Navigation – Plan du site

AccueilNuméros31DossierDevoir participer quand on est dé...

Dossier

Devoir participer quand on est déjà (involontairement) impliqué : le cas des parents en protection de l’enfance

Having to participate when you are already (involuntarily) involved: the case of parents in child protection
El deber de participar cuando se está (involuntariamente) implicado: el caso de los padres en el régimen de protección de la infancia
Claire de Saint Martin et Gilles Monceau

Résumés

La participation des parents en protection de l’enfance constitue une injonction des politiques publiques depuis le début des années 2000. Cette participation ne va cependant pas de soi et interroge les services concernés. En 2019, une association en protection de l’enfance a commandé une recherche-action sur cette problématique dans le contexte de la réécriture de son projet. Cette recherche a mobilisé six chercheurs travaillant avec les différents acteurs de l’association : professionnels, parents et jeunes. Cet article porte sur la participation des parents, à partir d’entretiens réalisés avec certains d’entre eux et d’une analyse collective de dispositifs et situations professionnelles menée avec les professionnels de plusieurs services de l’association. Les résultats de cette recherche socio-clinique institutionnelle montrent que l’implication des parents, involontaire quand ils sont sous main de justice, ne conduit pas nécessairement à leur participation. Leur infantilisation par les professionnels, les contradictions entre la confiance qu’ils accordent aux professionnels qui les suivent et la méfiance qu’ils expriment envers les services, la tension entre la réalité de ces services et celles que vivent quotidiennement les parents constituent autant d’obstacles à leur participation effective. Pour autant, ils n’y sont pas fondamentalement opposés et leurs discours révèlent des capacités d’analyse et de contextualisation qui pourraient constituer des pistes d’action.

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1Comme dans tout le secteur social et médico-social, les services de la protection de l’enfance sont appelés à favoriser la participation des usagers depuis la loi no 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. Cette orientation a été renforcée avec la loi no 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance et instaurant un projet personnel pour l’enfant « qui précise les actions qui seront menées auprès de l’enfant, des parents et de son environnement, le rôle des parents, les objectifs visés et les délais de leur mise en œuvre. Il mentionne l’institution et la personne chargées d’assurer la cohérence et la continuité des interventions. »

2Les parents dont les enfants sont suivis par les services de protection de l’enfance, souvent sans demande de leur part, doivent donc avoir accès aux informations les concernant et pouvoir être entendus. Le choix politique de les associer davantage aux processus décisionnels se traduit concrètement par une invitation à davantage de participation de leur part alors qu’ils se trouvent dans une situation asymétrique par rapport aux professionnels et aux services sociaux. C’est cette tension entre le fait d’être institutionnellement (et involontairement) impliqués d’une part et de devoir participer activement d’autre part que nous explorons dans cet article.

3La littérature scientifique propose deux définitions nettement différentes du concept d’implication. La première désigne une forme d’engagement (s’impliquer) et renvoie au domaine des ressources humaines et du management (Thévenet, 1992 ; Enlart, 2010). L’implication est alors définie comme « l’attachement au travail, comme l’identification du salarié à son emploi, à son rôle professionnel » (Enlart, 2010, p. 195). La seconde définition décrit une situation de fait (être impliqué) qui peut donc être subie et involontaire (Lourau, 1970 ; Ardoino, 1983 ; Monceau, 2010 ; de Saint Martin, 2023). Selon cette seconde approche, plus sociologique, il s’agit de « l’ensemble des rapports existants, consciemment ou non, entre l’acteur et le système institutionnel » (Lourau, 1970, p. 272-273). C’est cette seconde définition qui sera mobilisée dans cet article. Elle nous semble d’autant plus appropriée que, dans les publications spécialisées en travail social, l’expression « implication parentale » est utilisée de manière très diversifiée par les professionnels comme par les chercheurs (Join-Lambert et al., 2014), Séverine Euillet proposant de la décrire sur un continuum allant de « immobile » à « engagée » en passant par « défensive » et « conforme » (Euillet, 2007, p. 123), l’implication n’est pas synonyme d’attachement ni d’engagement mais désigne tout un gradient d’attitudes parentales.

4Depuis le début des années 2000, la politique dite de « soutien à la parentalité » (Houzel, 1999) interfère avec celles visant l’activation, la responsabilisation et l’autonomisation des personnes (Cantelli et Genard, 2007). Si elles s’adressent a priori à l’ensemble des parents, ces politiques concentrent cependant leurs objectifs et effets sur les populations considérées comme devant davantage être soutenues, donc comme plus vulnérables que d’autres. Les parents dont les enfants sont placés hors de leur foyer par décision de justice sont particulièrement visés par des politiques ayant pour objectif de renforcer leur implication parentale, c’est-à-dire de participer à l’élaboration et à l’application des décisions concernant leurs enfants (Join-Lambert et al., 2014).

5Un précédent dossier de Sociétés et jeunesses en difficulté proposait de penser les « tentations et tentatives d’éduquer les parents » (Monceau et Larivée, 2019). Il faisait apparaître comment les principes de la coéducation visant un rapport de collaboration plus égalitaire entre professionnels et parents peuvent se décliner de manière très prescriptive des premiers vers les seconds dès lors que les parents appartiennent à des catégories sociales populaires, nomades ou d’immigration récente. Ce « parentalisme » (Barrère-Buisson, 2007) qui oriente l’action des professionnels vers les parents davantage que vers les enfants se retrouve dans le secteur de l’intervention sociale et a des effets sur la collaboration entre parents et professionnels (Neyrand, 2018).

6Avec la loi de 2007, il était demandé aux professionnels que le « projet pour l’enfant » (PPE) soit rédigé « conjointement » avec les parents (ancien article L. 223-1 du Code de l’action sociale et des familles, CASF), ce qui représente une directive particulièrement difficile à suivre en protection de l’enfance, domaine dans lequel les parents se trouvent le plus souvent impliqués sans l’avoir demandé. Depuis la loi no 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant, qui complète celle de 2007, cette rédaction doit être faite « en concertation avec les titulaires de l’autorité parentale » (Capelier, 2021, p. 122). Flore Capelier remarque que si « cette rédaction plus précise est sûrement aussi plus proche de la réalité, elle met en évidence la place réduite laissée au consentement libre et éclairé des titulaires de l’autorité parentale » (p. 122).

7Du côté des professionnels et des institutions, l’exigence de participation des parents se heurte à deux paradoxes : le premier entre des discours politiques dans lesquels « la famille est réaffirmée comme espace naturel et premier de l’éducation des enfants » et le constat que les situations de maltraitance se produisent en nombre au sein des familles (Fiacre, 2007, p. 99) ; le second entre une mission de protection de l’enfant qui peut nécessiter un contrôle serré des pratiques éducatives parentales, voire un éloignement de l’enfant, et l’obligation d’associer ces mêmes parents aux décisions concernant leur enfant mais aussi de maintenir les liens entre parents et enfants (Neyrand, 2011).

8Séverine Euillet et Carl Lacharité (2021) soulignent l’importance, dans ce type de démarche, de considérer l’expérience parentale tout en rappelant que, selon Neyrand, elle relève « d’une logique d’assignation des parents à une place qui demande pour le moins à être questionnée » (Neyrand, 2018, p. 41). Que disent les parents de leurs rapports aux services de protection de l’enfance ? Quels effets produit « l’exigence d’associer les personnes à l’action qui les concerne » (Boutanquoi et al., 2016, p. 39) et à quels obstacles pratiques celle-ci se heurte-t-elle (Lacharité et al., 2022) dans un contexte où « l’injonction au partenariat est un défi d’envergure » (Join-Lambert et al., 2014, p. 72) ? Quel sens a la participation pour des parents impliqués, sans l’avoir voulu, dans la protection de l’enfance ?

  • 1 Recherche réalisée par une équipe du laboratoire ÉMA composée de Pascal Fugier (coordinateur), Valé (...)

9Commandée par une association de protection de l’enfance de la région parisienne à un laboratoire universitaire, la recherche-action1 présentée ici a été menée avec trois catégories de participants : jeunes (Becquet et al., 2022), parents et professionnels. Il s’agissait d’analyser leurs modalités de participation dans la perspective du nouveau projet associatif portant sur le développement du pouvoir d’agir des personnes accompagnées. Cette recherche « avec » (Monceau, Soulière, 2017) a été effectuée de 2019 à 2022. L’article portera plus particulièrement sur le volet de la recherche mené avec les parents.

10Nous reviendrons dans une première partie sur ce que recouvrent les notions de participation et d’implication parentale dans le champ de la protection de l’enfance et sur les difficultés qu’elles posent aux parents et aux professionnels. Une deuxième partie exposera la méthodologie de la recherche. Les résultats, exposés dans la troisième partie, montrent les difficultés, à la fois pour les familles et les professionnels, de penser la participation parentale dans un contexte institutionnel porteur d’injonctions contradictoires. Si les parents soulignent la qualité de l’accompagnement par les professionnels, la tension entre soutien et contrôle (Neyrand, 2011) les conduit à l’élaboration de stratégies complexes. Entre défiance et confiance, contrôle et accompagnement, infantilisation et autonomisation, protection de l’enfant et accompagnement des parents, l’invitation à plus de participation est souvent perçue comme une contrainte supplémentaire. Il nous est cependant apparu, tout particulièrement lors d’entretiens collectifs, que ces parents élaborent aussi des réflexions plus critiques et nuancées que les professionnels ne l’imaginent.

Participation et implication parentales en protection de l’enfance : tensions et paradoxes

11Les politiques publiques font de la participation des parents une obligation qui met à l’épreuve aussi bien parents que professionnels.

La participation, une obligation

12La loi du 2 janvier 2002 s’inscrit dans l’ambition, promue par les politiques publiques, de dynamiser la participation des citoyens aux choix concernant l’organisation et le fonctionnement des services publics. Cette orientation coïncide également avec le développement de la nouvelle gestion publique qui, depuis les années 2000, entend associer les citoyens à l’évaluation des services qui leur sont rendus. Dès 2002, Serge Vallon définissait ainsi, dans le champ de la santé, la figure de l’« usager citoyen » qu’il voyait s’affirmer :

« L’usager citoyen est celui qui est reconnu et qui se reconnaît comme concerné par la politique de santé ou d’action sociale. Au-delà de ses intérêts personnels ou des intérêts de la “classe” des malades ou des assistés, il souhaite contribuer à l’orientation comme au fonctionnement des dispositifs. Il accepte de le faire à des places différenciées mais complémentaires car il ne s’identifie pas aux techniciens par exemple, ni uniquement aux bénéficiaires. » (Vallon, 2002, p. 24.)

13La loi de 2002 accorde des droits fondamentaux qui définissent « la nécessité voire l’exigence d’associer les personnes à l’action qui les concerne » (Boutanquoi et al., 2016, p. 38). Marcel Jaeger (2017) note cependant que cette injonction à la participation des usagers ne fait l’objet que d’un intérêt récent des professionnels du travail social qui s’y montraient réticents, voire y résistaient.

14Du côté des usagers, la participation ne va pas de soi non plus. Ils se sentiraient dévalorisés, « sous-citoyens » dans le regard des professionnels (Heijboer, 2019). D’autres revendiquent cependant une expertise qui les conduit à réclamer une plus grande coopération au sein du travail social. L’« usagent » se positionne « en acteur et expert plutôt que réceptacle passif des politiques sociales » (Heijboer, 2019, p. 17).

15Comme l’observe une recherche menée au niveau européen à propos de l’implication des parents dans la vie de leur enfant placé, leur participation est souvent réduite « au fonctionnement d’instances consultatives formelles » (Join-Lambert et al., 2014, p. 72). Elle est alors comme dissociée de leur implication qui, elle, supposerait « l’intégration des parents aux processus de décision, le temps que parents et enfants passent ensemble à des moments de la vie quotidienne ou lors d’activités plus ponctuelles et le partage des tâches éducatives entre les parents et les professionnels accueillant l’enfant » (Join-Lambert et al., 2014, p. 78).

16Derrière ces notions d’implication et de participation des parents, une variété de pratiques professionnelles et de réponses parentales apparaît.

Impliquer les parents, les faire participer

17Les politiques de soutien à la parentalité et la mise en œuvre de la loi de 2002 appellent un certain type de disposition parentale, souvent qualifiée d’« implication parentale » dans les services de protection de l’enfance à l’échelle européenne (Join-Lambert et al., 2014). Cependant, cette désignation recouvre des définitions très variables selon les pays et contextes en fonction des situations et des cadres réglementaires et légaux. Il est en particulier remarqué que cette implication dépend de la relation de confiance établie avec le professionnel en charge du suivi de l’enfant (Join-Lambert et al., 2014, p. 74). L’une des manières de décrire le contenu de l’implication parentale est souvent d’évaluer la participation aux décisions concernant l’enfant.

18L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) a établi un état des lieux national de la mise en place du PPE instauré en 2007. Le rapport cherche à cerner comment le PPE est utilisé comme outil collaboratif entre professionnels et parents. Différents témoignages attirent l’attention sur les difficultés que pose en particulier le fait qu’il s’agisse d’un document écrit alors que certains parents ne maîtrisent pas la lecture et l’écriture. Un professionnel parle même de « limite intellectuelle » à propos de certains parents (ONPE, 2016, p. 95). Cette difficulté à produire un écrit répondant à l’exigence d’associer les personnes à l’action qui les concerne se retrouve lors de la rédaction d’autres documents et met à l’épreuve aussi bien les parents que les professionnels (Boutanquoi et al., 2016).

19Reprenant les modes d’intervention auprès des parents formulés par Jacques Ion (la participation-soumission à la norme, la participation-dévoilement, et la participation-reliance ; Ion, 2005), Catherine Sellenet (2021) propose un quatrième mode, la participation-action-projet, consistant essentiellement en une injonction à être autonome et à développer ses compétences parentales. Cette dernière proposition renvoie très directement aux injonctions à la responsabilité et à l’autonomie identifiées par des politistes dans la mise en œuvre des politiques publiques depuis les années 2000 (Cantelli et Genard, 2007).

20Cependant, que ce soit dans les services sociaux, la santé ou l’éducation, les tentatives des professionnels pour produire davantage de participation parentale peinent à tenir compte du fait qu’ils sont déjà impliqués dans l’institution et souvent de manière involontaire (Monceau, 2010). C’est particulièrement le cas en protection de l’enfance, où les relations sont très asymétriques. Dès lors, le travail des professionnels avec les enfants se double d’un travail avec les parents ayant pour visée le soutien des « compétences parentales » que Catherine Sellenet qualifie de « concept fourre-tout mais puissant », qui fabrique de nouvelles normes sociales (Sellenet, 2009, p. 114).

21Exposés aux paradoxes voire aux contradictions des politiques publiques qu’ils ont à faire vivre dans leurs pratiques, les professionnels doivent composer (Bessaoud et Monceau, 2019) alors que, comme le remarque la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE), ils n’ont pas reçu la formation nécessaire (CNAPE, 2022).

22Catherine Sellenet résume ainsi les défis à affronter pour une « véritable participation » des parents en protection de l’enfance :

« Pour qu’il y ait une véritable participation, trois conditions minimales sont selon nous requises : définir les objectifs de cette participation, être d’accord sur les moyens mis en œuvre, s’entendre sur le partage des pouvoirs. La participation ne se décrète pas en extériorité des intéressés, que ceux-ci soient les parents ou les enfants. Pour que le concept prenne vie dans les institutions, il faudra plus qu’un discours volontariste, il faudra une modification des interactions et des représentations des uns et des autres. » (Sellenet, 2021, p. 173.)

23Nous pourrions ajouter qu’il y aurait certainement aussi à prendre en compte le fait que les parents sont impliqués dans le processus, qu’ils le veuillent ou non. Cette situation objective ne semble pas toujours présente dans les représentations des professionnels.

Les professionnels face à la parole des parents

24Rendant compte d’une enquête menée dans le département des Yvelines, Patricia Fiacre insiste sur la difficulté à faire advenir la dimension politique de la parole des parents. N’étant pas organisée, au sens où elle n’est pas formulée par des collectifs structurés, l’expression des parents ne peut être entendue par les institutions qu’à travers des grilles ou des formulaires en vue d’être mise en forme « dans des rapports de synthèse, “enrichie” du regard critique des professionnels » (Fiacre, 2007, p. 97) :

« La voix des précaires reste collectée dans le cadre d’une gestion administrative et décisionnaire des situations individuelles. Elle ne devient pas une parole politique. » (Fiacre, 2007, p. 98.)

25Se référant à Castel (1995) et Paugam (2000), Patricia Fiacre estime que les parents concernés par son enquête peuvent être considérés comme des précaires parce qu’ils sont en situation instable et incertaine. Elle identifie un paradoxe avec lequel les professionnels doivent composer, celui d’intégrer les parents dans l’évaluation de dispositifs dont l’objectif est d’intervenir sur leurs incompétences (Fiacre, 2007).

26Les recherches concernant le positionnement des parents dans ces situations complexes font apparaître de fréquentes attitudes de retrait chez ceux qui n’entretiennent pas de relation suivie ou satisfaisante avec les professionnels. Ainsi, le fait que certains d’entre eux déclarent être « satisfaits sur tous les points » et n’avoir « rien à redire » est susceptible de « masquer un défaut d’implication » (ici au sens d’engagement) pouvant être « relié à l’absence de concertation, ou à une concertation problématique, voire impossible avec les services de l’ASE » (Fiacre, 2007, p. 104 et 105).

27Séverine Euillet et Chantal Zaouche Gaudron avaient établi en 2008 une synthèse des recherches en psychologie portant sur le point de vue des parents. Elles remarquaient que celles-ci étaient rares, ce qui reste le cas aujourd’hui. À l’issue de leur enquête menée avec quatre conseils généraux, elles confirmaient le poids de la relation entre les parents et les professionnels sur l’expression des premiers. Elles indiquaient aussi :

« Les parents qui demandent des conseils aux professionnels sont ceux qui n’ont pas peur d’être jugés et ceux qui ne souffrent pas d’avoir l’impression d’être de mauvais parents. Ainsi, ceux qui ne se sentent pas dévalorisés ou remis en cause ont plus de facilité pour s’exprimer et demander du soutien aux intervenants sociaux. » (Euillet et Zaouche Gaudron, 2008, p. 8.)

28Cette observation, qui se retrouve dans d’autres résultats de recherche, souligne que ce qui est couramment considéré comme l’objectif à atteindre est en réalité un préalable, les parents les plus en souffrance ou cumulant le plus de difficultés étant les moins susceptibles de les exprimer et de nouer des relations de confiance avec les intervenants. C’est aussi ce qu’explique, en d’autres termes, une membre d’ATD-Quart Monde dans un témoignage à l’ONPE :

« Les parents ont peur du professionnel, peur d’être mal compris. La parole des parents est souvent interprétée. Le professionnel ne fait presque pas confiance aux parents qui ont l’impression que leur parole est remise en question, que le “doute pèse sur eux”. » (ONPE, 2016, p. 23.)

29Ce type de posture professionnelle est aussi relevé par différents chercheurs. Catherine Sellenet évoque un regard professionnel qui se charge de « suspicions » (Sellenet, 2009, p. 114) et Giuliani un « contexte de soupçon » dès lors qu’il est question de potentielles maltraitances (Giuliani, 2019, p. 2). La possibilité que la parole des parents puisse s’exprimer d’une part et puisse être entendue d’autre part semble donc directement liée au contexte institutionnel et à la relation établie avec les professionnels. Cela incite à une grande prudence concernant la formulation d’interprétations trop rapides de cette parole.

30Pour les professionnels, la tâche est particulièrement complexe puisqu’il leur est demandé d’établir une relation de confiance avec les parents, celle-ci étant identifiée comme la base de toute collaboration réelle, dans un cadre institutionnel plutôt propice à la méfiance.

Une recherche-action pour approcher les représentations des parents et des professionnels

31Les données analysées ici sont issues d’une recherche-action commandée par une association départementale gérant des services de protection de l’enfance.

Une commande d’une association de protection de l’enfance

32L’association commanditaire, implantée dans un département francilien, gère de nombreuses actions et dispositifs spécialisés : actions éducatives et lien social, actions de prévention et prévention spécialisée, actions de prévention et insertion, assistance éducative et judiciaire, espace dynamique d’insertion (EDI), action éducative en milieu ouvert (AEMO), service d’investigation éducative (SIE), accueil des enfants par des services d’accueil familial (SAF), ainsi que des dispositifs d’hébergement et d’accompagnement éducatif (DHAE).

33La commande était motivée par le fait que l’association souhaitait « renforcer la démocratie sociale et inclusive de son fonctionnement en développant le pouvoir d’agir des personnes accompagnées », ainsi qu’il a été précisé dans une réunion du comité de pilotage (Copil) de la recherche. Ces objectifs formulés par la présidence et la direction sont déclinés ainsi dans la convention passée avec le laboratoire de recherche :

« L’enjeu est de renforcer les interactions entre les professionnels des différents services […] et de les accompagner dans l’explication et l’analyse réflexive de leurs pratiques et représentations relatives à la participation des personnes accompagnées. »

34La dynamisation des collaborations entre services de l’association était aussi attendue, d’où le choix d’une démarche de recherche-action. Enfin, si la commande explicite portait sur la question de la participation des personnes à l’association, répondant ainsi aux nouvelles injonctions politiques d’action sociale (Avenel, 2017), le contexte était celui de la réécriture du projet associatif.

35La recherche visait ainsi différents objectifs, précisés au fil des premières rencontres entre l’équipe de recherche et le comité de pilotage : laisser davantage de place aux personnes concernées dans l’association, mieux comprendre les facteurs favorisant ou limitant leur participation, accompagner les professionnels dans l’explicitation et l’analyse réflexive de leurs pratiques, déconstruire et modifier leurs représentations des personnes concernées limitant/empêchant leur place dans leur accompagnement et au sein de l’association, mais aussi soutenir la production du nouveau projet associatif.

36Le Copil était composé des six chercheurs, de directeurs et chefs de service, d’éducateurs et de membres du conseil d’administration. Ainsi, dès la mise en œuvre de la recherche, une première contradiction avec ses objectifs est apparue : aucun parent n’y était associé. Chacune des cinq réunions du Copil a réuni une quinzaine de personnes et c’est lors de ces rencontres, entre 2019 et 2021, qu’a été négociée la coconstruction du dispositif, définissant ainsi les bases de la collaboration (Rougerie, 2017). La participation des chercheurs au Copil leur a permis de mieux saisir l’articulation des enjeux pratiques et stratégiques au sein de l’association et de commencer à entendre les différents positionnements des participants selon leurs statuts et services.

37La recherche s’est déroulée de 2019, date du premier contact avec l’association, à 2023, date de la restitution finale lors d’une assemblée générale de l’association. Cette longue durée, non initialement prévue, est un effet de la situation sanitaire qui a bousculé la temporalité de la recherche, notamment par la mise en place retardée des différents entretiens.

Le déroulement de la recherche-action

38La recherche-action était organisée selon quatre volets distincts :

  • une recherche documentaire à partir d’un corpus composé de documents (projets, rapports d’activité, outils de travail…) fournis par les différents services de l’association (Rougerie, 2024). Il s’agissait d’analyser comment la participation des usagers était évoquée dans les textes institutionnels et autres documents de travail ;

  • une analyse collective de dispositifs et situations professionnelles, menée lors d’entretiens collectifs avec les professionnels de plusieurs services de l’association, à partir de mots-clés de la recherche (personne accompagnée, personne concernée, participation, pouvoir d’agir) ;

  • des entretiens individuels et deux entretiens collectifs avec des parents ;

  • des entretiens collectifs avec des jeunes dans différents services.

  • 2 En analyse institutionnelle, l’analyseur désigne « ce qui permet de révéler la structure de l’insti (...)

39Chaque volet était coordonné par un chercheur. L’auteur de ce texte coordonnait le volet familles, l’autrice coordonnait les séances menées avec un groupe de professionnels. À la fin de la recherche, une restitution des résultats de la recherche-action a été proposée à l’ensemble des salariés de l’association. Les parents ont également été invités. Cependant, la décision, pour des raisons calendaires, de réaliser cette restitution lors de l’assemblée générale de l’association n’a pas permis leur venue. Ce point est pour nous un analyseur2 de leur participation, telle qu’elle a été pensée au sein de l’association, voire de la recherche.

40Nous mobiliserons ici les données issues des entretiens avec les parents et les professionnels.

41Cinq entretiens collectifs avec les professionnels, menés en parallèle avec deux groupes, visaient à comprendre comment ils travaillaient « avec » les personnes concernées, les effets de leurs pratiques, les difficultés, paradoxes ou empêchements auxquels ils étaient confrontés. En raison de la situation sanitaire et des confinements, ces entretiens, d’une durée de trois heures chacun, se sont déroulés en distanciel, de novembre 2020 à novembre 2021. Chaque rencontre était conduite par deux chercheurs : le référent de chaque groupe et un chercheur « mobile », selon la logique du staff tournant (Catini, Monceau, 2000). Chaque groupe, composé d’une douzaine de personnes, reflétait la diversité des professionnels de l’association : éducateurs spécialisés, éducateurs de jeunes enfants, assistants de service social, techniciens d’intervention sociale et familiale, psychologues, encadrants techniques, chefs de service et coordinateurs. Ces groupes n’ont pas été stables, certains professionnels ne participant pas à toutes les séances, contraints par leurs obligations professionnelles. Ils ont cependant été suffisamment constants pour permettre l’élaboration de la réflexion collective.

42Le même thème a été proposé aux deux groupes lors de la première séance : la relation aux familles et aux jeunes en situation de crise sanitaire. Ensuite, chaque groupe a suivi son propre cheminement réflexif. Le groupe coordonné par l’autrice de cet article fonctionnait selon un dispositif socio-clinique institutionnel (Monceau, 2019 ; de Saint Martin, 2023) : les thématiques étaient choisies collectivement et les chercheurs n’intervenaient que pour exposer une synthèse de la séance précédente, relancer les échanges, proposer des restitutions « perlées ». Cette technique consiste à retourner au groupe, au fil du travail collectif, des éléments de réflexion formulés lors de séances précédentes ou dans d’autres espaces de la recherche. L’analyse collective des implications de chacun, c’est-à-dire des rapports de chacun à l’institution, visait à mettre au jour les contradictions institutionnelles vécues par les participants, la participation en constituant ici un analyseur. Quatre thèmes sont apparus et ont été explorés : le mot « infantilisation » dans son rapport avec la question de la participation ; la question de l’intime ; les outils comme supports pour la réflexion et la clarification des objectifs ; la compréhension de la participation des personnes concernées. Le second groupe, coordonné par un autre chercheur, a abordé les thèmes suivants : les outils ou dispositifs dans une visée participative ; la question de la pair-aidance (le soutien par les pairs, porteurs d’un savoir expérientiel) dans la participation ; la notion d’épreuve ; les modalités concrètes de participation.

43Les entretiens avec les parents avaient pour objectifs de mieux saisir les représentations et expériences vécues des personnes accompagnées, d’appréhender la perception qu’elles avaient de leur place dans les divers projets et actions menés dans le cadre de leur accompagnement et de la vie associative. Ils ont été programmés en mai et juin 2021, dans une temporalité différée au regard des entretiens avec les professionnels. Ce décalage temporel nous a permis de nous appuyer sur des observations et interrogations entendues dans les groupes de professionnels lors de nos échanges avec les parents.

44Des entretiens individuels, menés chacun par un chercheur, ont été réalisés avec cinq mères et deux pères suivis par deux services de l’association : l’AEMO et le SIE. Un entretien individuel avec une mère a eu lieu dans les locaux de l’AEMO et les autres se sont déroulés en distanciel, par visioconférence ou téléphone. Un entretien collectif, mené par les deux chercheurs, a été réalisé avec trois pères et deux mères suivis par l’AEMO, au sein du service. Après une rapide présentation de la recherche, notre guide d’entretien orientait l’échange sur la présentation de soi, la connaissance de l’association, le regard porté sur l’accompagnement et sur la relation avec l’association et ses professionnels, les motivations ou non à participer à la vie des services ou de l’association. Enfin, un deuxième entretien collectif prenant la forme d’une séance de restitution, qui avait initialement été envisagée avec l’ensemble des parents interrogés, a été organisé en visioconférence avec les seuls deux pères rencontrés en entretien individuel.

45Les analyses que nous proposons s’inscrivent dans le cadre théorique de la socio-clinique institutionnelle (Monceau, 2019 ; de Saint Martin, 2023). Cette dernière situe donc les propos recueillis dans la dynamique institutionnelle de l’association et plus largement de la politique de protection de l’enfance. Elle prend en compte la diversité des implications des parents et des professionnels dans l’institution de la protection de l’enfance et croise leurs points de vue.

La négociation des entretiens avec les parents

46La préparation de ces entretiens et le choix des parents sollicités ont fait l’objet de longues discussions au sein du Copil, en raison du contexte spécifique de la protection de l’enfance et du fait que des parents soient sous main de justice. Une séance a été dédiée à cette question. Ainsi, nous avions proposé de mener trois entretiens collectifs, mais les réticences des professionnels, dues à la confidentialité des informations, à la diversité des situations mais aussi aux difficultés pratiques que posait l’organisation de telles rencontres (la plupart des parents n’étant pas motorisés), nous ont conduits à n’en mener qu’un seul en présentiel, avec des parents pris en charge par un même service.

47Toutes les familles suivies par l’association ont reçu, en janvier 2021, un courrier leur présentant la recherche-action et la proposition d’un entretien individuel. L’argument, écrit en gras – « échanger avec les personnes concernées est essentiel pour enrichir et améliorer notre action » – n’a pas convaincu. Aucune famille n’a répondu à ce courrier. Il a alors été décidé que chaque service contacterait les parents susceptibles d’être intéressés. Cette procédure n’est pas anodine. Les contacts avec les parents sous contrainte judiciaire ont été difficiles : « recrutées » par les services, les mères manifestaient une méfiance qu’il fallait entendre pour débuter l’entretien. Aucune n’a accepté de participer à la restitution.

48De même, lors de l’entretien collectif, une mère nous a d’emblée annoncé qu’elle se sentait obligée par le service d’y participer, mais ne le souhaitait pas. Le début de l’échange lui ayant permis de préciser ses réticences et probablement d’éprouver notre posture, elle est restée et a participé activement à la suite de la discussion. Cette résistance a été le point de départ, entre les parents présents, d’une analyse collective des contradictions perçues dans le fonctionnement du service et, au-delà, de la protection de l’enfance dans son organisation plus générale. En effet, en croisant leurs expériences récentes et en apportant quelques éléments de leurs expériences passées respectives, ils ont amorcé une analyse critique du fonctionnement du service et des logiques qu’il doit suivre. Ils insistent en particulier sur le fait que le service est limité dans le soutien qu’il peut leur apporter.

49Nous avons constaté une différence notable d’adhésion à la recherche de la part des parents selon les situations, ici entre les parents sous main de justice et ceux ayant effectué une démarche volontaire de demande d’investigation. Les parents (deux pères) se trouvant dans le second cas se sont montrés très coopératifs et sont les seuls à avoir participé à la restitution. Les autres avaient accepté le premier entretien qu’ils considéraient comme une injonction du service, leur participation pouvant alors être considérée comme une stratégie montrant leur bonne volonté au responsable du service. Leur refus de participer à la restitution peut être considéré comme l’analyseur d’une résistance manifestant un certain pouvoir d’agir, même s’il ne va pas dans le sens de la participation attendue.

50Ces difficultés et résistances à la mise en place du dispositif de recherche se retrouvent dans les publications d’autres chercheurs. Patricia Fiacre (2007) décrit une situation similaire lors de la réalisation d’une enquête comparable auprès de parents. Malgré ses tentatives pour éviter le biais du recrutement, elle a dû se résigner à passer par l’intermédiaire des professionnels. Tout comme nous, elle note aussi un fort clivage entre deux types de positionnement parental par rapport à l’enquête mais aussi aux services. Ces différences de positionnement à l’égard de la recherche résonnent avec celles observables vis-à-vis des services et constituent des analyseurs de la participation des parents, à leur propre accompagnement mais aussi aux fonctionnements des services voire des associations gestionnaires.

Une participation impossible ?

51Les entretiens avec les parents, corrélés aux réflexions des professionnels, montrent des tensions pérennes qui définissent une discontinuité entre différents « niveaux » de participation. Ceux-ci sont étudiés ici selon trois entrées : l’infantilisation des parents, entre accompagnement et contrôle ; une confiance accordée par les parents aux accompagnants mais une méfiance envers les services ; la réalité quotidienne des parents au regard de la réalité des services.

L’infantilisation des parents, entre accompagnement et contrôle

52Les tensions entre participation et mesure contrainte sont identifiées par les professionnels.

« Mais je crois que ça pose vraiment la question de la participation dans le cadre des mesures contraintes. C’est quand même deux concepts qui sont particuliers à lier. » (Éducatrice spécialisée SIE, entretien collectif, 13.11.2020.)

53Est ici pointé le fait que le même terme « participation » recouvre des réalités différentes, voire contraires, selon les services de l’association. Ces tensions produisent différents effets.

54Les professionnels perçoivent la contradiction entre l’objectif d’autonomie de leur accompagnement et l’infantilisation qui peut résulter de leur propre démarche.

« Comment on fait quand le parent, il pense qu’on est là pour lui dire comment il doit faire alors que c’est pas forcément ce qu’on veut faire ? Nous, on veut l’accompagner, les soutenir et les aider et, pour le parent, c’est vécu autrement, en fait. » (Psychologue AEMO, entretien collectif, 22.01.2021.)

55Les difficultés d’accomplir certaines tâches participent à cette infantilisation. Le professionnel peut en arriver à faire à la place du parent ou bien à lui prescrire précisément ce qu’il attend de lui.

56L’accompagnement vers l’autonomie peut ainsi être perçu par les parents comme une action qui ne les prend pas véritablement en compte, qui vise d’abord le contrôle. La perception parentale peut alors grandement différer de l’intention professionnelle. Une mère affirme ainsi se sentir moins accompagnée que contrôlée (elle revient sans cesse sur les tickets de caisse à présenter) « et infantilisée surtout. Et ça, je ne supporte pas. Ça, c’est un truc, je supporte pas. » Plus tard, elle dira « on est fliqués, en fait » (mère, entretien individuel, 06.06.2021).

57Ces observations, qui se répètent dans les discours des parents et des professionnels, font consensus entre eux, même s’ils ne l’expriment pas sur le même mode.

58L’infantilisation des parents contredit en acte l’injonction à leur participation à l’accompagnement qu’ils reçoivent mais entrave aussi la participation, également attendue d’eux, à la vie des services et de l’association. Il est significatif à cet égard que la majorité des mères n’ont pas compris le sens de la question qu’on leur posait sur leurs motivations ou non à participer à la vie des services ou de l’association.

Entretien individuel, mère, 07.06.2021 :

Chercheuse : Si on vous parle de participation au service et à l’association, est-ce que ça vous parle ? Comment vous pourriez définir votre participation ?

Mère : Je sais pas du tout.

Chercheuse : Pour vous, ça serait quoi… ou c’est quoi, participer au service et à l’association ?

Mère : Ben… échanger ou… je sais pas trop, en fait.

59Elle arguera ensuite de son manque de disponibilité pour rejeter l’idée de sa participation à la vie du service :

« Non. J’aurais pas le temps, en fait, entre le travail, les enfants et tout. Je prendrais pas le temps et je préfère me consacrer avant tout à mes enfants que de me reconsacrer dans autre chose, tout ça, en fait. »

60On peut aussi émettre l’hypothèse que ce refus justifié par le prendre soin de ses enfants est un gage de sa volonté d’être « une bonne mère » adressé au service. Cette participation n’intéresse une mère, dont les enfants sont placés en famille d’accueil, que dans le cadre de la rencontre avec ses enfants et du maintien du lien avec eux. Elle souhaite voir diversifiés ces temps de rencontre organisés par le service (événements, week-end, vacances). Cependant, d’après les discours des parents, la participation attendue d’eux reste « consumériste », dans le sens où c’est leur présence plus que leur contribution qui semble attendue.

Entretien individuel, mère, AEMO, 12.05.2021 :

Chercheuse : Est-ce que vous avez été sollicitée pour la préparation de la Saint-Jean ? Ou est-ce que vous avez été juste invitée à l’événement ?

Mère : J’ai été invitée à l’événement. Après, bon, j’avais tout… mais je sais même pas s’ils ont fait participer. Je crois qu’ils ont pas fait participer les parents. C’était juste les membres de l’association.

Chercheuse : Mais, par exemple, vous, est-ce que ça vous intéresserait de participer à l’organisation de ces événements, à la préparation ?

Mère : Oui, ça serait pas mal.

61Ces propos pointent une contradiction dans l’action de l’association : alors qu’elle souhaite répondre à l’exigence politique d’une participation accrue des parents, ceux-ci sont conviés à des manifestations mais pas à leur organisation, ce qui pourrait pourtant leur permettre de s’investir concrètement. Les échanges lors des réunions du Copil et avec les professionnels confirment cette difficulté de l’association à imaginer ce type de participation parentale.

Une confiance accordée aux accompagnants mais une méfiance envers les services

62De manière assez inattendue, compte tenu des difficultés à nouer la relation d’entretien, tous les parents rencontrés soulignent la confiance qu’ils ont envers les professionnels qui les suivent, en raison de leurs qualités personnelles :

« Ils sont beaucoup… enfin… pour moi, ils sont beaucoup à l’écoute. Je sais que, pour moi, ils ont beaucoup été à l’écoute avec moi. » (Mère, entretien individuel, 02.06.2021.)

63À propos de l’assistante sociale qui le suit, un père affirme en forme de jugement moral :

« Je la trouve très courageuse. Déjà. Voilà. Je me dis juste que c’est un métier courageux. Et j’ai trouvé une dame très, très empathique et avec beaucoup d’empathie et vraiment à l’écoute, pour le coup. » (Père, entretien individuel, 25.02.2021).

64Un autre père parle de structure « bienveillante » à propos de l’équipe du SIE. Une mère loue les qualités d’écoute des professionnels. Cette reconnaissance peut se traduire par une participation qui répond aux demandes des professionnels, considérées comme des aides, parce que les parents leur accordent leur confiance.

« Ils m’aident parce que je sais pas trop faire des choses ; ils m’aident pour beaucoup de choses, avec les enfants. » (Mère, entretien individuel, 04.06.2021.)

65Cependant ces évaluations « positives » portées sur les professionnels en tant que personnes ne préjugent pas du point de vue des parents sur les services et leur fonctionnement. Le cadre des entretiens de recherche semble autoriser les parents à formuler des critiques, en particulier sur le turn-over des professionnels qui les accompagnent.

« Alors, oui, ça, c’est vrai que le fait de changer d’éducateur, pour moi c’est vrai que ça m’embête parce qu’on peut pas travailler bien si, à chaque fois, on change parce que soit on n’a pas… Comment je peux expliquer ça ? C’est qu’il y a des fois, avec un éducateur, on peut mieux parler qu’avec un autre. Donc… Et puis, des fois, ils ont pas le même fonctionnement. Donc, en fait, ça nous remet… On a l’impression de se remettre en question, de travailler avec une personne et que, finalement, on change et puis que c’est un autre fonctionnement… […] On peut pas bien travailler si c’est pas toujours la même personne. À chaque fois, il faut raconter l’histoire, il faut re-raconter et c’est vrai qu’ils travaillent différemment. » (Mère, entretien individuel, 02.06.2021.)

66Une mère confirme cette demande de stabilité des interlocuteurs :

« Je trouve que c’est mieux que ce soit toujours avec le même parce que, quand on change, après, les avis divergent, voilà, alors que quelqu’un vous suit depuis quelque temps déjà, il a déjà… ils ont déjà une idée de… enfin… ils connaissent mieux la personne qui est concernée. » (Mère, entretien individuel, 12.05.2021.)

67Une autre explique pourquoi elle a été déstabilisée par le changement de psychologue :

« C’était un peu dur, reparler du passé, remettre tout ça sur le tapis. »

68Elle précise ainsi les raisons pour lesquelles elle ne souhaite pas changer :

« J’ai trouvé ma place plus ou moins avec eux. […] Je me suis lâchée, ça m’a fait du bien. […] C’est plus simple, la personne me connaît. » (Mère, entretien individuel, 07.06.2021.)

69Le turn-over des professionnels constitue un obstacle important à la confiance des parents dans les services et, partant, à leur participation à leur propre accompagnement.

70Le confinement de 2020, durant lequel l’accompagnement s’est fait par téléphone, a mis en exergue l’importance des rencontres en présentiel. De manière ambivalente, une mère explique :

« Ils voyaient pas… [les professionnels ne venaient plus au domicile]. Donc on pouvait dire : “Tout va bien”… Oui, après… Bon, ça allait bien, mais c’est vrai qu’il y a des moments où la fatigue était là et c’est vrai que, des fois, du soutien… une personne qui vient à domicile, c’est vrai que c’est bien parce qu’ils peuvent donner des conseils. » (Mère, entretien individuel, 02.06.2021.)

71Cette importance déterminante donnée à la relation personnelle entre parents et professionnels lors de l’accompagnement a une conséquence peu prévisible par les chercheurs : elle suscite une empathie des premiers envers les seconds qui s’exprime par la reconnaissance de la difficulté de leur travail.

« Ils ont pas qu’une famille, ils ont des centaines de familles, ou même plus. » (Mère, entretien individuel, 02.06.2021.)

72La vulnérabilité des professionnels est même évoquée :

« Et puis il y en a psychologiquement, ils ont peut-être pas non plus les épaules pour le faire. » (Ibid.)

73Les parents ayant participé à l’entretien collectif pensent également que les professionnels sont pris dans des contraintes qui rendent leur travail difficile.

« Ils sont clairement débordés, tout le temps en retard, toujours à repartir et à s’excuser : “On ne peut plus parler, on doit y aller”. Manque de personnel, manque de moyens, à mon avis, financiers. » (Père, entretien collectif, 02.06.2021.)

« Je pense qu’ils doivent avoir un peu plus de pression qu’ils veulent nous le faire croire… Ils ont plus de pression… » (Père, entretien collectif, 02.06.2021.)

74Même dans les moments de tension identifiés avec le service, des parents veulent croire que les professionnels sont surtout contraints par leurs obligations :

« Je suis sûr que, quelquefois, quand ils vont voir des familles, après avoir découvert certaines choses… je suis sûr qu’ils sont touchés en eux-mêmes mais le boulot prend le dessus, et le rapport prend le dessus. Il faut envoyer un résultat. Ça prend le dessus. » (Père, entretien collectif, 02.06.2021.)

75La personne accompagnante semble alors perçue comme une victime du système, tout comme ils peuvent eux-mêmes se décrire à d’autres moments de l’échange.

76Le discours des parents révèle ainsi une nuance importante, la distinction faite entre le professionnel qui les suit et la mission de celui-ci. Cette distinction semble renforcer la perception positive qu’ils ont des professionnels, figure humaine dans un environnement bureaucratique. Le professionnel est facilement excusé et c’est la structure ou la hiérarchie qui est condamnée.

« « Eux, on leur dit : “voilà, c’est pour les enfants”. Mais c’est le système aussi derrière qui est mal fait. » (Mère, entretien collectif, 02.06.2021.)

77Les professionnels sont « excusés » du fait de leurs propres fragilités, de leurs conditions de travail, qui ne leur permettent pas de le faire correctement, et des tensions dans lesquelles ils sont eux-mêmes pris au sein de leur service. La mission de protéger les enfants conduit le service « à les aider… sans chercher à comprendre ce qui se passe réellement » :

« […] Mais, quand on vient déjà à deux, déjà, dans les manières de faire, tu sens déjà qu’ils sont là pour juste envoyer un résultat : “Il faudra que j’envoie un rapport pour dire voilà, voilà”. Il faut mettre le rapport de côté. Il faut mettre le côté humain devant. » (Père, entretien collectif, 02.06.2021)

78Selon ces parents, le service est pris dans une urgence, une obligation de résultat qui empêche finalement les professionnels de considérer la réalité de la situation. Les contraintes de l’institution, la bureaucratie les déshumanisent.

79Une mère caractérise la relation avec le service comme une « obligation par le juge ». C’est le cas de toutes les mères rencontrées en entretien individuel et des parents rencontrés en entretien collectif. Leur rapport à l’association est donc contraint. Cette appréhension définit une relation identifiée par les parents comme un rapport de force qui détermine différentes stratégies développées au fil du temps d’accompagnement. La résistance peut être passive. Une mère dit écouter les conseils mais faire ce qu’elle veut et « on attend que décembre passe » (entretien individuel, 03.06.2021) – date de la levée de la mesure et de sa sortie du dispositif. La fausse soumission est une stratégie pour répondre aux exigences du service tout en se préservant. La méfiance est de mise.

« À un moment, il faut rien dire. C’est mieux. »
« Parce qu’on sait pas comment ça va être pris. »
(Mère et père, entretien collectif, 02.06.2021.)

80Ces positionnements, en retrait, rappellent ce qui a déjà été observé dans le cadre d’autres recherches en protection de l’enfance (Lacharité, 2011 ; Giuliani, 2014 ; Sellenet, 2021). C’est aussi plus largement une posture bien identifiée lorsque les parents sont en position « basse » par rapport aux institutions auxquelles ils ont affaire, que ce soit le travail social, l’école ou des services de santé. Cependant, au fil du temps, les parents acquièrent une expertise qui peut leur donner le sentiment de reprendre du pouvoir face aux décisions les concernant, eux et leurs enfants. C’est ce qu’explique un père après avoir décrit différentes étapes de sa longue relation avec les services de la protection de l’enfance :

« On a la chance, nous, de notre côté, d’avoir pu imposer nos règles aussi. […] Quand on a parlé aux grandes [ses filles] qu’ils nous menaçaient de placement si jamais ça évoluait pas, wouah, là, elles se sont enchaînées à leurs petits frères, elles ont rien lâché, je veux dire… parce qu’elles trouvent ça injuste. » (Père, entretien collectif, 02.06.2021.)

81Les pères rencontrés en entretien individuel, travailleurs indépendants de catégorie sociale moyenne-supérieure, sont dans une autre perspective. Les mesures d’investigation les concernant allaient prendre fin prochainement et leur rapport au service et à l’association apparaissait comme plus libre. Chacun d’eux a livré son diagnostic du fonctionnement et des difficultés de l’association, qu’ils avaient découverte à l’occasion de la mesure. Ils répondent positivement à la question de savoir s’ils pourraient s’engager dans l’association et l’un d’eux propose même d’aider à collecter des fonds en développant une campagne de communication. Les deux considèrent en effet qu’elle souffre d’un déficit de notoriété.

82Ces positionnements contrastés font écho aux résultats d’autres recherches évoquées plus haut. Ils attirent de nouveau l’attention sur le fait que la perception que les parents ont de leur implication dans les services de protection de l’enfance est fortement déterminée, d’une part par la relation personnelle établie avec les professionnels et d’autre part par leur propre situation matérielle et sociale.

La réalité des services au regard de la réalité quotidienne des parents

83Tous les parents rencontrés ont une expérience de plusieurs années avec les services de l’association mais ne la connaissaient pas avant d’être mis en contact avec elle. Les parents en lien avec les services de l’AEMO ont les plus longues durées d’accompagnement mais n’ont pas acquis pour autant une meilleure connaissance de l’association gestionnaire des services auxquels ils ont affaire.

« Après, tout ça, je connais pas. Donc c’est vrai que c’est… s’ils peuvent proposer des activités… rencontrer… enfin… je sais pas trop comment expliquer ça. Je sais pas. » (Mère, entretien individuel, 07.06.2021.)

84Les professionnels eux-mêmes ne semblent pas présenter les différents services aux parents, alors même que certains pourraient intéresser les familles. Ce fonctionnement tubulaire des services fait écho aux perceptions des professionnels lorsqu’ils interrogent le cloisonnement des services. L’affirmation d’une solidarité entre services lors du confinement de 2020 et l’intérêt trouvé par les professionnels des différents services à pouvoir se rencontrer dans les groupes constitués pour la recherche-action pointent, en négatif, le manque de coordination et de coopération ordinaires entre services. La demande de davantage de transversalité entre eux se répétant dans les groupes, il semble qu’il s’agissait d’un impensé de l’association jusqu’à la formulation de la commande de recherche-action.

85Les parents suivis en AEMO insistent sur le fait que les exigences du service ne tiennent pas compte de leurs conditions de vie, renforçant le fait qu’ils perçoivent plus de contrôle que d’aide. Une mère qui vit dans un appartement trop petit s’insurge contre le fait qu’on lui demande d’installer dans le salon une chambre pour son fils de 10 ans afin qu’il ne dorme plus dans la même chambre qu’elle :

« C’est pas prioritaire. […] Je pense que, plutôt me dire : “Bon, on va essayer de faire une démarche de vous trouver un trois-pièces. Votre fils aura sa chambre et vous aurez…” Maintenant, on veut partager mon salon. Et là, en fait, c’est une pression, c’est une règle. » (Mère, entretien collectif, 02.06.2021.)

86Ce qui procède d’une invitation à leur participation pour les professionnels est vécu par les parents comme des injonctions ou des conseils ne prenant pas en considération la réalité vécue.

« On est plutôt frustrés… voilà… Quand on nous demande d’aller aux Restos du Cœur… Aussi, la dernière fois, elle nous avait dit : “Il faudra peut-être envisager de vendre votre voiture”. Non, en fait. C’est des choses qui sont pas possibles. » (Mère, entretien individuel, 03.06.2021.)

87Les exigences formulées par le service et non accompagnées d’aide matérielle pour y répondre sont dénoncées.

« Personne. Il y a rien. » (Mère, entretien collectif, 02.06.2021.)

88La façon de parler aux personnes accompagnées est d’autant plus importante que :

« Déjà, avec nos enfants, on est déjà des exclus de la société, pour qu’on nous en refasse encore… » (Ibid.).

89Ce qui se passe dans les échanges avec le service peut renforcer ce que les personnes éprouvent à l’extérieur, vis-à-vis de la société. La dureté ressentie des prescriptions de certains professionnels renvoie à la brutalité sociale, la défiance qui s’installe répond au sentiment d’une absence de soutien.

90Lors de l’entretien collectif, les parents reprochent au service de ne pas considérer leur situation dans leur globalité et leur complexité, de ne pas prendre suffisamment en compte les efforts faits.

« Pour eux, c’était pas assez… enfin… on demandait ça et puis, quand on faisait ça, c’était pas assez, il fallait faire autre chose mais non… » (Mère, entretien collectif, 02.06.2021.)

91Le manque de communication entre les différents professionnels et services est pointé au regard des besoins des parents. Fonctionnant de façon isolée aux yeux des parents, chaque service est d’abord perçu dans sa fonction de contrôle comme relais des décisions de justice. Le service informe le juge par ses rapports écrits puis applique ses décisions mais n’apporte pas de réponses aux problèmes concrets jugés prioritaires par les parents. Les parents sous main de justice dénoncent ainsi l’inadéquation de l’accompagnement à leurs besoins et, partant, son inutilité puisque l’écoute et la compréhension des professionnels restent vaines.

« Concrètement, je sais pas, ça doit faire un an et demi qu’on travaille avec elle. Ça a rien changé. Je comprends pas le… En fait, je comprends pas le but de cette association-là puisque, pour nous, ça change rien. » (Mère, entretien individuel, 03.06.2021.)

92Reconnaître les qualités personnelles d’une professionnelle ne signifie pas que son action soit considérée comme efficace. Les parents considèrent alors leur propre participation comme inutile. S’ils sont impliqués de fait dans l’action du service, ils ne considèrent pas qu’ils y participent et adoptent plutôt des postures de retrait.

93La majorité des parents dénoncent ainsi l’absence d’accompagnement dans les démarches administratives – demande de logement, d’aide financière, montage d’un dossier de surendettement, etc. Ils relient les difficultés avec leurs enfants, objets du suivi, à ces difficultés matérielles.

« C’est un peu trop de reproches. Mais bon, là, c’est la même chose comme les autres. On me dit de faire ci, faire ça, faire ça. C’est moi-même qui fais mes démarches. Ils viennent juste pour voir où j’en suis. […] C’est tout. » (Père, entretien collectif, 02.06.2021.)

94Un père insiste sur la nécessité, selon lui, de protéger à la fois l’enfant et sa famille.

« Je me pose la question si demain, qu’il y ait pas au moins une réflexion sur quel serait le moyen, l’approche la plus adéquate pour à la fois protéger l’enfant, c’est-à-dire garder cet aspect de protection de l’enfant, mais aussi faire en sorte que la famille garde son intégrité parce qu’aujourd’hui, on a tout un système qui est basé sur tout sauf le fait de préserver l’intégrité du noyau dur de la société qui est la famille. » (Père, entretien individuel, 24.05.2021.)

95Même si une mère reconnaît que le rôle de l’AEMO, « c’est de protéger les enfants », le fait qu’il se centre exclusivement sur l’enfant empêche le service de considérer que son bien-être ne peut pas se faire sans prendre soin des parents, sans faire attention aux conditions de vie ni prendre en compte la situation globale de la famille. Prendre soin des enfants nécessiterait donc de prendre soin des parents. Une autre mère exprime d’ailleurs le regret d’un manque de prise en compte de la participation des parents pour eux-mêmes, les parents ayant besoin de soutien et d’être écoutés.

96Dans la suite de cette réflexion, certains parents demandent des espaces dédiés aux rencontres entre parents :

« […] pour discuter un peu et puis… enfin… échanger parce qu’il y a des fois, nous, on peut faire des choses… enfin… on peut donner des conseils. Eux aussi peuvent nous donner des conseils. » (Mère, entretien individuel, 02.06.2021.)

« Justement, des réunions comme ça [l’entretien en cours] où on puisse se réunir aussi entre parents d’enfants placés, ça peut aboutir aussi au fait que chacun puisse demander, en fonction de sa situation, des… comment dire ?… des choses qui pourraient améliorer la vie au quotidien des enfants placés, de leurs parents en même temps. […] Justement, c’est quelqu’un qui vit la même chose que ce qu’on vit. Donc on se comprend plus. » (Mère, entretien individuel, 12.05.2021.)

« On se sent un peu seul dans les situations comme ça. […] Pouvoir rencontrer des gens ou ses pairs à un moment donné pour pouvoir échanger, pour pouvoir partager son expérience, pour pouvoir se donner des conseils ou même s’encourager. » (Père, entretien individuel, 25.05.2021.)

97Cette proposition, validée par les autres participants lors de l’entretien collectif, a conduit les chercheurs à indiquer que l’association organisait des rencontres de ce type pour les parents dans un autre service de l’association. Cette offre n’était pas connue de nos interlocuteurs, ce qui vient renforcer le constat d’un fonctionnement « en silo » des différents services. Cette demande parentale concernant des rencontres avec d’autres parents se trouvant dans la même situation qu’eux fait par ailleurs écho à la démarche réalisée par l’un des deux pères rencontrés en entretien individuel. Celui-ci a adhéré à un forum en ligne de parents sous mesure d’investigation avec lesquels il a pu échanger sur sa situation. Là encore, les ressources et actions des différents parents varient en fonction de leurs situations de plus ou moins grande précarité (Maupas, 2019).

98Ainsi, si « l’exigence d’associer les personnes à l’action qui les concerne » (Boutanquoi et al., 2016, p. 39) peut s’appuyer sur une relation de confiance entre les parents et les professionnels qui les accompagnent, elle ne conduit pas fondamentalement à la participation active des premiers à leur propre accompagnement, et encore moins à la vie de l’association. La mise sous main de justice domine toujours leurs perceptions des services, ce qui constitue un frein considérable à la participation. Pour autant, les entretiens révèlent aussi l’expertise des parents, leur finesse d’analyse de leur situation et des enjeux institutionnels dans lesquels sont pris les professionnels et eux-mêmes. Les propositions énoncées au cours des entretiens, telles que leur participation à la préparation d’événements ponctuels et l’organisation de rencontres autonomes entre parents, témoignent de la possibilité de mise en place d’une participation plus effective à la vie des structures et, partant, à leur propre accompagnement.

Conclusion

99Claire Heijboer (2019) en appelle à la reconnaissance de l’expertise usagère pour développer une solidarité d’usage bouleversant les rapports sociaux et contribuant à la cohésion sociale. Après d’autres, notre recherche pointe les contradictions de la participation des parents en protection de l’enfance à travers les difficultés professionnelles et institutionnelles à mettre en œuvre cette visée. Ces contradictions qui voient interférer contrôle et accompagnement, infantilisation et autonomisation, protection de l’enfant et accompagnement des parents constituent la réalité institutionnelle vécue par les parents comme par les professionnels.

100Les stratégies adoptées par les parents en réponse à cette situation sont variées mais liées à leurs situations matérielles et sociales, comme d’autres recherches en témoignent.

101Ce que notre recherche fait apparaître de plus original, ce sont les capacités d’analyse critique que peuvent mobiliser ces parents, pourtant soumis à de fortes injonctions. Ceux que nous avons rencontrés distinguent ainsi l’action des professionnels du fonctionnement des services ou encore des décisions de justice. Ils pointent également ce qui leur semble être des incohérences du dispositif de protection de l’enfance, en particulier le fait de ne pas être soutenus dans leur demande d’obtenir des conditions matérielles qui leur permettraient de répondre aux prescriptions qui leur sont faites. Ils prennent ainsi au mot la politique de soutien à la parentalité qui préconise de soutenir les parents pour protéger les enfants.

102Ces différents constats font clairement apparaître qu’il est particulièrement difficile pour ces parents de se représenter ce que peut signifier leur propre participation dans un contexte institutionnel où ils sont impliqués de fait dans l’institution de protection de l’enfance, sans en avoir décidé. Amorcer un dépassement de ces contradictions supposerait, pour les parents comme pour les professionnels, de disposer d’espaces collectifs pour les penser. La recherche-action a peut-être engagé ce travail mais elle a plus sûrement montré que les parents en ont la capacité pour peu que le dispositif adopté le permette.

Haut de page

Bibliographie

Ardoino (Jacques), « Polysémie de l’implication », Pour, no 88, 1983, p. 19-22.

Avenel (Cyprien), « Construire les politiques sociales avec les personnes accompagnées : la participation en attente d’un modèle d’intervention collective », Vie sociale, no 19, 2017, p. 51-71.

Barrère-Maurisson (Marie-Agnès), « Familialisme, féminisme et “parentalisme” : trois âges de la régulation sociale », Documents de travail du centre d’économie de la Sorbonne, no 43, 2007. En ligne : https://shs.hal.science/halshs-00175883/document

Becquet (Valérie), Fugier (Pascal) et Iori (Ruggero), « La participation des jeunes dans une association de protection de l’enfance : des logiques d’action en tension », Sociétés et jeunesses en difficulté, no 28, 2022. En ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sejed/11831

Bessaoud-Alonso Patricia et Monceau Gilles, « Des professionnels qui doivent faire avec les contradictions institutionnelles des politiques publiques », Connexions, no 112, 2019, p. 31-43.

Boutanquoi (Michel), Bournel-Bosson (Maryse) et Minary (Jean-Pierre), « La difficulté à élaborer des récits communs entre parents et professionnels », Revue internationale de l’éducation familiale, no 39, 2016, p. 37-57.

Cantelli (Fabrizio) et Genard (Jean-Louis) [dir.], Action publique et subjectivité, Paris, LGDJ, 2007, 264 p.

Capelier (Flore), « Du consentement à la contrainte en protection de l’enfance : accord, adhésion ou avis ? », Vie sociale, no 33, 2021, p. 117-126.

Castel (Robert), Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, 490 p.

Catini (Laure) et Monceau (Gilles), « Le staff tournant », Les Cahiers de l’implication. Revue d’analyse institutionnelle, no 3, 2000, p. 145-150.

CNAPE, Le travail avec les familles dans le cadre d’une mesure d’accueil en protection de l’enfance, 2022. En ligne : https://www.cnape.fr/documents/cnape_rapport_le-travail-avec-les-familles-dans-le-cadre-dune-mesure-daccueil-en-protection-de-lenfance_juin-2022/

Code de l’action sociale et des familles (CASF), Livre II, titre II, chapitre III : « Droits des familles dans leurs rapports avec les services de l’aide sociale à l’enfance », article L. 223-1-1, 2022. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000045136789

Enlart (Sandra), « Motivation, satisfaction et implication », dans Aubert (Nicole), Gruère (Jean-Pierre), Jabes (Jak), et al. [dir.], Management. Aspects humains et organisationnels, 9e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 173-202.

Euillet (Séverine), « L’enfant accueilli », Empan, no 65, 2007, p. 119-124. En ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/empa.065.0119

Euillet (Séverine) et Lacharité (Carl), « L’enfant et ses parents : des sujets-clés en protection de l’enfance », Vie sociale, no 34-35, 2021, p. 127-140.

Euillet (Séverine) et Zaouche Gaudron (Chantal), « Des parents en quête de parentalité : l’exemple des parents d’enfants accueillis à l’Aide sociale à l’enfance », Sociétés et jeunesses en difficulté, no 5, 2008. En ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sejed/2703

Fiacre (Patricia), « La parole des parents d’enfants placés dans les établissements habilités par l’ASE », Vie sociale, no 3, 2007, p. 97-110.

Giuliani (Frédérique), « Mères “à l’essai” : analyse des processus de catégorisation dans un dispositif de soutien à la parentalité de l’ASE », dans Martin (Claude) [dir.], « Être un bon parent » : une injonction contemporaine, Rennes, Presses de l’EHESP, 2014, p. 211-228.

Giuliani (Frédérique), « L’éducation familiale au prisme du soupçon de maltraitance », Sociétés et jeunesses en difficulté, no 22, 2019. En ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sejed/9710

Heijboer (Claire), « La participation des usagers au secours des institutions sociales et médico-sociales. Vers un nouvel âge de la Solidarité », Le Sociographe, no 68, 2019, p. s13-s23.

Houzel (Didier) [dir.], Les enjeux de la parentalité, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999, 200 p.

Ion (Jacques), Travail social et souffrance psychique, Paris, Dunod, 2005, 224 p.

Jaeger (Marcel), « Les nouvelles formes de participation des personnes accompagnées dans les instances de gouvernance et dans les formations », Vie sociale, no 19, 2017, p. 13-25.

Join-Lambert (Hélène), Euillet (Séverine), Boddy (Janet), Statham (June) et al., « L’implication des parents dans l’éducation de leur enfant placé. Approches européennes », Revue française de pédagogie, no 187, 2014, p. 71-80. En ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/4471

Lacharité (Carl), « Approche participative avec les parents en contexte d’autorité : une brève introduction », dans Boutanquoi (Michel) [dir.], Interventions sociales auprès de familles en situation de précarité, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 63-72.

Lacharité (Carl), Balsells (Maria Angels), Milani (Paola), Ius (Marco) et al., « Protection de l’enfance et participation des familles : cadre pour la transformation des cultures organisationnelles et l’adaptation des pratiques professionnelles », dans St-Laurent (Diane), Dubois-Comtois (Karine) et Cyr (Chantal) [dir.], La maltraitance : perspective développementale et écologique, Québec, Presses de l’université du Québec, 2022, p. 341-364.

Loi no 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000215460/

Loi no 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000823100/

Lourau (René), L’analyse institutionnelle, Paris, Éd. de Minuit, 1970, 298 p.

Maupas (Caroline), « Penser la participation des parents en protection de l’enfance à l’aune des rapports sociaux de classe et de genre », Le Sociographe, no 68, 2019, p. 101-113.

Monceau (Gilles), « Technologies de l’implication des parents dans les institutions éducatives », Revue internationale de l’éducation familiale, no 27, 2010, p. 17-35.

Monceau (Gilles), « Socio-clinique institutionnelle (Institutional socio-clinic – Socio-clínica institutional) », dans Vandevelde-Rougale (Agnès) et Fugier (Pascal) [dir.], Dictionnaire de sociologie clinique, Toulouse, Érès, 2019, p. 597-597.

Monceau (Gilles) et Larivée (Serge J.), « Tentations et tentatives d’éduquer les parents », Sociétés et jeunesses en difficulté, no 22, 2019. En ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sejed/9561

Monceau (Gilles) et Soulière (Marguerite), « Mener la recherche avec les sujets concernés : comment et pour quels résultats ? », Éducation et socialisation, no 45, 2017. En ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/edso/2525

Neyrand (Gérard), Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, Érès, 2011, 176 p.

Neyrand (Gérard), « Le soutien aux parents et la normativité : Pour sortir du parentalisme », dans Neyrand (Gérard), Coum (Daniel) et Wilpert (Marie-Dominique), Malaise dans le soutien à la parentalité : Pour une éthique d’intervention, Toulouse, Érès, 2018, p. 25-53.

ONPE, Le PPE : un état des lieux, enjeux organisationnels et pratiques, Paris, La documentation française, 2016, 203 p.

Paugam (Serge), Le salarié de la précarité sociale : les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, Presses universitaires de France, 2000, 437 p.

Rougerie (Corinne), « L’accueil du chercheur dans une recherche collaborative », Phronesis, no 6, 2017, p. 166-176.

Rougerie (Corinne), « Se former à la participation par la recherche avec : une mise à l’épreuve de la réciprocité des savoirs », Recherche et formation, no 99, 2024 (à paraître).

de Saint Martin (Claire), Des dispositifs socio-cliniques institutionnels pour penser l’inclusion : de l’empan liminal à la liminoïdité, note de synthèse HDR en sciences de l’éducation et de la formation, université d’Orléans, 2023, 265 p. En ligne : https://hal.science/tel-04142797

Sellenet (Catherine), « Approche critique de la notion de “compétences parentales” », Revue internationale de l’éducation familiale, no 26, 2009, p. 95-116.

Sellenet (Catherine), « La participation des parents en protection de l’enfance, mythe ou réalité ? », dans Dautigny (Sandrine), Mahier (Jean-Pierre) et Stella (Salvatore) [dir.], Les enjeux de l’inclusion en protection de l’enfance, Toulouse, Érès, 2021, p. 153-173.

Thévenet (Maurice), Impliquer les personnes dans l’entreprise, Paris, Éd. Liaisons, 1992, 205 p.

Vallon (Serge), « Les quatre visages de l’usager », VST-Vie sociale et traitements, no 76, 2002, p. 20-23.

Haut de page

Notes

1 Recherche réalisée par une équipe du laboratoire ÉMA composée de Pascal Fugier (coordinateur), Valérie Becquet, Ruggero Iori, Gilles Monceau, Corinne Rougerie et Claire de Saint Martin.

2 En analyse institutionnelle, l’analyseur désigne « ce qui permet de révéler la structure de l’institution, de la provoquer, de la forcer à parler » (Lourau, 1970, p. 283).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Claire de Saint Martin et Gilles Monceau, « Devoir participer quand on est déjà (involontairement) impliqué : le cas des parents en protection de l’enfance »Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], 31 | Automne 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sejed/13113

Haut de page

Auteurs

Claire de Saint Martin

Claire de Saint Martin est maître de conférences HDR en sciences de l’éducation et de la formation au laboratoire ÉMA de CY Cergy-Paris-Université. Socio-clinicienne institutionnelle, ses travaux, inscrits dans la « recherche avec », portent sur l’inclusion des personnes en situation de handicap, notamment par la pratique théâtrale, en considérant la participation des personnes et l’institution théâtrale comme l’espace de la liminoïdité (théorisée par Victor Turner, la liminoïdité désigne un espace de création, expérimental, en marge de l’institution qu’il vise à transformer).
claire.de-saint-martin[at]cyu.fr

Gilles Monceau

Gilles Monceau est professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation au laboratoire ÉMA de CY Cergy-Paris-Université. Ses travaux portent sur les politiques et pratiques de coéducation et de soutien à la parentalité, et plus largement sur l’évolution institutionnelle des pratiques professionnelles selon l’approche socio-clinique institutionnelle.
gilles.monceau[at]cyu.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search