- 1 Ministère de la Justice, Les chiffres clés de la justice (au 31 décembre 2021), édition 2022 ; sour (...)
- 2 Idem.
- 3 Voir le site de l’Observatoire international des prisons (OIP) : https://oip.org/analyse/mineurs-no (...)
- 4 Ministère de la Justice, op. cit.
- 5 Si les infractions des mineurs sont couvertes par le secret statistique, cette catégorie des infrac (...)
1Les mineurs détenus en France représentent 1 % de la population incarcérée en 20211. Au 31 décembre 2021, 608 jeunes âgés de 13 à 18 ans sont en détention : parmi eux, 91 % ont plus de 16 ans, et les jeunes garçons sont très largement majoritaires2. Dans certaines structures pénitentiaires, les mineurs non accompagnés (MNA) sont de plus en plus représentés3. Fin 2021, plus de 60 % des mineurs détenus étaient en détention provisoire – c’est-à-dire en attente de jugement –, les autres étant condamnés à une peine ferme4, pour des raisons diverses : violences, vol, infraction en lien avec du trafic de stupéfiant, viol et agression sexuelle5. Si la durée moyenne du placement sous écrous s’approche de quatre mois, les durées de détention des jeunes s’avèrent très variables. Ces jeunes peuvent être détenus dans un des six établissements pénitentiaires pour mineurs ou dans des quartiers spécifiques pour mineurs, au sein des maisons d’arrêt ou des centres pénitentiaires (Chantraine, 2012).
2L’expérience de la détention chez les mineurs est principalement explorée sous l’angle des sociabilités carcérales et juvéniles. Appréhendée comme une « annexe de la vie de la cité » (Le Caisne, 2009), ou comme une « cité avec des barreaux » (Bony, 2015), la détention se présente pour de nombreux jeunes comme un continuum social, qui s’inscrit dans le sillage des quartiers disqualifiés desquels viennent une grande partie d’entre eux (Chantraine, Fontaine et Touraut, 2008 ; Bony, 2015). Les réseaux relationnels et modalités d’interaction développés par les jeunes dans les murs de la prison feraient écho à ceux déployés en dehors (Bony, 2015 ; Solini, 2017). Si cette configuration interroge les effets produits par l’expérience carcérale sur leurs parcours, peu d’études l’ont documentée. De récentes recherches permettent toutefois de mettre en lumière le regard de ces jeunes, et d’éclairer différentes dimensions de leur vie quotidienne en détention, comme l’expérience du passage à la majorité (Amsellem-Mainguy et Lacroix, 2023), ou le rapport à la sexualité, à l’amour et aux normes de genre (Amsellem-Mainguy, Coquard et Vuattoux, 2017).
- 6 Les professionnels de la PJJ abordent cette thématique sous différents angles : entre autres, stage (...)
3La question du rapport à la santé et en particulier des conduites addictives des mineurs en détention reste méconnue (Protais, Morel d’Arleux et Jauffret-Roustide, 2019), alors même qu’elle émerge comme un enjeu chez les jeunes accompagnés par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en milieu ouvert (Amsellem-Mainguy et Dumollard, 2015). Ces jeunes, qui subissent une situation sociale défavorable, apparaissent particulièrement sujets aux conduites addictives (Mouquet, 2005 ; Choquet et Hassler, 2009). Malgré les pistes d’action soulevées6, il est souligné que la posture des éducateurs en milieu ouvert sur la question demeure très ambivalente – « révélatrice des écarts qui existent dans les représentations des acteurs et ce, en particulier dans le cas du cannabis » (Amsellem-Mainguy et Dumollard, 2015, p. 58) –, oscillant entre le rappel du cadre légal et la tolérance d’un produit banalisé, pouvant se traduire par un reproche informel ou par une sanction plus formalisée. Ce constat renvoie au fait que les professionnels de la PJJ ne disposent pas d’un référentiel partagé ni de formation dédiée obligatoire sur les conduites addictives.
4La prise en charge des addictions recouvre par ailleurs une diversité de paradigmes. Il existe historiquement différents courants, issus de la médicalisation croissante dont l’usage de la drogue a fait l’objet dans les années 1970, puis d’un brouillage progressif entre les deux seuils d’intervention qualifiés de « bas seuil » – renvoyant aux dispositifs inspirés de la réduction des risques – et de « haut seuil » – se référant aux structures dont l’objectif est majoritairement tourné vers l’abstinence (Abgrall et Milhet, 2019). D’un point de vue scientifique et médical, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) conjugue ces régimes d’intervention, et présente la définition suivante :
« Les addictions sont des pathologies cérébrales définies par une dépendance à une substance ou une activité, avec des conséquences délétères. Les addictions concernent le tabac (nicotine), l’alcool, le cannabis, les opiacés (héroïne, morphine), la cocaïne, les amphétamines et dérivés de synthèse7. »
5Les définitions institutionnelles sont à mettre en perspective avec la sociologie de la déviance, en tant que catégories construites et pouvant répondre à un processus d’étiquetage, désignant les personnes vivant avec des addictions comme déviantes au regard de normes en vigueur dans un système social donné, et objets de sanctions (Becker, 1985 [1963]).
6D’inspiration médicale ou médico-psychologique, les rares études qui s’attachent à la santé des mineurs en détention soulèvent un enjeu fort en ce qui concerne les conduites addictives : les niveaux d’alcool et de cannabis des mineurs entrant en prison apparaissent bien plus élevés que pour la population générale (Coldefy, 2005). Le recours régulier à d’autres produits resterait plus exceptionnel, à l’exception des MNA – catégorie d’intervention publique à l’échelle européenne désignant les enfants et adolescents engagés seuls dans un parcours de migration, qui signale « une situation d’alerte sociale et de rupture avec les normes occidentales de l’enfance » (Marmié, 2022, p. 56) – dont les trajectoires apparaissent marquées par les polyaddictions médicamenteuses, fortement accrues par les situations d’errance (Peyroux et Idbihi, 2023). Alors que la littérature relève plus largement la fréquence des conduites addictives dans la population pénale, l’ampleur et la complexification du phénomène avec le développement des polyconsommations, se pose la question des enjeux et modalités de prise en charge des conduites addictives dans le cadre carcéral (Brillet, 2009).
7Dans ce contexte, l’expérience de la détention en tant que mineur consommateur de substances illicites reste largement à documenter. En effet, si les mineurs incarcérés sont particulièrement vulnérables en ce qui concerne les conduites addictives, comment cette dimension de leur vie quotidienne est-elle appréhendée en détention, par les jeunes eux-mêmes, et par les professionnels qui sont en lien avec eux ? En se fondant sur la réalisation d’un diagnostic des parcours de soins des mineurs pendant leur détention et à leur sortie, cet article montre en quoi les conduites addictives sont largement relativisées et reléguées dans le cadre carcéral – c’est-à-dire considérées avec une importance secondaire – voire invisibilisées dans certaines situations, dans le sens où ces usages et pratiques sont occultés par les jeunes eux-mêmes et par les professionnels. Plusieurs facteurs sont ici mis en lumière, mêlant différentes logiques relatives aux représentations des jeunes, aux contraintes structurelles du milieu de la détention et aux postures des professionnels. En premier lieu, cet article revient sur le rapport des mineurs incarcérés aux conduites addictives et à la santé. La seconde partie s’intéresse aux contraintes spatiales, temporelles et sociales de la détention, et à leurs effets sur l’appréhension des conduites addictives par les jeunes et les professionnels. Enfin, la troisième partie porte sur les approches des professionnels en lien avec les jeunes, et révèle les tensions à l’œuvre qui contribuent à la relativisation et à la relégation des conduites addictives des mineurs, à l’épreuve de la détention.
8Le dispositif carcéral français s’est étendu pour les mineurs au début des années 2000. Pour ceux âgés de 13 à 17 ans, en plus des quartiers pour mineurs (QM) – ailes réservées aux mineurs dans des maisons d’arrêt pour adultes –, des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) ont été créés, en 2002, avec la loi Perben. Les premiers établissements ont ouvert en 2007-2008. À ce jour, on dénombre six EPM d’une capacité d’une soixantaine de cellules individuelles, tous situés en France hexagonale, aux configurations différenciées (Chantraine, 2012). Ces deux modalités de détention pour mineurs présentent des différences structurelles, notamment pour la PJJ, et des différences sur le plan du quotidien carcéral pour les jeunes (Chantraine, 2012 ; Sallée, 2016 ; Duffy, 2022).
9Le tissu de professionnels étant amenés à intervenir auprès des mineurs en détention relève de différentes institutions : l’administration pénitentiaire, l’Éducation nationale, la Protection judiciaire de la jeunesse et l’hôpital public. En 1994, la prise en charge sanitaire des détenus est transférée de l’administration pénitentiaire au service public hospitalier. Cette réforme se donnait pour objectif l’amélioration de l’accès aux soins des détenus. La loi étend alors le bénéfice de la protection sociale à l’ensemble des détenus (affiliation au régime général de la sécurité sociale). L’établissement hospitalier a la charge de gérer une unité consultative de soins ambulatoires (UCSA) au sein des EPM et des QM. L’établissement pénitentiaire doit également disposer d’un service médico-psychologique régional (SMPR).
- 8 Loi no 2009-1436 du 24 novembre 2009.
10La loi pénitentiaire de 20098 précise les conditions de repérage des personnes rencontrant des difficultés d’addiction. Le repérage est théoriquement effectué par l’unité sanitaire en milieu pénitentiaire (USMP) lors de la visite médicale d’entrée, qui comprend un bilan médical global dont une partie est consacrée aux habitudes de consommation. Une note interministérielle datant de 2001 prévoit que les personnes détenues doivent être en mesure d’accéder à des consultations en addictologie. Celles-ci sont réalisées par un médecin addictologue ou un professionnel de centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). Des traitements de substitution aux opiacés (TSO) peuvent être délivrés par les professionnels de l’USMP ou du SMPR (méthadone, Subutex). Cela étant, le Plan national de mobilisation contre les addictions 2018-2022 souligne que les pratiques de repérage en détention demeurent insuffisamment développées.
11Les éléments d’analyse présentés dans cet article reposent sur un matériau recueilli dans le cadre d’un diagnostic commandé par une délégation interrégionale de la PJJ. Ce diagnostic a été mobilisé pour concevoir un projet d’expérimentation visant à améliorer les parcours d’accompagnement des mineurs ayant des conduites addictives durant leur détention et à leur sortie. Il devait permettre de dresser un état des lieux des profils et des parcours des mineurs ayant connu des périodes de détention et présentant des conduites addictives, et d’identifier les points de rupture dans leurs parcours. Deux sites de détention ont été retenus pour réaliser ce diagnostic : un quartier pour mineurs d’une maison d’arrêt accueillant des hommes et des femmes, et un établissement pénitentiaire pour mineurs n’accueillant que des hommes.
12Au total, 28 professionnels ont été rencontrés sur ces deux sites de détention : 8 professionnels de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ – responsables éducatifs, éducateurs et éducatrices, psychologues), 8 professionnels de l’administration pénitentiaire (AP – directeur adjoint, chef de détention, surveillantes et surveillants), 6 professionnels de l’Éducation nationale (EN – enseignants et enseignantes) et 6 professionnels des unités sanitaires (US) ou du centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA – médecins, infirmiers). Des entretiens ont également été menés avec 26 professionnels intervenant hors détention : 14 professionnels de la PJJ dans différentes structures de milieu ouvert – service territorial éducatif de milieu ouvert (STEMO), unité éducative d’hébergement collectif (UEHC), unité éducative d’accueil de jour (UEAJ) –, 9 acteurs du soin (pédopsychiatres et cadres de santé en hôpital, en CSAPA) et 3 professionnels d’associations spécialisées dans les addictions.
13La méthode comprenait aussi des entretiens auprès de mineurs détenus ou ayant connu une période de détention. Au total 20 entretiens ont été menés avec des jeunes : 14 ont été rencontrés en détention et 6 après une période de détention, au cours d’un accompagnement par une structure de la PJJ. La mise en relation avec les jeunes s’est faite en deux temps : les professionnels rencontrés en entretien ont présenté l’étude aux jeunes en privilégiant l’angle du rapport à la santé, et leur ont proposé d’échanger avec une personne de l’équipe de recherche, en leur laissant la possibilité de refuser. La grande majorité des mineurs rencontrés sont des hommes (18) et ont entre 15 et 17 ans. Tous ont été volontaires pour participer à l’enquête. Chaque entretien s’est déroulé avec l’un des chercheurs, qui a précisé les conditions d’entretien garantissant l’anonymisation et la confidentialité des échanges.
14Conçues pour être souple, les grilles d’entretien ont permis de recueillir auprès des professionnels de premiers éléments sur l’organisation de leurs services et leur articulation au sein de l’institution ; elles ont aussi permis de revenir non seulement sur les pratiques de repérage des conduites addictives chez les mineurs mais aussi sur les accompagnements proposés et sur la préparation de la sortie de détention. Le guide d’entretien à destination des mineurs permettait d’aborder les grandes étapes biographiques avant la détention, le rapport des jeunes à la santé, leurs consommations de produits psychoactifs, et les accompagnements dont ils ont bénéficié en détention et à leur sortie.
15Cette première partie s’intéresse au public des mineurs incarcérés sous l’angle de leur rapport aux conduites addictives, à la santé et au recours aux soins, afin de pouvoir étudier dans la suite de l’article la manière dont ces dimensions s’entremêlent dans leurs parcours en détention. Au préalable, il s’agit de considérer les déterminants sociaux des pratiques de consommation de ces jeunes en dehors des murs. Ancrés dans leurs socialisations, leurs usages s’associent à des représentations qui permettent de comprendre les postures adoptées en détention en ce qui concerne les conduites addictives. Dans cette perspective, le rapport des jeunes à la santé fera ensuite l’objet d’une attention privilégiée, en considérant le fait qu’il conditionne en partie le recours aux soins en détention. Il apparaît notamment que la banalisation de la consommation de cannabis contribue pour les jeunes à ne pas associer cette pratique à un enjeu de santé, le recours aux soins restant mobilisé dans le cadre de situations d’urgence, et pouvant faire l’objet de résistances. Enfin, la situation singulière des mineurs non accompagnés (MNA) sera prise en compte dans un troisième temps, tant ils présentent des spécificités en termes de trajectoires et de consommation.
16Un des premiers enseignements des entretiens réalisés avec les mineurs repose sur le fait que tous – à l’exception d’un jeune – déclarent avoir été des consommateurs réguliers de cannabis avant la détention, mentionnant des consommations pouvant varier de cinq à vingt joints par jour :
« Avant… je comptais plus les bédos. J’en fumais beaucoup. » (Alexy, 17 ans, quartier pour mineurs.)
« Je me suis mis à fumer l’aprèm, avec des potes, puis tout seul. Et puis le bédodo [bédo pour faire dodo]. Mes parents se couchaient tôt donc je mettais une serviette sous la porte, un film et mon bédodo. Et je suis monté à dix joints par jour, matin, midi et soir, je me sentais bien. Et c’était pas flag, j’avais pas les yeux rouges, j’étais juste tout le temps défoncé. » (Achille, 16 ans, établissement pénitentiaire pour mineurs.)
17Ces propos s’inscrivent dans la continuité de l’enquête DREES soulignant que les niveaux de consommation de cannabis des mineurs entrant en prison sont bien plus élevés qu’en population générale (Mouquet, 2005). La spécificité de ce public est également mise en évidence par l’analyse succincte des déclarations des jeunes concernant leur lieu de résidence avant la détention et la situation de leurs parents, les associant très majoritairement aux classes populaires, en écho aux récents travaux menés sur le passage à la majorité des mineurs incarcérés (Amsellem-Mainguy et Lacroix, 2023). À l’exception d’un jeune issu de classe supérieure (aux parents cadres et domicilié dans un quartier résidentiel aisé), les jeunes rencontrés sont issus de familles aux conditions de vie précaires, souvent monoparentales, de quartiers populaires. Plusieurs rendent compte de parcours jalonnés de prises en charge par l’aide sociale à l’enfance et/ou la PJJ, et certains témoignent de situations d’errance résidentielle.
18Ces conditions sociales créent des rapports particuliers à la consommation de drogue, en particulier de cannabis. Différents travaux ont à ce titre montré que les conduites addictives se structurent dans le cadre de socialisations, qui peuvent se poursuivre en détention, « continuum socio-spatial » de la vie de la cité (Bony, 2015). La consommation de cannabis est un opérateur de la sociabilité adolescente qui « s’inscrit pleinement dans la culture du groupe » (Kokoreff et Mignon, 1994, p. 119), qui se présente comme un « rituel relationnel » et une « occupation en soi » du groupe de pairs (Sauvadet, 2005, p. 81) :
« Avant la détention, je consommais pour 10 grammes de cannabis en deux jours. Tout le monde fume dans mes quartiers. J’avais tout ce que je voulais, tu fumes avec tes cousins [amis], tu t’habitues au shit et il t’en faut toujours plus. » (Élie, 15 ans, QM.)
19Les conduites à risques et activités délinquantes remplissent une fonction socialisatrice au sein des groupes de pairs, où la dynamique transgressive constitue une norme (Vuattoux, 2013 ; Mohammed, 2014). Ces comportements s’ancrent en partie dans le contexte socio-spatial des jeunes – absence de perspectives, sorties du système scolaire, instauration d’une économie minimale entre petits boulots et activités illicites – où « le cannabis devient un recours, un “médicament” contre le désœuvrement et la lassitude » (Aquatias, 1999, p. 61). Si le cannabis s’inscrit dans le quotidien des jeunes comme un produit de consommation habituel, il relève aussi d’une économie informelle identifiée comme un facteur majeur de l’incarcération des mineurs rencontrés, ainsi que l’illustre le parcours d’Hugo :
« J’ai grandi avec ma mère et y a toujours eu l’aide sociale à l’enfance […]. Financièrement c’était la galère. Moi je consommais normal. Entre 10 et 50 euros par jour, ça pouvait faire une dizaine, une vingtaine de joints, comme un fumeur de clopes qui a son paquet. J’étais dans le circuit, fallait gagner de l’argent, je m’en sortais bien. Je suis là pour une bagarre qui a mal tourné, mais j’ai une autre affaire de shit qui va me retomber dessus parce qu’ils ont trouvé un truc à moi dans une perqui [perquisition], ça peut prolonger ma peine. » (Hugo, 16 ans, EPM.)
20La socialisation au risque se conjugue par ailleurs avec un rapport à la consommation spécifique pour les jeunes garçons : la consommation de cannabis est appréhendée comme un marqueur de virilité (Sauvadet, 2005) dès lors qu’elle se traduit par la maîtrise et le contrôle de soi, sources de valorisation et de reconnaissance dans le groupe de pairs (Aquatias, 1999). Cette posture se retrouve en détention lorsque les jeunes reviennent sur l’expérience du sevrage imposé par le cadre carcéral :
« Avant je fumais une dizaine de joints par jour, mais c’est facile d’arrêter en prison, faut savoir se gérer. Ici il y a rien à fumer, je m’habitue parce que je ne suis pas un tox [toxicomane]. Je fumerais bien là mais je gère, c’est pas un problème pour moi. » (Jhonas, 17 ans, EPM.)
21Si les propos de Jhonas soulignent cette injonction à la maîtrise de la consommation de cannabis, ils mettent aussi en lumière la mise à distance de la figure du « tox », catégorie disqualifiée et facteur d’exclusion de ces groupes de pairs (Sauvadet, 2005). Cette catégorisation renvoie en creux à la banalisation du cannabis dans les pratiques et discours des jeunes, et à plus large échelle, à sa réputation de drogue douce. À l’inverse, les jeunes catégorisent comme problématiques d’autres consommations, comme celle de cocaïne, d’ecstasy, d’héroïne, voire d’alcool :
« La cocaïne et l’alcool : c’est pas fait pour moi. Il y a l’héroïne aussi. On prend pas ça, nous. Ceux qui prennent ça on les voit bizarrement. C’est pas une drogue comme le shit. Je sais pas comment dire, déjà c’est grave… ça rend bizarre. Les personnes que ça touche j’en connais pas dans mon entourage, personne ne prend ça. Quand je vendais je voyais des clients arriver, ils se grattaient, ça dégoûte. Y en a c’est des bourges. Ils te pressent et des fois ils pètent leur câble tout seuls quand y a pas. » (Théo, 17 ans, unité éducative d’hébergement collectif.)
22Si cette catégorisation s’apparente ici encore à une distinction de classe, il convient de noter plus largement que les données de l’enquête DREES soulignent que le recours à d’autres produits que le cannabis et l’alcool est rare pour les mineurs incarcérés, hors MNA (2 % des moins de 18 ans entrants y déclaraient une utilisation régulière d’opioïdes) (Mouquet, 2005).
23En somme, si les entretiens révèlent la facilité des jeunes à parler de leur consommation, il apparaît que différents facteurs – relatifs aux conditions sociales des jeunes, à leurs modes de socialisation, à l’accessibilité du produit dans leurs lieux de vie, à leurs représentations – contribuent à la banalisation du cannabis dans leurs pratiques et leurs discours hors les murs et en détention.
24Après avoir pris en considération les conditions du rapport des jeunes à la consommation, il s’agit de s’intéresser à leur rapport à la santé hors et dans les murs, pour pouvoir appréhender les parcours de soins en détention relatifs aux conduites addictives. Au préalable, les entretiens réalisés mettent en évidence que les jeunes n’ont pas le souvenir d’avoir consulté un professionnel de santé dans les années qui ont précédé la détention, ou seulement dans des situations d’urgence :
« Avant la détention, j’avais jamais vu de médecin, sauf une fois, après une fugue d’un foyer PJJ, on m’avait demandé de faire un scanner parce qu’il s’était passé des choses pas bien, mais le scanner avait dit que tout était OK. » (Hugo, 16 ans, EPM.)
« J’ai dû être hospitalisé après une fugue d’un centre de la PJJ, parce que je suis resté suspendu par les mains à des barbelés. Mais sinon, non, je vois pas de médecin moi. » (Quentin, 17 ans, QM.)
« Je suis jamais allé voir de médecin. Enfin j’ai eu des points de suture une fois, à l’hôpital, à la main et la jambe. Je m’étais pris un clou par terre. » (Amir, 16 ans, EPM.)
25Si le non-recours aux soins n’est pas spécifique au public des mineurs incarcérés, ce constat peut être rattaché aux situations sociales des jeunes et à leurs socialisations familiales. Appartenant aux milieux sociaux les plus défavorisés, leurs trajectoires sont marquées par des situations de renoncement aux soins (Amsellem-Mainguy et Dumollard, 2015). Différents travaux mettent à ce titre en évidence que les classes populaires consultent avant tout pour répondre à la dégradation de leur état de santé, là où les classes supérieures recourent davantage à des soins de type préventif et à des dispositifs de protection complémentaire (Castra, 2020). Par ailleurs, la population carcérale est particulièrement vulnérable et présente une situation sanitaire plus fragile que la population générale, les personnes en marge du système de santé y étant surreprésentées (Hagège, 2017).
- 9 « Cantiner signifie acheter des biens de consommation courante par le biais d’un listing proposé pa (...)
26Lors des entretiens, si les jeunes déclarent spontanément se considérer en « bonne santé » – qualifiant ainsi l’absence de maladie et le fait de ne pas être empêchés physiquement –, ils témoignent d’une santé dégradée par les conditions de détention. Différents facteurs sont alors évoqués : la sédentarité et le manque d’activités sportives, de nouvelles habitudes alimentaires (pour compenser les repas proposés considérés comme insuffisants, les jeunes se tournent vers le « cantinage9 », principalement composé de produits plus riches en graisses et en sucres comme des chips et des biscuits). Chaque jeune rencontré revient aussi, plus ou moins directement lors de l’entretien, sur le fait que leur santé mentale est éprouvée par la détention. Ils évoquent non seulement le choc carcéral, mais aussi la violence et l’angoisse provoquée par l’environnement carcéral suscitant des insomnies, ou encore l’émergence d’un sentiment dépressif :
« La santé ici c’est compliqué. C’est physique et mental. J’ai des insultes dans les chemins de circulation, c’est cyclique, ils vont passer à quelqu’un d’autre et tout le monde y passe en fait. Et j’ai pris beaucoup de poids, y a un changement de rythme, je reste enfermé, on est mal nourri. » (Achille, 16 ans, EPM.)
27Dans ce contexte, l’accès aux soins pour les jeunes en détention est chargé d’ambivalences. D’une part, il constitue l’espace d’un premier recours obligatoire, d’une affiliation au régime général de la sécurité sociale pendant toute la durée de leur incarcération, permettant dans certains cas de diagnostiquer et de prendre en charge des problématiques de santé :
« J’ai pas de carte Vitale, le gynéco j’y suis jamais allée, l’ophtalmo une fois mais la vue est bonne, et le dentiste jamais. […] Je dirais que je suis en bonne santé, mais j’ai découvert que j’étais anémiée ici avec une prise de sang. » (Marie, 17 ans, QM.)
28D’autre part, les consultations font l’objet de nombreuses réticences, notamment car les services sanitaires en détention sont associés à des représentations négatives, voire sont considérés comme défaillants :
« On reste malades comme des chiens ici, entre le moment où on fait le bon pour la consultation et où on est reçu, ça met une semaine, dix jours ! Pour ma main j’ai traîné mais je les ai harcelés pour avoir un rendez-vous, je les ai vus au bout d’une semaine ! Mon majeur [détenu majeur à l’étage supérieur, au-dessus de la cellule du mineur] il a une rage de dents, il en peut plus, ils lui donnent du bain de bouche et du Doliprane, ça sert à rien, faut attendre de sortir de prison pour être bien traité. » (Élie, 15 ans, QM.)
« Je pouvais voir un médecin pour avoir des médicaments en prison mais je n’ai pas voulu : j’avais pas confiance, c’était des mauvais médicaments qui font devenir fou on nous avait dit. Les autres détenus disent ça, que les médicaments en prison faut pas avoir confiance. » (Bachir, 17 ans, UEHC.)
29Cette défiance à l’égard d’une prison considérée comme « pathogène » (Hagège, 2017) conduit certains jeunes à dissimuler des problèmes de santé, à l’image de Quentin, qui se fonde sur les discours de son père, ancien détenu :
« J’ai des problèmes avec un kyste. Mais il faut rien dire ici, les médecins ils opèrent mal, c’est rouillé, on envoie pas les bons médecins ici. Mon père m’a dit de pas me faire ouvrir ici, qu’il fallait attendre sinon ils vont me massacrer. Ou ça peut retarder ma sortie, je veux pas qu’on me la fasse à l’envers. Du coup je vais attendre d’être sorti. » (Quentin, 17 ans, QM.)
30En ce qui concerne l’accompagnement en termes de santé mentale – qui sera exploré au fil de l’article –, il s’agit à ce stade de préciser qu’il est aussi chargé d’ambivalence. Tous les mineurs rencontrés soulignent avoir consulté au moins une fois un psychologue en détention. Si certains précisent apprécier cette consultation, bien qu’appréhendée sous l’angle de la contrainte, car « elle est l’occasion de sortir de la cellule », d’autres exposent leur refus de s’inscrire dans cette démarche :
« La psy on m’a proposé mais j’y vais pas. Ça m’intéresse pas. J’ai essayé une fois, c’était pas intéressant. Le concept, ça sert à rien, je trouve. Je parle avec quelqu’un et je dois me confier à quelqu’un que je connais pas. Si elle est sympa ça va mais je vois pas d’intérêt. » (Théo, 17 ans, UEHC.)
31Aller consulter un psychologue est ainsi souvent apparenté dans les discours au fait d’« avoir un problème mental », facteur de marginalité, d’autant plus lorsque le trajet pour s’y rendre est soumis au regard des autres. Ces représentations négatives peuvent être mises en perspective avec la résistance des jeunes à consulter pour des soins quotidiens observée dans les centres éducatifs fermés, qui est associée à la préservation d’une masculinité hégémonique valorisée par ces jeunes et leurs groupes de pairs (Vuattoux, 2013).
32Au regard des matériaux recueillis, les jeunes rencontrés n’associent pas la détention à un lieu de soins. Malgré le sentiment d’une santé dégradée, la méfiance à l’égard du cadre d’intervention des professionnels de santé et les représentations associées aux soins en détention renforcent les mécanismes de non-recours, déjà ancrés dans la vie quotidienne en dehors des murs. Les facteurs de recours des jeunes aux soins relevant principalement de blessures nécessitant des consultations dans l’urgence, l’hypothèse est que les conduites addictives – fortes de leur banalisation – ne sont pas considérées par les mineurs incarcérés sous l’angle d’une problématique de santé qui pourrait donner lieu à un accompagnement et à une prise en charge.
33Parmi les mineurs rencontrés, les MNA ont des trajectoires singulières, notamment en ce qui concerne les conduites addictives (Gerome, Gerome, Protais et Guilbaud, 2022 ; Peyroux et Idbihi, 2023). Ils rendent compte de parcours similaires à ceux présentés dans les travaux d’Olivier Peyroux et Fairouz Idbihi portant sur les trajectoires des MNA placés en détention au quartier mineurs de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Originaires d’Algérie et du Maroc, ces jeunes quittent leur pays pour faire évoluer leur situation économique – et souvent celle de leur famille – et/ou quitter une situation familiale complexe. La socialisation de rue dans laquelle ils s’inscrivent entraîne une déscolarisation précoce (80 % des MNA de cette enquête ont quitté l’école avant la fin du primaire) et une exposition aux stupéfiants (70 % de ces mêmes jeunes disent avoir fumé du cannabis avant leurs 12 ans) (Peyroux et Idbihi, 2023). Une fois arrivés en France – souvent après un passage en Espagne, parfois dans la perspective de rejoindre la Suède ou l’Angleterre –, ces jeunes connaissent des situations d’errance, rejoignent des réseaux de pairs, avec lesquels ils vivent en squat ou dans des abris de fortune. Si les premières consommations – essentiellement de cannabis – ont lieu dans leur pays d’origine, elles s’intensifient et se muent en polyaddictions au fil du parcours migratoire. La grande précarité à laquelle ils sont confrontés et le contexte de vie en errance poussent ces jeunes à la consommation (pour calmer les besoins physiologiques – le froid, la fatigue, la faim –, aider à gérer la peur et la douleur, apaiser les traumas…) (Peyroux et Idbihi, 2023). Les MNA rencontrés reviennent aussi sur l’emprise de réseaux où ils ont été fortement exposés aux stupéfiants, et encouragés à consommer des médicaments (comme le Lyrica ou le Rivotril) visant à les désinhiber dans le cadre d’activités délinquantes (Gerome et al., 2022) :
« Je suis parti avec d’autres enfants, avec un camion, je suis resté accroché 30 minutes dessous pour passer la frontière entre l’Espagne et la France, mais la police m’a trouvé et je suis allé en foyer. En 2018 je suis allé en Suède, mais j’avais pas de papiers. J’ai dû rentrer en France, et là j’ai squatté avec un majeur qui nous hébergeait avec un copain. J’avais braqué un coffre-fort dans le bureau d’une pharmacie. On était quatre jeunes mais on n’avait pas d’arme, on a attendu la fermeture. On se faisait frapper par les majeurs si on n’y allait pas. Ils nous donnaient de la cocaïne et on allait voler de la drogue pour eux, du Rivotril, du Lyrica. » (Mohamed, 17 ans, QM.)
34Ces polyaddictions exposent les jeunes à d’importants risques et dommages sanitaires, qui émergent en détention, notamment dans le cadre du sevrage brutal qui se traduit entre autres par des vomissements, des états convulsionnels, dépressifs et violents (Gerome et al., 2022).
35De la même façon, en détention, la situation des MNA est spécifique, caractérisée par d’autres aspects qui constituent des facteurs supplémentaires d’exclusion : le cadre carcéral redouble l’isolement de ces jeunes qui, lorsqu’ils sont encore en lien avec leur famille ou leurs proches, ne peuvent plus communiquer par les messageries instantanées, et n’attendent aucune visite. Ils sont également plus souvent « indigents » – terme utilisé en détention pour qualifier des détenus qui ne peuvent alimenter leur pécule, qui leur permet de « cantiner » et de payer leurs communications téléphoniques. Enfin, une partie des MNA rencontrés parlent et comprennent peu le français, ce qui complexifie les perspectives d’accompagnement socio-éducatif et médical. Ces éléments contribuent à la stigmatisation de ces jeunes par les autres mineurs incarcérés, renforcée par la figure du « tox » à laquelle ces derniers les associent (Gerome et al., 2022).
36Si la littérature relève que les réponses du cadre carcéral sont inadaptées aux spécificités qu’appelle la prise en charge de ces polyaddictions, et d’autant plus en considérant le contexte social des MNA, elle souligne aussi que, dans certaines situations, l’incarcération peut produire des effets bénéfiques (Gerome et al., 2022). La mise à distance des réseaux favorise dans certains cas la prise de conscience de l’emprise des consommations, ainsi que le montre l’expérience de Bachir, rencontré après un séjour en détention :
« J’ai eu de grosses addictions, enfin tout sauf le crack. Je prenais des cachets de Rivotril et de “Madame Courage”, de l’ecstasy et de la cocaïne, dès le matin. J’achetais des pots d’ecstasy à 100 euros et j’en consommais dès le matin. Le soir, je prenais de l’alcool au coucher du soleil. Je prenais beaucoup de drogues, j’étais fou. Ça a été un électrochoc en prison, j’ai compris que j’allais mourir comme ça. Je voulais pas des médicaments des médecins mais j’ai voulu tout arrêter, c’était dur mais je voulais plus de cette vie d’animal. Il a fallu du courage et beaucoup de sport dans ma cellule. » (Bachir, 17 ans, UEHC.)
37Si certains MNA rencontrés ont témoigné d’une réflexivité sur leurs conduites addictives, catégorisé leurs consommations comme problématiques et exprimé la volonté d’y mettre un terme, les conditions d’accès aux soins et d’accompagnement social en détention et à leur sortie restent un enjeu central à considérer sur le temps long.
38Si la complexité des sorties de conduites addictives a été largement soulignée dans la littérature, tant elles mobilisent différentes ressources – institutions, sphère sociale allant du milieu familial et amical au milieu professionnel, ou ressources personnelles (Castel, 1994) –, cette partie propose d’explorer ce que la détention produit comme contexte de contraintes et ses incidences sur le rapport des jeunes incarcérés aux addictions. Les matériaux recueillis vont à rebours de la prénotion selon laquelle la détention pourrait être un lieu propice à la prise en charge de l’addiction, car elle représenterait un espace-temps de mise à distance des sollicitations extérieures et du contact avec le produit, qui serait favorable à la réflexivité sur ses consommations et au sevrage. D’une part, l’espace de la détention est chargé de contraintes qui pèsent non seulement sur les consommations des jeunes, mais aussi sur l’accès aux soins. D’autre part, les temporalités en détention se révèlent contradictoires avec les perspectives d’accompagnement à la prise en charge de conduites addictives. Il apparaît alors que ce cadre entrave largement l’établissement de liens sociaux pouvant être mobilisés comme des ressources. Ces différentes logiques neutralisent ainsi la possibilité d’un accompagnement ou d’une prise en charge, et favorisent la relégation de la question des conduites addictives dans le cadre carcéral.
39La détention constitue un environnement extraordinaire et anxiogène, produisant une perte de repères et générant de fortes angoisses. Non seulement liées au quotidien de l’incarcération – entre autres, la privation de liberté, les tensions et violences qui caractérisent l’espace carcéral (Chauvenet, Rostaing et Orlic, 2008), le bouleversement de l’alimentation et du sommeil –, ces angoisses relèvent aussi de la condamnation et de la poursuite de la vie en dehors de la détention, mais sont également liées aux inquiétudes quant à la situation des proches sur laquelle les détenus n’ont que peu de visibilité. Pour des consommateurs réguliers, il s’agit d’un contexte qui décuple le besoin d’avoir recours à des substances habituellement consommées pour gérer l’anxiété, les troubles du sommeil, et pour générer une forme d’apaisement (Obradovic, 2015 ; Protais, Morel d’Arleux et Jauffret-Roustide, 2019). Autrement dit, l’espace de la détention peut augmenter les motivations à la consommation de substances.
40En théorie, l’espace de la détention est hermétique à la présence de produits illicites, ou du moins interdits aux mineurs, comme l’alcool et le tabac. Sur ce point, de fortes distinctions apparaissent entre les deux établissements étudiés, induisant des expériences carcérales distinctes. L’EPM apparaît en effet comme un espace hermétique, où la circulation de produits est quasi inexistante. Cet aspect est connu des jeunes détenus – notamment par le bouche-à-oreille – et peut constituer une source d’anxiété supplémentaire :
« Quand j’ai su qu’ils m’envoyaient là j’étais dégoûté. Tu sais qu’ici il n’y a pas moyen de trouver quoi que ce soit, tu ne peux rien fumer. C’est connu. J’aurais préféré aller dans une autre prison où tu peux fumer tranquille, tu vois au moins le soir, ça te calme un peu. […] Pour s’endormir t’aurais bien besoin d’un joint. Je sais que c’est un des premiers trucs que je ferai en sortant. » (Jhonas, 17 ans, EPM.)
41Comme le mentionne Jhonas, l’EPM est marqué par un effet de réputation : les jeunes y sont contraints au sevrage, ne disposant pas de levier pour contourner les règles et avoir accès à des substances. Dans certaines situations, la détention peut ainsi produire une rupture dans les parcours de consommation. La description de l’EPM contraste avec le quartier pour mineurs étudié qui, malgré le règlement, se présente comme un lieu plus poreux où les produits sont accessibles, car les mineurs sont incarcérés dans un quartier spécialisé dont la séparation hermétique avec les majeurs n’est pas toujours garantie (Beddiar, 2022). La circulation de produits relève principalement de transactions entre mineurs et majeurs détenus, notamment avec ceux des cellules de l’étage supérieur ou inférieur. L’échange de produits de « cantine » est le principal levier de transaction des mineurs, qui peuvent aussi faire jouer des relations interpersonnelles (réseau d’interconnaissance entre le majeur et le mineur), ou user des nuisances comme moyen de pression :
« Ici c’est vraiment claqué, faut avoir un bon majeur au-dessus, sinon c’est l’enfer. Quand je suis arrivé j’avais un majeur vraiment claqué, qui ne fumait rien, je ne pouvais rien avoir de lui, c’était l’angoisse, tu tournes en rond si tu peux pas bédave pour oublier un peu, tu vois. J’ai été déplacé de cellule parce que je foutais un peu la merde avec les autres d’à côté et le majeur, alors ils m’ont changé de cellule, et dans la nouvelle j’ai un bon majeur, qui est bien, si tu as besoin de lui il est là, si tu as besoin de bédave il te file, tu peux cantiner avec lui. […] Là je fume une dizaine de joints par jour, des fois plus. C’est un peu plus que quand j’étais dehors, mais ici faut faire passer le temps. » (Élie, 15 ans, QM.)
42Comme le mentionne Élie – qui ne sort que peu de sa cellule et évite les promenades pour cause de tensions avec d’autres détenus –, la consommation de substances est une activité quotidienne, qui lui permet de gérer son anxiété. À différents degrés, cette pratique est partagée par tous les jeunes rencontrés dans le quartier pour mineurs, et contribue à la banalisation de la consommation des mineurs intra-muros.
43Si certains jeunes ont pu manifester une volonté de travailler sur leurs conduites addictives – ou du moins émettre l’hypothèse qu’ils pourraient le faire, notamment dans une perspective de donner à voir une posture valorisée par les juges –, l’espace de la détention produit une série de contraintes matérielles et symboliques qui entravent l’accès aux soins. Tout d’abord, des contraintes logistiques pèsent sur les déplacements des détenus vers les lieux de consultation de l’unité sanitaire situés dans un espace dédié (et non dans le cadre de permanences à l’étage des détenus). Et ce, d’autant plus dans un contexte de sous-effectif du personnel de l’administration pénitentiaire : tout mouvement peut être appréhendé comme un facteur de déstabilisation de l’organisation des services. En cas de sous-effectif, l’accompagnement du détenu à l’unité sanitaire peut être reporté, et les extractions médicales particulièrement complexes à réaliser. Certaines procédures de demande de soins peuvent aussi constituer des freins importants, notamment dans le quartier pour mineurs étudié : le bon de demande de soins est soumis à un intermédiaire de l’administration pénitentiaire pour une prise de rendez-vous (contrairement à l’EPM où une infirmière réceptionne directement les bons). Par ailleurs, ce bon manque fortement de lisibilité et n’apparaît pas adapté à des jeunes qui ont une méconnaissance du système de soins et du langage carcéral : utilisation d’acronymes pour présenter les différentes consultations – UCSA (unité de consultations et de soins ambulatoires), SMPR (service médico-psychologique régional) et CSAPA (centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) – dont les jeunes ne sont pas nécessairement familiers ni informés, et non-traduction pour les personnes allophones. La configuration spatiale des établissements peut en outre avoir des effets en termes de présentation de soi et de réputation des jeunes. Ainsi, à l’EPM, le chemin vers l’unité sanitaire est visible d’autres détenus, ce qui peut contribuer à alimenter des rumeurs et dynamiques de stigmatisation en direction de celui qui s’y rendrait :
« Si tu vas à l’infirmerie pour des médocs, si tu sors un peu shooté, les autres te voient c’est la honte, ça fait tox. » (Hugo, 16 ans, EPM.)
44Ces différentes contraintes spatiales pèsent d’autant plus sur l’expérience carcérale qu’elles s’inscrivent dans le contexte présenté précédemment, marqué par un faible recours aux soins et des représentations négatives de la prise en charge psychologique. L’espace de la détention produit ainsi des effets de lieu qui participent à la marginalisation de la question des conduites addictives des mineurs incarcérés, dans le sens où elles ne trouvent pas la place nécessaire à leur prise en compte.
45L’incarcération est traversée par de multiples temporalités qui s’entrecroisent, et qui contribuent en partie à la mise à distance de la question des conduites addictives.
- 10 Les deux centres de détention étudiés prescrivent des anxiolytiques ou antipsychotiques.
46La première temporalité identifiée est celle de l’entrée en détention : à son arrivée, le jeune est placé en « quartier nouvel arrivant » durant quatre à sept jours, pour une période d’observation et d’entretiens avec les professionnels des différentes institutions (de l’administration pénitentiaire, de la PJJ, de l’Éducation nationale), qui comporte une visite médicale obligatoire avec l’unité sanitaire (et notamment avec le SMPR et le CSAPA dans le quartier pour mineurs étudié). Si ce temps permet aux professionnels une évaluation de la posture et du profil du jeune sous différents aspects relatifs aux conditions de détention – entre autres, sa vulnérabilité et sa dangerosité –, il est aussi appréhendé, à la marge, comme un moment de repérage des conduites addictives. La période d’arrêt de la consommation de substances imposée par la détention est considérée comme à accompagner dès lors qu’elle donne lieu – sur le temps relativement court du « quartier nouvel arrivant » – à un certain nombre de symptômes physiques, ou si elle participe directement à la mise en danger de la vie du jeune ou à la mise à l’épreuve de la sécurité des lieux. Dans ce cadre, les consommations de substances médicamenteuses des MNA sont repérées et engagent une prise en charge. Si ce phénomène relativement émergent commence à être documenté (Peyroux et Idbihi, 2023), il n’existe pas encore de protocole de prise en charge du syndrome de sevrage (Langlume et al., 2021)10. Une consommation est catégorisée comme problématique dès lors que le comportement du jeune fragilise le fonctionnement de la structure, c’est-à-dire lorsque le sevrage contraint par la détention donne lieu à des comportements violents envers les professionnels, les autres détenus ou le jeune lui-même (automutilations, tentatives de suicide). Si certaines formes de consommation comme le cannabis tendent à être relativisées, cela est renforcé par les conditions d’information des jeunes en ce qui concerne l’accès aux soins et les possibilités de prise en charge de l’addiction : les renseignements sont donnés au jeune à son arrivée, marquée par le choc carcéral et décrite comme un moment nébuleux aux souvenirs flous, lors duquel les informations transmises ont été difficilement intégrées et n’ont pas suffisamment été appropriées pour être mobilisées par la suite et susciter la demande du jeune :
- 11 « Être en chien » : être en difficulté.
« Je fumais 10 à 15 joints par jour, quand je suis arrivé je n’ai rien compris. Je transpirais, j’avais des sueurs, je n’arrivais pas à dormir, j’étais en chien11 ; je prenais trois douches par jour tellement j’étais en sueur, je ne comprenais rien, je savais pas comment gérer ça, un médecin m’a donné des pastilles de nicotine que j’ai mangées comme des Skittles. » (Élie, 15 ans, QM.)
- 12 Ministère de la Justice, Les chiffres clés de la justice (au 31 décembre 2021), édition 2022 ; sour (...)
- 13 Allant de 15 jours pour un mineur de moins de 16 ans soupçonné d’un délit à 3 ans pour un mineur de (...)
47La seconde temporalité est celle de l’incarcération. Plus de la moitié des mineurs détenus sont en détention provisoire12 : le jeune et les professionnels ont peu de visibilité sur les échéances de sortie, dans une temporalité restreinte variable selon l’âge et les faits13. Si l’incertitude relative à ces échéances a été soulignée dans le cadre du passage à la majorité des mineurs détenus et de leur transfert dans une prison pour majeurs (Amsellem-Mainguy et Lacroix, 2023), elle est aussi largement éprouvée au sein des centres de détention pour mineurs, et constitue pour les acteurs un point de tension à plusieurs égards. D’une part, cette incertitude met à l’épreuve les éventuelles perspectives d’accompagnement et de prise en charge des conduites addictives des mineurs en détention, les professionnels estimant ce temps trop court ou incertain – en particulier s’agissant du correctionnel – pour entamer un travail, alors que la piste d’une prise en charge aurait pu émerger, de la part du jeune ou d’un professionnel du champ éducatif et/ou sanitaire. D’autre part, cette incertitude rend complexe l’anticipation et la préparation de la sortie du jeune, et la mise en relation partenariale avec l’extérieur (milieu ouvert ou zone de résidence de la famille) pour construire un accompagnement. Au regard de ces contraintes temporelles, les conduites addictives des jeunes n’apparaissent pas comme un enjeu prioritaire, du fait que le temps disponible ne donnerait pas les moyens d’agir, si ce n’est par des actions de sensibilisation, portées de manière conjoncturelle par les acteurs éducatifs.
48Cette temporalité incertaine a par ailleurs des conséquences sur le parcours des jeunes en milieu ouvert. Si la discontinuité en matière de suivi éducatif et de mise en œuvre du projet de sortie du mineur a déjà été constatée (Beddiar, 2022), elle peut aussi être observée au regard de l’objet présentement décrit. Les conduites addictives sont peu présentes dans le projet de sortie lorsqu’il est défini, ne constituant pas une variable prise en compte dans la trajectoire résidentielle des jeunes à la sortie, qui peut se caractériser par une forte mobilité :
« Il y a des ruptures dans les accompagnements dans le cadre de la répartition nationale, on a des jeunes qui consomment toute la journée, qui sont envoyés dans des petites villes sans médecin addictologue où ils ne pourront pas se procurer ce dont ils ont besoin, donc on se retrouve avec des jeunes dans la nature qui vont revenir vers Paris, Marseille. On dit qu’ils ne tiennent pas leur orientation PJJ alors que leur problématique d’addiction n’est pas prise en compte dans leur parcours. » (Acteur éducatif intervenant en milieu ouvert.)
49La temporalité urgente de la levée d’écrou dans nombre de situations contribue aussi à reléguer cette question, notamment pour les MNA qui, une fois libérés, peuvent être déposés dans des hôtels sociaux sans ordonnance pour la poursuite d’une éventuelle prise en charge médicamenteuse, ce qui constitue un point de bascule vers le retour à la consommation. Autrement dit, l’incertitude, parfois mêlée à l’urgence et à la désorientation des jeunes et des acteurs, se heurte au temps plus long de l’accompagnement des conduites addictives, entravant leur prise en considération dans les parcours des mineurs.
50Outre les facteurs spatiaux et temporels, la prise en compte des conduites addictives doit aussi inclure les liens sociaux des personnes dépendantes (Castel, 1994). Or, la détention complexifie – voire met à l’épreuve ou rompt – les liens qui constituent l’attachement social des jeunes détenus, à leur famille (Cheval, 2022), mais aussi à leurs éducateurs de milieu ouvert (Chantraine, 2012). Plus largement, nombre d’adolescents incarcérés nourrissent un fort sentiment de rejet envers une société qui « leur paraît les marginaliser, les mépriser, […] les infantiliser, et qui ne leur offre aucune perspective d’avenir, ni de capacité à se projeter » (Guerraoui, Pelissie et Gouzvinski, 2018, p. 61). Autrement dit, l’établissement de liens sociaux en détention s’inscrit ainsi dans un contexte de forte vulnérabilité sociale. Par ailleurs, la privation de liberté et les multiples contraintes caractérisant l’environnement carcéral créent nécessairement un biais dans la relation qu’un professionnel – quel que soit son champ, éducatif, pénitentiaire ou sanitaire – peut entretenir avec le jeune. À ce titre, si certains jeunes acceptent des consultations avec des psychologues ouvrant aux échanges sur leurs conduites addictives, ils évoquent le poids du contexte carcéral et des enjeux relatifs au dossier judiciaire sur la relation :
« Moi je vois trois psys… Celui du service médical, on parle un peu mais ce qui l’intéresse c’est que je ne me suicide pas. Il y a celui de la PJJ… Lui il fait son rapport au juge alors tu fais gaffe à ce que tu lui dis. Et il y a celui du milieu ouvert que je vois moins souvent, mais qui a une approche plus vraie sur ma santé, et qui peut m’aider à avancer » (Achille, 16 ans, EPM.)
51Si le cas d’Achille est relativement singulier – il est le seul jeune issu de classe supérieure du panel –, son propos met en lumière les logiques de rationalisation de son discours lors des consultations avec les professionnels en détention qui occupent, de son point de vue, une position située dans l’échiquier de la peine. Dans ce contexte, il souligne que le milieu ouvert est plus propice à l’établissement d’une alliance thérapeutique.
52La détention pèse ainsi sur la teneur du lien qui peut conduire à la demande du jeune et à sa libre adhésion. Dans un espace de privation de liberté, le recueil de consentement du jeune apparaît biaisé : pour reprendre les mots d’un professionnel de l’administration pénitentiaire, « derrière les barreaux, ils sont d’accord pour tout ». Si l’enjeu de la libre adhésion du jeune dans l’accompagnement des conduites addictives ne fait pas consensus parmi les professionnels – alors que certains la présentent comme une condition sine qua non, d’autres valorisent au contraire l’obligation de soins comme une porte d’entrée à la prise en charge –, elle apparaît fortement mise à l’épreuve par l’environnement carcéral. Cette configuration conduit nombre de professionnels à exprimer un sentiment d’impuissance et de résignation quant aux perspectives d’accompagnement des jeunes incarcérés :
« Ce qui nous intéresse c’est la motivation. Et en détention ils sont forcés d’arrêter ou de réduire. Mais ça ne vient pas d’eux, donc ce n’est pas favorable, c’est difficile d’entamer un travail pour éviter la reprise de la consommation à l’extérieur. Ce travail est plus favorable dans l’environnement quotidien de la personne, ici on est relativement impuissants. » (Médecin en détention, QM.)
53Ce sentiment d’impuissance repose aussi sur la difficulté pour les professionnels d’établir un lien avec les familles à l’extérieur, notamment sur la question des conduites addictives :
« Ça reste tabou dans les familles les consommations […]. Ça peut aussi être dit lors d’une audience… Mais ce n’est pas un sujet qu’on aborde avec les familles… Est-ce qu’eux repèrent un truc problématique ? C’est très tabou… Ils sont déçus par les résultats aussi… Convaincus que le mineur doit être occupé en détention et que ça va l’aider… Mais à la sortie ça reste compliqué. » (Responsable d’unité éducative PJJ, EPM.)
54Au-delà des contraintes spatiales et temporelles, la détention altère la teneur des liens qui peuvent s’y tisser, et de ceux qui rattachent à l’extérieur. Malgré l’importance de ces liens dans le processus de sortie des conduites addictives, le manque d’attention dont ils font l’objet accentue encore l’invisibilisation de cette problématique de santé.
55Considérant les contraintes spatiales, temporelles et sociales qui constituent des facteurs de relégation des conduites addictives des jeunes incarcérés, cette troisième partie s’intéresse à l’approche que peuvent en avoir les professionnels. Plusieurs tensions s’inscrivant dans différents registres d’action peuvent être mises en lumière. D’une part, la pénurie de professionnels spécialisés dans la prise en charge des conduites addictives crée les conditions matérielles de sa mise sous silence en détention. D’autre part, l’absence de doctrine partagée, entre professionnels d’une même institution et entre catégories d’acteurs en détention, contribue à la mise à distance de cette thématique, qui ne s’inscrit a minima qu’aux interstices des perspectives d’accompagnement. Il s’agira enfin de s’intéresser aux modalités d’action de professionnels qui peuvent développer en coulisse des « tactiques » issues de leurs expériences concrètes du terrain.
- 14 Au moment de l’enquête, les deux établissements ne parviennent pas à recruter de pédopsychiatre. Un (...)
56La détention s’inscrit dans un contexte partagé de manque de moyens et de pénurie des professionnels de santé, notamment de pédopsychiatres et de spécialistes en addictologie, carence éprouvée dans les lieux de détention étudiés14. Si les mineurs ne peuvent être orientés vers des spécialistes en détention, les professionnels des différents champs qui les accompagnent ne disposent que peu de formations spécifiques sur les conduites addictives, et ne mobilisent que très ponctuellement des associations spécialisées. Ce manque de ressources contribue à une occultation des perspectives de travail et de prise en charge, et au développement d’un sentiment d’impuissance et/ou de manque de légitimité des professionnels éducatifs :
« Je sais travailler sur la délinquance, mais moins dans cette problématique qui relève de mon point de vue de la psychiatrie, de professions spécialisées. Nous on travaille sur la famille, la sensibilisation à la surconsommation mais ça reste de la sensibilisation, pas du curatif. Des pédopsychiatres, nous on n’en a plus. On s’appuie sur des associations dans le cadre d’activités par trimestre. Ce n’est pas quotidien, ça reste un sujet peu traité. » (Responsable éducatif PJJ, QM.)
57Ce rapport aux conduites addictives contribue à sous-évaluer cette question, en termes de perspectives de prise en charge, mais aussi de représentations.
58Les entretiens réalisés avec les professionnels – de l’administration pénitentiaire, de la PJJ et de l’unité sanitaire – rendent compte d’une représentation largement partagée, selon laquelle les mineurs ne seraient que peu concernés par des problématiques d’addiction, étant donné leur âge et la supposée faible ancienneté de la consommation de substances :
« Repérer la consommation de drogues ou d’alcool, alors qu’ils sont très jeunes et que c’est majoritairement récréatif pour eux, ce n’est pas la priorité. » (Éducateur PJJ, EPM.)
« Les mineurs ont peu d’addictions, l’alcool ce n’est pas chronique, c’est dans un contexte festif ; le cannabis y a pas de manque, ils y ont accès, donc y a pas de syndrome de sevrage. D’une manière générale, ils ne se répandent pas sur leurs consommations illégales, il faut insister. Ce n’est pas un sujet pour nous s’il n’y a pas de demande du jeune. » (Médecin, QM.)
« Même s’ils ont consommé quelques années, pour les 13-17 ans, l’addiction n’est pas si importante. Ça reste des enfants, ils ont des capacités à s’adapter énormes. » (Infirmière, EPM.)
59Ces retours de professionnels de champs d’intervention différenciés présentent des logiques d’invisibilisation au niveau des représentations : d’une part, les consommations des mineurs sont davantage considérées comme occasionnelles et/ou récréatives ; et d’autre part, les jeunes sont régulièrement présentés comme un public particulièrement « résilient » aux périodes de sevrage. Au-delà de l’invisibilisation, ces grilles de lecture tendent à reléguer et/ou à minimiser les conduites addictives des mineurs dans et hors les murs de la prison.
60Par manque de moyens et de ressources, la prise en charge en détention résulte ainsi davantage d’une approche des conduites addictives par le produit – sous l’angle de la gestion du manque lorsqu’il est identifié en quartier nouvel arrivant par des manifestations physiques signifiantes – et non d’une évaluation du symptôme et de ce qu’il recouvre. Autrement dit, les problématiques relatives aux consommations de stupéfiants ne constituent pas un enjeu privilégié en détention, dès lors que les mineurs ne manifestent pas physiquement un manque, dans un contexte où les conditions matérielles ne permettent pas aux professionnels de penser et d’appréhender les conduites addictives des mineurs.
61Alors que la littérature montre en quoi l’accompagnement et la prise en charge de drogues illicites se situent à l’articulation de différents champs et pratiques professionnels (Castel, 1994 ; Abgrall et Milhet, 2019), l’institution carcérale est animée de tensions relatives au dialogue pluridisciplinaire entre administrations, qui se cristallisent à propos des conduites addictives (Brillet, 2009). Les différents professionnels intervenant auprès des mineurs répondent à des logiques distinctes, qui relèvent de divers registres d’action et pratiques professionnelles. Ces rôles différenciés se heurtent à un déficit de communication qui rend complexe l’émergence de solutions d’accompagnement. Si le fonctionnement interne de chaque établissement varie et produit des expériences carcérales différentes – et bien que des pratiques d’échanges entre administrations puissent être identifiées (par exemple, mise en place de réunions hebdomadaires pluridisciplinaires) –, certaines modalités d’interaction entre services peuvent être reconsidérées, tant elles contribuent à la marginalisation du traitement des conduites addictives dans le maillage partenarial tissé autour des jeunes.
62Les services sanitaires intervenant en détention revendiquent notamment une position de neutralité garante du respect du secret médical et du lien de confiance avec leurs patients. Si ce registre d’intervention fait l’objet de réajustements dans certains établissements spécialisés hors détention, sous le sceau du « secret partagé » avec des éducateurs dans l’intérêt du mineur, il est largement prééminent en détention. Intra-muros, ce registre d’intervention peut fragiliser les liens partenariaux entre institutions, en particulier avec la PJJ qui y voit une mise en difficulté de son approche éducative, comme peut l’exprimer ce professionnel :
« J’éclaire et j’apporte des clefs de lecture pour que le juge comprenne le jeune. Et aussi pour que l’équipe autour le comprenne. On a des réunions hebdomadaires d’équipe PJJ pour que l’équipe partage l’info sur chaque jeune. Il y a aussi des réunions cadres de service, des coordinations pluridisciplinaires, qui réunissent PJJ, unités sanitaires, AP… Sous prétexte de secret médical les partenaires sanitaires n’y participent plus. Le problème c’est que dans notre suivi des jeunes, la santé prend forcément de la place et surtout la santé mentale, et éventuellement les addictions ; on a besoin d’infos pour adapter notre accompagnement et on est directement impactés dans ce qu’on leur propose quand on ne sait pas qu’ils vont mal. » (Responsable éducatif PJJ, QM.)
63Cette dissension se présente aussi comme un des points principaux de difficulté pour les professionnels, qui mettent en évidence l’absence de continuité non seulement entre institutions, mais aussi au sein d’un même champ d’intervention intra et extra-muros :
« Le lien détention et milieu ouvert, c’est la grande difficulté. Par exemple, sur certaines situations, on se retrouve avec des jeunes qui ont des prises en charge ou des traitements en détention. Les collègues PJJ de la détention ne sont pas au courant de ce qui a été donné. Il y a un déficit de communication entre les services. Et nous on n’est pas au courant des traitements. Le jeune ne parle pas français. Ou ils ne veulent pas nous dire. Ou ils perdent les ordonnances. C’est le néant, on part de zéro. » (STEMO.)
« Le plus compliqué, c’est que derrière quand ils vont en PJJ en milieu ouvert on n’a pas d’interlocuteur médical et on ne transmet des dossiers qu’aux médecins. On n’arrive pas à faire ce lien. Parfois sur les unités semi-ouvertes il y a des infirmières, mais seulement ponctuellement… » (Cadre de santé, EPM.)
64Dispersé d’un champ d’action à l’autre, et confronté à un manque de professionnels dédiés, la problématique des conduites addictives n’apparaît que très partiellement saisissable dans les accompagnements des jeunes en détention et à leur sortie. Ce constat s’inscrit dans la continuité des travaux portant sur la prise en charge des conduites addictives chez les majeurs incarcérés, soulignant la relative rareté des réseaux ou formations interdisciplinaires mêlant personnels sanitaires, sociaux et pénitentiaires (Brillet, 2009). Les parcours apparaissent ainsi fragmentés, morcelés entre plusieurs secteurs de la détention et en dehors, parmi lesquels la question des conduites addictives se perd, peu appréhendée et non coordonnée, aux interstices de l’intervention des professionnels.
65Cette relégation des conduites addictives ne résiste pas nécessairement à l’expérience des professionnels sur le terrain. Les surveillants pénitentiaires ont des rôles complexes, tournés non seulement vers la sécurité, mais aussi vers la relation avec le détenu (Stathopoulos, 2023). Les surveillants rencontrés à l’EPM et au QM se considèrent comme un maillon de la prise en charge éducative des mineurs au sein du lieu de détention, aux côtés des professionnels de la PJJ, malgré la complexité du travail de ce binôme qui associe « éduquer et punir » (Chantraine et Sallée, 2013). Si les surveillants expriment un manque de formation sur les difficultés concrètes du quotidien à gérer en détention, ils développent aussi des compétences informelles – constituées par l’expérience vécue d’un phénomène ou d’une situation – au contact des mineurs incarcérés. Face à des mineurs qui expriment le manque, ou dont le comportement en est affecté, les surveillants élaborent à la marge des tactiques pour agir, à leur échelle, dans le système de contraintes dans lequel ils s’inscrivent :
« Un truc simple que j’ai appris sur le terrain, c’est que l’alimentation prend une place importante quand les jeunes sont en manque de stup’. Les repas sont servis à 18 heures. C’est bien le premier besoin humain de manger mais les repas sont souvent légers le soir et après il y a toute la nuit à passer. Les MNA ne peuvent pas cantiner et c’est dur. J’ai constaté que si on leur donne un peu plus de pâtes et qu’on fait preuve de bienveillance, ça leur fait du bien, et en contrepartie ils prennent plus sur eux quand ils sont en manque. Ça permet de combler la frustration. » (Surveillant de l’administration pénitentiaire, QM.)
66Si cette approche relève de la considération du mieux-être du mineur, elle repose aussi sur la gestion de la frustration et d’éventuels épisodes de crise. Les temps sportifs associant surveillants et éducateurs sont aussi présentés comme des espaces où certaines tactiques peuvent être déployées :
« Via l’éducatif on essaye de les apaiser, mais il ne s’agit pas de soigner les addictions. Nous on n’est pas formés pour intervenir sur ce champ, on peut qu’alerter ; tant que le somatique n’est pas résolu, ils sont pas en état pour l’éducatif. Et nos solutions, elles sont individuelles. Ils ont deux séances de foot par semaine : un garçon défoncé, je lui propose de ne pas consommer avant de venir à mon activité. C’est un contrat moral, et comme ils aiment le foot… J’oblige la bouteille d’eau aussi, pour qu’ils s’hydratent parce que quand on boit ça peut apaiser la défonce et le manque, l’eau c’est salutaire, mais c’est du système D. » (Éducateur PJJ, QM.)
67Ces professionnels évoquent la mise en visibilité des conduites addictives des mineurs au quotidien, qui les pousse à les appréhender à travers des tactiques issues de savoirs expérientiels. S’appuyant sur ces tentatives, ils demandent davantage de formation et de sensibilisation sur ces questions, et soulèvent les limites et l’insuffisance de leur action, qui s’inscrit en marge d’une posture institutionnelle.
68Ces résultats invitent à interroger les perspectives d’accompagnement et de prise en charge des mineurs en détention, notamment sur la question des conduites addictives, à travers laquelle s’articulent des enjeux d’accès aux soins dans leurs dimensions aussi bien physiologique que psychologique. Si le milieu pénitentiaire apparaît non seulement excluant et contraint en termes de ressources et de moyens, mais aussi confronté à des injonctions institutionnelles – en termes de sécurité, de ressources médicales, d’opposition du secret professionnel – trop diverses pour amorcer un réel accompagnement sur les conduites addictives des jeunes, il s’agit toutefois de considérer les perspectives d’agir dans le milieu carcéral. Au minimum appréhendée comme un espace privilégié d’information sur les possibilités d’accès aux soins pour un public éloigné du système de santé, la prévention peut être développée auprès des mineurs, dans le cadre d’actions dédiées. C’est aussi la réflexion autour de la notion de parcours des jeunes et d’accompagnement entre la détention et le milieu ouvert qui apparaît centrale au prisme de l’appréhension de leurs conduites addictives. Enfin, de l’expression d’un besoin à la considération des savoirs expérientiels – notamment par la mobilisation de la pair-aidance –, la sensibilisation et la formation pluridisciplinaire des professionnels semblent au cœur des perspectives d’agir dans l’espace carcéral.