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Notes de lecture

Véronique Le Goaziou, Démunis. Les travailleurs sociaux et la grande précarité

Paris, Presses de Sciences Po, 2022, 208 p.
Sylvain Bordiec
Référence(s) :

Véronique Le Goaziou, Démunis. Les travailleurs sociaux et la grande précarité, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, 208 p.

Texte intégral

  • 1 Véronique Le Goaziou, Éduquer dans la rue, Paris, EHESP, 2016.

1L’ouvrage de Véronique Le Goaziou, sociologue indépendante dont les travaux sont largement dédiés à la délinquance et à la violence, et à leurs gestions publique et parapublique, commence par l’évocation des déclarations présidentielles sur l’importance des travailleurs de la « première ligne » pendant la crise sanitaire des années 2020-2021. Celles-ci proclament, de manière solennelle, la nécessité de reconnaître et de valoriser leurs engagements pour la société. Parmi ces travailleurs, il y a les protagonistes du travail social, dont l’auteure propose, dans la continuité d’un précédent ouvrage remarqué sur l’éducation spécialisée1, de nous faire découvrir la manière dont ils prennent en charge la « très grande précarité », aussi bien en temps normal qu’en temps de pandémie, puisque l’investigation commence en 2018 pour s’achever en 2020. Si l’auteure ne livre pas de définition arrêtée de cette notion de « grande précarité », on comprend que, de son point de vue, il s’agit d’une condition sociale de dénuement extrême dont le « sans-abri » et l’« errant » (p. 11) constituent les figures paradigmatiques.

2Cette ambition de documentation s’appuie sur les apports d’une étude commandée à Véronique Le Goaziou par l’Association départementale pour le développement des actions de prévention (ADDAP). La chercheure associée au Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES) a accompli cette étude seule, principalement en position d’observation des interactions entre les travailleurs sociaux et leurs publics : ce sont les principaux résultats de cette investigation qui sont ici restitués. Actrice de premier plan de la prévention spécialisée dans le département des Bouches-du-Rhône, l’association, créée en 1967 et dont Véronique Le Goaziou accompagne les réflexions depuis de nombreuses années, a peu à peu élargi son champ d’action. Aujourd’hui, son activité a aussi trait à l’encadrement des mineurs non accompagnés (MNA), à l’insertion et à la production de diagnostics sur les populations précaires. Selon l’auteure, cette multiplicité d’actions constitue l’association en observatrice privilégiée de la « massification des problèmes » dans un contexte de « raréfaction des moyens » : c’est la « démocratie en actes » (p. 10) accomplie par cette organisation, autrement dit son travail destiné à arrimer ses publics à la société et à contribuer ainsi au maintien d’une « République crédible » (p. 32), que Véronique Le Goaziou invite à décrypter. Ce décryptage opère à partir de deux centres d’investigation principaux, à savoir l’activité de l’ADDAP auprès des jeunes en errance à la gare Saint-Charles de Marseille et l’intervention sociale qu’elle réalise dans des squats et bidonvilles d’Aix-en-Provence, de Marseille et du pays d’Arles.

3L’analyse est attentive à « la palette contrastée d’émotions et de sentiments » que suscitent ces groupes : « le pauvre, le sans-abri et l’errant incarnent la contradiction du progrès […] leur seule existence contrecarre le projet – ou le mythe – de l’aisance sociale partagée » (p. 11). La considération de l’auteure pour les représentations dominantes se double d’un intérêt marqué pour les pratiques sociales et les visions du monde des protagonistes : la sociologue accompagne à des fins d’observation les intervenants sociaux (principalement des éducateurs de prévention spécialisée) sur leurs terrains professionnels et réalise des entretiens avec eux ainsi qu’avec des personnels d’encadrement et administratifs. Elle complète cette production de matériaux par des séquences d’enquête ethnographique. À première vue, il s’agit avant tout d’une investigation sur le temps présent, circonscrite aux Bouches-du-Rhône et concentrée sur une seule organisation. Mais lorsque l’on avance dans le texte, on mesure la triple préoccupation de Véronique Le Goaziou, qui est de donner une profondeur historique à ses analyses sur notre période contemporaine, de replacer ce qu’elle saisit dans le sud de la France dans des dynamiques nationales voire internationales, ainsi que de décrypter le travail social de l’organisation étudiée à l’aune des multiples relations sociales dans lequel celui-ci se déploie – avec les publics, les élus et les autres travailleurs sociaux, salariés et bénévoles. La perspective sociohistorique est particulièrement saillante dans le premier chapitre, intitulé « La grande précarité, les politiques et les publics », lequel consiste largement en un travail de réflexivité sur les mots, sur l’action publique et les populations de « cette » précarité. Ce travail est indispensable pour pouvoir, ensuite, dans les deuxième et troisième chapitres, se pencher successivement sur « les jeunes errants de la gare Saint-Charles » et sur les « bidonvilles et squats du pays d’Arles, d’Aix-en-Provence et de Marseille ». Intitulé « Les travailleurs sociaux face à la crise sanitaire », un quatrième et dernier chapitre permet de mettre à l’épreuve des faits les interventions d’Emmanuel Macron évoquées initialement.

4Dans le premier chapitre, à partir d’une dense revue de littérature doublée de la mobilisation des enquêtes statistiques de l’Ined et de l’Insee ainsi que des connaissances produites par les collectivités et les associations, l’auteure souligne l’absence de consensus scientifique sur les notions de pauvreté, de précarité et d’exclusion. De son point de vue, ce dissensus est un obstacle à l’identification et au recensement des personnes connaissant la « grande précarité » (p. 25), à la fois visibles et invisibles, capables de susciter autant de compassion que d’exaspération. Leur prise en charge contemporaine par le travail social trouve son origine dans l’« instauration du social » (p. 32) au xixe siècle et dans les luttes politiques contre l’insécurité sociale de l’après-Seconde Guerre mondiale, lesquelles ont contribué, en vertu de leur vocation réparatrice, à dépolitiser les inégalités sociales (p. 33). Dans le cadre d’une co-construction de l’État et des mondes associatifs, le travail social à destination des « laissés-pour-compte de la société salariale » (p. 36) se déploie alors pour faire face à l’urgence des situations puis favoriser l’insertion par l’emploi et le logement. L’auteure fait état de ce qu’elle estime regrettable en matière de gestion publique et parapublique de la « grande précarité » : elle souligne ainsi tour à tour un manque de moyens humains et d’investissements, un déficit de coordination entre les dispositifs existants et le hiatus entre la connaissance de plus en plus fine de l’« extrême pauvreté » – celle-ci est principalement vécue par une population jeune, masculine et peu ou pas diplômée (p. 42) – et sa persistance.

5À travers une plongée dans le secteur de la gare Saint-Charles à Marseille, le deuxième chapitre offre une première incursion dans les expressions concrètes de ces dynamiques sociales, professionnelles et politiques. Territoire de concentration de pauvreté en centre-ville, où l’auteure est frappée par la faiblesse de l’offre d’hébergement d’urgence et la proportion considérable de jeunes adultes et de mineurs parmi la population de SDF, cette gare voit aussi se déployer, dans le prolongement historique de l’engagement de l’ADDAP, un ensemble d’actions aux motivations parfois contradictoires. Ainsi, l’implication de la SNCF et en particulier de sa fondation, liée, dans cette circonstance, au Samu social mais aussi à l’association enquêtée par l’autrice, repose à la fois sur des préoccupations sécuritaires et sociales. L’auteure souligne par ailleurs la mission aux allures ici impossibles des travailleurs sociaux qui, en plus de pâtir d’une faiblesse de moyens pour contribuer à la « stratégie nationale de lutte contre la pauvreté », vont à la rencontre d’un public potentiel pour lequel bénéficier du travail social, malgré la faim et l’insécurité dans les espaces publics, ne va pas de soi. Cette absence d’évidence est liée aux résistances à s’avouer vulnérable : « se reconnaître en danger, c’est courir le risque de l’être », observe Véronique Le Goaziou à propos des mineurs en particulier (p. 57). Les éducateurs œuvrent dans une « boucle sans fin » (p. 72) où seule l’« urgence socio-sanitaire » (p. 76) peut être réglée : il n’y a ici ni la place ni les forces nécessaires pour l’accompagnement global qui caractérise officiellement la prévention spécialisée. La mise en œuvre de cet accompagnement nécessiterait davantage de lieux dédiés à la jeunesse et de partenaires travaillant réellement de concert – Véronique Le Goaziou souligne qu’il n’existe aucun dispositif spécifique à l’endroit des « mineurs en errance » (p. 77) – et capables de rendre la ville moins inhospitalière. À mesure que l’écart grandit entre, d’un côté, les intentions initiales portées par le politique et le secteur social et, de l’autre côté, la réalité du terrain, les travailleurs sociaux se sentent de plus en plus impuissants à sortir les jeunes de l’« autre monde » dans lequel ils sont enfermés.

6Consacré aux squats et bidonvilles, le chapitre 3 explore une autre facette du travail social aux prises avec la « grande précarité ». Après une contextualisation historique, géographique et urbanistique du fait « bidonvilles », Véronique Le Goaziou se saisit de la situation dans les Bouches-du-Rhône, où la majorité des occupants de ces lieux sont des Roms de Bulgarie et de Roumanie. Pour les travailleurs sociaux, la clé principale de compréhension de ce public est l’oppression d’État vécue dans le pays d’origine. Ces vies faites d’insécurité sont déterminantes dans la perception, par les Roms, des acteurs locaux proposant de leur venir en aide – éducateurs, militants, bénévoles. Des visions du monde, du présent et de l’avenir divergent. Ce qui relève de l’urgence pour un travailleur social et un occupant de bidonville peut être sensiblement différent (p. 98). Les propositions d’hébergement se heurtent aux volontés des Roms de demeurer auprès des leurs. Les possibilités de scolarisation et de cotisations sociales butent sur des incompréhensions sur la place de l’école et des administrations dans la définition des existences en France. Les travailleurs sociaux ne sont pas non plus entre eux parfaitement ajustés. Les professionnels salariés de l’action socio-éducative (en l’occurrence ici les membres de l’ADDAP) structurent leur action autour d’« une optique de responsabilisation » (p. 106) des personnes dans les multiples dimensions de la vie quotidienne – démarches administratives, santé, hygiène – capable, de leur point de vue, de favoriser certains ajustements aux normes dominantes et de rompre avec une supposée inclination à la « victimisation » (p. 132), tandis que les bénévoles des associations locales de solidarité apparaissent davantage guidés dans les secours qu’ils prodiguent par les conditions de vie indécentes et la stigmatisation qu’affrontent les occupants des bidonvilles : dans ce cas, il est inconcevable de se montrer autoritaire et incompréhensif. Par-delà ces différentes approches, les intervenants partagent la nécessité de composer avec l’absence de dispositifs spécifiques et avec la « concurrence des autres publics démunis » (p. 109). Ils se confrontent à une équation impossible à résoudre : accomplir un travail d’insertion et d’autonomisation auprès d’une population en permanence menacée d’expulsion (p. 113). S’il y a « plus d’obstacles que de solutions » (p. 121), reste que les résultats ne sont pas nuls, notamment en matière d’assiduité scolaire. Ainsi, selon l’auteure, une focalisation de l’action sur les enfants et les jeunes, plus enclins que leurs aînés à se saisir des possibilités de scolarisation et de formation, pourrait constituer, à terme, un levier de sortie de la précarité (p. 139) pour l’ensemble des membres des familles.

7Un quatrième et dernier chapitre s’emploie à restituer ce qui se joue pour les travailleurs sociaux et leurs publics lorsque surgit la crise sanitaire en 2020. L’ADDAP demeure active à la gare Saint-Charles. Mais elle se concentre d’emblée et encore plus qu’à l’accoutumée, forte de son art de la « débrouille », sur la gestion des nécessités quotidiennes, ceci au détriment du développement du « pouvoir d’agir » et de « l’autonomie » (p. 149). Lorsque la prévention spécialisée doit délaisser l’éducatif pour faire surtout de l’humanitaire – contribuer notamment au secours alimentaire –, elle donne à voir l’utilité sociale plus générale du travail social. D’après l’auteure, la crise sanitaire a l’effet d’un « miroir grossissant sur l’urgence sociale » (p. 165) dont l’État semble alors prendre « la mesure, du moins dans les textes » (p. 166). Toutefois, les moyens demeurent insuffisants, en particulier à Marseille, où les efforts consentis par la collectivité ne sont toujours pas ajustés aux « sources de la précarité » qui « y semblent intarissables » (p. 170). Dans les bidonvilles, l’aggravation de la situation des publics apparaît moins prononcée. Toutefois, à Aix-en-Provence, les travailleurs sociaux ont le sentiment de perdre encore du terrain sur la précarité.

8Dans la continuité d’un propos général se voulant à la fois documenté, réaliste, constructif et optimiste, l’auteure souligne en conclusion son apport à la compréhension des travailleurs sociaux en charge de la précarité. Malgré les discours politiques de soutien, malgré aussi les mesures effectives d’appui à leurs activités, ces acteurs du social sont, d’après Véronique Le Goaziou, toujours plus désarmés pour continuer, « à l’écart des grands débats » (p. 185), à faire vivre « le principe d’égalité » et à incarner « la devise démocratique de notre République » (p. 185). Mais la volonté de contribuer à rendre les vies moins difficiles reste vivace. Le livre révèle alors de manière explicite l’engagement de l’auteure aux côtés des acteurs de l’ADDAP. Forte de sa connaissance des terrains professionnels et de l’actualité politique, législative et juridique, l’auteure alerte les lecteurs sur la situation de ces travailleurs sociaux démunis pour remplir leurs missions auprès des personnes les plus démunies. On tient en définitive, avec ces analyses, une clé de compréhension décisive et jusqu’ici encore peu explorée de la « grande précarité » et de sa reproduction : il s’agit de la précarité des travailleurs sociaux. En replaçant cette précarité contemporaine dans la double genèse de la question sociale et du travail social, et qui plus est en mettant en miroir difficultés des publics et difficultés des intervenants sociaux, Véronique Le Goaziou apporte un précieux éclairage sur l’état de l’État social.

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Notes

1 Véronique Le Goaziou, Éduquer dans la rue, Paris, EHESP, 2016.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvain Bordiec, « Véronique Le Goaziou, Démunis. Les travailleurs sociaux et la grande précarité »Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], 30 | Printemps 2024, mis en ligne le 01 avril 2024, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sejed/12653

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Auteur

Sylvain Bordiec

MCF HDR en sociologie à l’université de Bordeaux, directeur-adjoint du Ceds, chercheur associé au Cresspa-Csu.

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