ce que ça signifie le pipi au lit ? » ; « Faut-il que les adultes le sachent et échangent sur le sujet ? » ; « Comment ? ». Peut-être use-t-il tout simplement de pédagogie… Puis, avec eux, il reprend les propositions et les écrit lui-même sur les panonceaux, en se présentant comme en quelque sorte le secrétaire au service des enfants.
53Ainsi, la dernière phase, celle de la rédaction de délibération, n’est possible que s’il y a les précédentes (appropriation de l’espace, partage des émotions, mise en confiance, acceptation voire recherche d’une expertise…). C’est la condition d’une expression, d’une participation collective et d’une délibération. Il faut donc du temps pour que les personnes et sujets se posent et se construisent.
54Il apparaît essentiel de penser le rôle de chaque adulte, avant la séance pour sécuriser chacun, mais aussi et surtout après la séance pour étudier le rôle qu’il a joué. Durant la séquence étudiée, plusieurs adultes sont présents : l’animateur et le chercheur durant l’ensemble de la séquence, et quelques personnes pensées a priori comme expertes qui passent dans la pièce pour un moment donné. Elles prennent parfois la parole. Une adulte ancienne enfant placée expose les démarches qu’elle a effectuées une fois devenue majeure pour consulter son dossier. Cette « tranche de vie », narration d’une expérience en tant qu’ancienne « placée », intéresse beaucoup les enfants, qui lui posent des questions pratiques sur la démarche. Une autre professionnelle, cadre de l’ASE, est également présente en début de séance. Toutefois, les deux semblent mal à l’aise, ne connaissant pas leur rôle et ce que recouvre, finalement, ce statut d’expertes. Même si elles sont très intéressées par les échanges, elles restent assez passives et semblent impuissantes.
- 8 À la fin de la journée, les membres professionnels de l’association sont vite partis. En outre, le (...)
55Il est intéressant d’analyser plus précisément la place et le rôle des deux adultes clés durant cette séquence : le chercheur et l’animateur. Celle du chercheur, la mienne en l’occurrence, a déjà été exposée supra. Extrêmement discret et en retrait au début, je prends progressivement une place de coanimateur, ressentant un grand plaisir voire de l’enthousiasme. Le professionnel animateur, psychologue, se retrouve en revanche dans une position plus malaisée, semblerait-il. Probablement par son métier est-il souvent en interaction avec une personne, ou un petit groupe de personnes (une famille par exemple) et peu avec des collectifs. Par ailleurs, chaque fois qu’un enfant aborde un sujet plus personnel, relatif à son expérience, l’animateur veut changer de sujet. Pour lui, me semble-t-il, le groupe s’exprime alors sur des questions individuelles n’ayant rien à voir avec le cœur du sujet : faire des propositions concrètes. Il semble par conséquent considérer que l’énurésie est un sujet intime qui ne peut être le sujet d’une délibération collective8.
56D’autre part, l’animateur intervient au titre d’une association qui l’emploie et qui a contractualisé avec le conseil départemental pour animer avec ses collègues cette première journée (sachant par ailleurs que le conseil départemental en question est l’un des partenaires de l’association, notamment en ce qui concerne les financements). Il a des consignes précises : élaborer avec les enfants des propositions claires et concises. Il est cependant pris dans un tourbillon de mouvements, d’actions et peut-être, pour lui, d’émotions : alors que j’ai l’impression d’assister à l’émergence d’une pensée qui se construit, avec des perches tendues qui se transforment en fils à tirer, il donne l’impression d’essayer de recadrer et de donner une direction à ce collectif qui part dans tous les sens. Finalement, sur ce type d’animation de collectif, son expérience de psychologue, l’invitant sans doute à ce qui pouvait s’apparenter à une position de « neutralité », semble être de peu de secours.
57Ainsi, je le sentais gêné, mal à l’aise, probablement puisqu’il avait l’impression que « tout lui échappait » ; les enfants étaient très turbulents et ne répondaient pas aux demandes, lui-même ne parvenait pas à répondre à ce qu’il devait appréhender comme une injonction : obtenir une formulation de proposition de délibération. Il demandait, par ses regards, un soutien, ce qui m’a incité à m’impliquer.
- 9 Plus particulièrement pour le chercheur impliqué dans une démarche de « regard situant », lorsqu’il (...)
58Se posent alors pour l’ensemble des adultes des questions éthiques primordiales. Tout d’abord, pour partager une émotion, pour établir la confiance, l’« outil » durant cette séquence est pour le chercheur de raconter une expérience enfantine. Il s’agit aussi d’un dévoilement de l’intime (c’était véritablement de l’intime puisque les émotions d’indignation sont partagées) – dimension qui théoriquement ne doit pas interférer avec la vie professionnelle. Peut-on demander à des adultes professionnels de s’exposer ainsi ? Comment ? Avec quelles limites ? Sur quels sujets9 ?
59En outre, durant ce type de scène, des enfants comme des adultes peuvent dévoiler des situations de danger vécues par les enfants. Comme les échanges sont fondés sur une relation de confiance qui, généralement, repose elle-même sur la notion de confidentialité, se pose la question de l’usage des expressions durant les séances et des responsabilités qui s’ensuivent, notamment lorsqu’un adulte est le réceptacle de l’expression d’un danger ou de violence.
60Or, puisque le scénario n’est pas au préalable écrit, il est difficile de préparer un protocole éthique en amont (qui respecte tous les acteurs de la recherche, enfants comme adultes), avec des questions et des étapes établies. Pour répondre à cette dimension éthique, sans doute faudrait-il que l’institution organise avant et après chaque séance de l’assemblée un court moment d’échange collectif afin que chacun puisse au minimum se préparer puis analyser son implication. Sans doute faudrait-il également prévoir des outils d’échange entre adultes en cas d’urgence, lorsqu’une situation semble dans l’immédiat représenter un danger pour un enfant. Dans la réunion d’échange préparatoire comme dans l’analyse a posteriori, il faudrait que les adultes abordent les questions suivantes : Quelles sont distinctement les places et fonctions attribuées a priori par l’institution ? Avec quels objectifs ? Quelles sont les places attribuées par les enfants ? Que provoquent les enfants durant les séances ? À quel moment ? Avec quels objectifs ? Quelles précautions éthiques ?
61Le rôle des adultes ne peut ainsi se penser sans analyser le rôle des institutions. En l’occurrence, dans notre scène, ce sont les représentants des services du conseil départemental qui attribuent a priori le cadre et les rôles, ce qui revient, en préalable, pour réutiliser la métaphore dramatique, à prendre possession de la scène et à vouloir écrire le scénario. Or ce dernier doit, par essence, être construit, in situ, par les enfants. Toutefois, sur le plan éthique, il est possible de créer un contexte d’échange pour envisager toutes les hypothèses de déroulement.
62Si nous voulons faire de la prospective et envisager la suite de ces assemblées, Harry Shier et ses collègues élargissent la réflexion sur notre sujet des assemblées citoyennes à deux thèmes liés au rapport aux institutions – l’autonomie et la coordination avec les autorités – en insistant sur le support que représentent les collectifs d’intérêt préalables :
« De nombreux enfants et jeunes ont indiqué que leur participation avait commencé dans ce qu’ils appelaient des “groupes d’intérêt”, qui n’avaient pas grand-chose à voir avec l’influence sur les politiques publiques. Il s’agit notamment de groupes artistiques, culturels, environnementaux et récréatifs, ainsi que de cours de formation professionnelle. Dans ces groupes, ils apprennent à travailler ensemble, à planifier et à organiser, et à développer des compétences en communication, se préparant ainsi à passer à un autre niveau lorsque l’occasion ou le besoin s’en fera sentir. […] Les enfants et les jeunes qui parviennent à influencer les décideurs politiques sont susceptibles d’être bien préparés, formés et organisés, et de croire en leur propre capacité à plaider en faveur du changement ; en d’autres termes, ils sont autonomes. Et cette autonomisation n’est pas quelque chose que quelqu’un leur a offert sur un plateau. Elle est le résultat d’un long processus de participation active et d’engagement. Elle a impliqué le soutien d’adultes également engagés, eux-mêmes préparés et formés à ce rôle. Ils comprennent l’importance de promouvoir l’autonomie plutôt que la dépendance, et veillent à éviter toute manipulation. Les résultats de cette étude suggèrent que les enfants et les jeunes ont plus de chances d’influencer les décideurs politiques en assurant la liaison et la coordination avec les autorités, et non en s’opposant à elles. » (Shier et al., 2014, p. 9 et 12).
63Toutefois, dans notre observation de quatre séances de l’assemblée, il est à noter que les jeunes sont de provenances différentes (certains bénéficiant d’une protection en milieu ouvert, d’autres en étant placés, d’autres encore ne connaissant pas les services de protection), d’âges très inégaux et ont des expériences dans des vies collectives très variées. Ainsi, cette préparation préalable au sein d’autres collectifs qui permettrait de jeter les bases d’une autonomie ne semble pas présente. La question reste toutefois posée pour imaginer le renouvellement de cette assemblée citoyenne : est-ce que préalablement à la tenue d’une assemblée citoyenne, l’organisateur ne pourrait pas organiser des espaces-temps collectifs, partagés, sur la base d’autres activités (sportives, culturelles), sans lien direct avec l’objectif d’une assemblée qui est d’obtenir des propositions de délibération ?
64Ainsi que le rappellent Élodie Faisca et Isabelle Lacroix :
« Si les arguments en faveur du développement de dispositifs de participation, individuels ou collectifs, se fondent sur une approche fondée sur les droits, sur une approche philosophique ou sociologique, il est essentiel de considérer la participation comme un processus dynamique, multidimensionnel et contextuel. La création ou l’existence d’espaces pour entendre la “voix” des jeunes ne semblent pas suffire. Il est alors nécessaire de créer les conditions qui activent leur participation » (Faisca et Lacroix, 2023, p. 31).
65Dans notre étude, les services du conseil départemental, notamment l’observatoire départemental de la protection de l’enfance, s’y sont employés en s’engageant massivement dans la réalisation de cette assemblée : les lieux, un château royal et ses dépendances dans un magnifique parc, le temps et l’énergie consacrés par les pilotes, tant pour organiser la concertation préalable avec les partenaires et les agents du département que dans l’organisation logistique et de l’animation, voire le souci constant (que nous observons ensuite) de revenir sur chacune des séances pour faire évoluer l’organisation des suivantes tout en gardant l’objectif de les concilier aux impératifs politiques (aboutir à des propositions concrètes à présenter à l’assemblée délibérante du conseil départemental) témoignent de la considération de l’autorité publique et de ses agents.
66Pourtant, à la fin de cette première séance, nombre d’adultes étaient désemparés. À la sortie de la séquence, l’un d’eux, qui était présent durant un moment, s’est exclamé : « Ça a vraiment été le bordel ! » Sûrement, si l’on essaie de qualifier l’ensemble des mouvements et expressions « anarchiques » ; mais très fructueux si l’on considère le résultat : les enfants se sont tous exprimés et ont même rédigé une proposition claire, répondant ainsi de surcroît à l’un des objectifs donnés par l’institution.
67Un enseignement général peut être tiré de cette scène : une institution peut offrir un espace, des moyens voire un contexte sécure prêt à accueillir toute éventualité (lieu accueillant, accompagnement humain par des adultes, logistique, espaces d’échanges sur des questions éthiques…) pour que s’élabore une dynamique mais ne peut a priori imaginer un scénario et une mise en scène, puisque ces assemblées sont peut-être tout d’abord une « expérience significative » (Faisca, 2024), qui se vit dans des contextes différemment appréhendés par chaque enfant, voire le lieu de l’expression d’une « lutte pour la reconnaissance », aux formes jamais totalement prévisibles. L’essence même de l’engagement est que les acteurs, en l’occurrence les enfants, vont eux-mêmes créer leur pièce de théâtre, choisir les acteurs, écrire le scénario, réaliser la mise en scène. Régulièrement, dans cette mise en scène spontanée, la « pépite » surgit à l’improviste ; elle se trouve régulièrement dans les interstices. Ainsi, de la même façon qu’une séance ne ressemble pas à une autre, un cycle d’assemblées ne sera pas identique à l’autre. Chacun aura sa propre alchimie, dans les attendus, le déroulement, les résultats. Le rôle de l’institution est de créer les possibles, de mettre à disposition le théâtre et les éléments du décor et de prévoir un cadre éthique sécurisant. Aux enfants d’imaginer, de monter puis de transformer la scène. À l’instar du partenariat interinstitutionnel pour créer les conditions de la participation des enfants et des familles, « cela demande de considérer que les actions se produisent dans des contextes où les réponses toutes faites n’existent pas et où le “bricolage” et la “navigation à vue” constituent d’importantes ressources cognitives. Cela renvoie aux tentations procédurales à l’opposé d’une praxis qui invite à faire avec le réel au-delà d’un prescrit » (Lacharité et al., op. cit.).