1Les politiques de la jeunesse sont souvent présentées comme étant en décalage avec les expériences de vie des jeunes adultes. Depuis de nombreuses années, des travaux de recherche révèlent en effet que lorsque ces politiques sont basées sur des modèles de biographies standardisées et linéaires, elles se heurtent aux « nouveaux » parcours des jeunes, qui sont marqués par l’incertitude et des conditions socio-économiques difficiles et caractérisés comme étant plus imprévisibles et moins linéaires (Charbonneau, 2006 ; Loncle, 2010 ; Longo, 2016 ; Molgat et Taylor, 2012). En outre, la manière dont certaines politiques de la jeunesse conçoivent le passage à la vie adulte et l’accès à l’autonomie, et tentent de les structurer, voire de les redresser, peut avoir des effets sur les conditions de vie et les perspectives des jeunes (Chevalier, 2023). Dans le contexte actuel, de nombreuses politiques contribueraient à reconduire des inégalités liées aux origines sociales des jeunes, et favoriseraient même une accentuation des inégalités entre les générations et au sein de la jeunesse elle-même (ibid.).
- 1 Les politiques d’activation visent à accroître l’efficacité des dépenses, à activer les dispositifs (...)
2Au Québec, comme dans beaucoup de sociétés nord-américaines et européennes, des études montrent que la notion d’activation1, conçue comme une façon de gérer l’intégration au marché du travail et une panoplie de risques sociaux en mettant en activité les personnes, est désormais au cœur des politiques publiques (Angers, 2011 ; Namian et Binet, 2016 ; Tremblay, 2006). En prenant appui sur ces recherches et certains travaux dans le champ de la jeunesse, on constate que les politiques visant les jeunes et le passage à la vie adulte ne sont pas épargnées (Binet, 2019 ; 2023 ; Galland, 2022 ; Van de Velde, 2015). Dans un modèle d’État-providence libéral et un régime de politiques de la jeunesse axé sur l’incitation à l’accès rapide, individualisé et privatisé à l’autonomie (Van de Velde, 2008), la sphère relationnelle apparaît pour les politiques publiques évoquées comme un espace à investir au service de l’activation. Les politiques de la jeunesse tenteraient en ce sens d’encourager les jeunes à mobiliser la sphère privée des relations pour réussir leur intégration sociale et leur passage à la vie adulte. Cet appel à mobiliser les relations dans une logique somme toute utilitaire semble s’appuyer sur une lecture incomplète des relations sociales des jeunes qui, comme en témoignent de nombreux écrits au Québec, sont complexes, multiples, dynamiques et porteuses de normes et de problématiques diverses tant en ce qui concerne la famille, les pairs ou les ami·es (Charbonneau et Bourdon, 2011 ; Molgat et Vultur, 2009 ; Molgat, 2011).
3Dans cet article, nous explorons cette dichotomie entre les intentions d’activation véhiculées dans les discours des politiques de la jeunesse et les parcours de jeunes adultes dits vulnérables au Québec, en nous intéressant à leurs relations sociales. Ces jeunes adultes sont vulnérables notamment parce qu’ils sont exposés à des conditions d’existence difficiles, variées et imprévisibles, auxquelles une partie d’entre elles et eux doivent faire face en ayant accès à des ressources et à des soutiens limités, ce qui donne lieu à des parcours souvent peu ancrés au sein de l’école et du marché du travail, et caractérisés par des relations sociales fragiles et instables (Castel, 1994 ; Martin, 2019). Nous étudions cette dichotomie au moyen de l’analyse des discours de politiques de la jeunesse et de récits de jeunes adultes vulnérables aux parcours atypiques. En tenant compte de la vulnérabilité de ces jeunes, l’atypie de leurs parcours s’exprime par un écart négatif aux normes d’intégration liées à l’école, au travail et au logement.
4Nous abordons ces parcours en fonction d’une approche biographique (en anglais « life-course theory ») qui permet de les considérer dans une perspective multidimensionnelle et temporelle (Elder, 1998, 1987 ; Elder, Kirkpatrick Johnson et Crosnoe, 2004). Sur le plan multidimensionnel, nous retenons donc, dans le cadre de cet article, les axes de la scolarité, de l’emploi et du logement qu’Olivier Galland (2022) mobilise pour analyser le passage à l’âge adulte. Ces dimensions s’articulent de manière dynamique durant cette étape spécifique du parcours de vie qu’est la jeunesse, période où les transitions et les tournants de l’existence (turning points en anglais) sont condensés et se déroulent sur trois axes interreliés : scolaire/professionnel (de l’école au travail), résidentiel (du domicile parental au logement à soi) et relationnel/matrimonial (de la vie de célibataire à la mise en ménage) (ibid.). Il faut cependant souligner que dans l’ensemble, les parcours de transition vers la vie adulte sont aujourd’hui moins prévisibles, moins linéaires et composés de nombreux allers-retours entre l’école, le marché du travail, le domicile des parents, le logement à soi, la vie de couple et la vie en solo (Charbonneau, 2006 ; Loncle, 2010 ; Longo, 2016 ; Molgat et Taylor, 2012). Sur le plan temporel, l’approche biographique des parcours tient compte de l’interrelation des temps individuels (la place des jeunes dans les relations intergénérationnelles, vecteurs de reproduction sociale, mais aussi le rôle des jeunes comme acteurs dans leurs propres parcours) et historique (le temps long des valeurs dominantes, des normes et des institutions, y compris leur structuration au moyen des politiques publiques). Selon leurs situations et conditions de vie, les jeunes mobilisent différemment leurs relations sociales et sont affectés de diverses manières par celles-ci tout au long de leurs parcours. Dans cet article, les relations sociales des jeunes adultes vulnérables comprennent celles avec des pairs, des ami·es, des membres de la famille et des intervenant·es sociaux·ales.
5Nous chercherons donc d’abord à comprendre comment l’activation se manifeste dans les discours des politiques de la jeunesse au Québec et à quelle conception du passage à la vie adulte elle se conjugue. Puis, à l’aide des récits de jeunes adultes vulnérables aux parcours atypiques par rapport à la scolarité, à l’emploi et au logement, nous tenterons de saisir comment les relations sociales affectent leurs parcours. Dans cette perspective, nous posons l’hypothèse que les visées d’activation de certaines politiques de la jeunesse québécoises suscitent des tensions normatives au sujet des parcours de jeunes adultes vulnérables en les incitant à devenir rapidement autonomes et à s’inscrire dans la vie active sans tenir compte de leurs conditions d’existence et de leurs possibilités d’accéder à des soutiens relationnels.
6Dans les sections qui suivent, nous examinerons, dans un premier temps, les reconfigurations de l’État et des politiques par le prisme de l’activation, afin de mieux cerner comment cette façon de gérer l’intégration au marché du travail ainsi qu’une panoplie de risques sociaux affecte particulièrement les jeunes et les transitions vers la vie adulte. Dans un deuxième temps, nous étudierons les discours de trois politiques québécoises qui ont trait à la jeunesse : la Politique québécoise de la jeunesse 2030, le Service spécialisé jeune et le Plan d’action interministériel en itinérance 2021-2026. L’analyse de l’activation vers l’autonomie dans les discours de ces politiques québécoises permet de mieux cerner ses prescriptions, les significations qu’elle revêt et ses implications potentielles pour les jeunes adultes (Lipsky, 2010). Dans un troisième temps, nous décrirons les relations de jeunes adultes vulnérables qui ont fait l’objet de cette enquête aux politiques de la jeunesse, en prenant appui sur des résultats provenant de trois terrains de recherche situés en Outaouais, au Québec. Dans un quatrième temps, nous montrerons comment ces résultats révèlent des parcours non linéaires, marqués par des événements, des changements, des vulnérabilités et des projets qui sont fortement modulés par les relations des jeunes et qui échappent souvent à la logique utilitaire des politiques visant l’accélération des transitions et la construction de projets de vie. De manière cruciale, notre analyse montre que l’autonomie de ces jeunes ne se construit pas de manière mécanique et linéaire en fonction de relations à mobiliser dans un projet d’activation. Leurs relations sont plutôt marquées par les pertes, les ambivalences, la survie, les contradictions et les ambiguïtés, illustrant la dichotomie entre les discours des politiques et les parcours, ainsi que le caractère illusoire des velléités d’accélération des transitions vers la vie autonome inscrites dans les politiques sociales québécoises.
7Depuis près de quarante ans, les politiques et institutions québécoises qui ont trait à la jeunesse connaissent d’importantes reconfigurations en réponse à des périodes de crises multiples et durables. À la fin des années 1970, l’État-providence québécois, qui connut son apogée dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale, commence à être critiqué en raison de sa lourdeur administrative, de ses coûts de fonctionnement, d’enjeux liés aux libertés individuelles et marchandes ainsi que de ses difficultés à répondre aux différents risques sociaux (Guest, 1993). Le vieillissement de la population, notamment, occasionne une diminution du nombre d’individus en âge de participer à l’économie de marché et un accroissement des populations en rapport de dépendance envers l’État (Clavet, Michaud et Navaux, 2021). Le nombre de travailleurs et travailleuses étant en baisse, il devient en somme de plus en plus difficile pour les employeurs et employeuses de combler leurs besoins de main-d’œuvre et pour l’État de financer ses politiques providentielles (Côté, Savard et Scarfone, 2017). Au début des années 2000, tant dans les écrits scientifiques que dans la vie politique et sociale, le ton adopté est souvent très pessimiste, certains acteurs allant jusqu’à énoncer le pronostic de la fin de l’État-providence et le démantèlement de ses politiques universalistes (Bernier, 2003 ; Campeau, 2001).
8L’activation semble, dans ces circonstances, se présenter comme une réponse plus optimiste aux nombreuses crises récentes du capitalisme et des États-providence (Tremblay, 2006). Apparue d’abord dans le champ de l’assistance, l’activation s’est manifestée au début des années 1980 sous la forme du workfare, situant la mise en activité des personnes prestataires comme un mode de gestion des risques sociaux et d’intégration au travail (Barbier, 2009 ; Morel, 2002). Depuis, l’activation a connu une extension dans différentes politiques et institutions où elle participe à reconfigurer les pratiques d’intervention ainsi qu’à mettre en activité plusieurs publics cibles dans divers champs – l’emploi, le revenu, l’éducation, le logement, l’itinérance, la médiation urbaine, etc. (Astier, 2007 ; Barbier, 2009 ; Gonin, Grenier et Lapierre, 2012 ; Tremblay, 2006 ; Namian et Binet, 2016). De ce fait, l’activation participe aujourd’hui à moduler les expériences de certains publics cibles des politiques sociales en faisant de l’activité une norme d’intervention, puis en mettant l’accent sur l’autonomie, la responsabilisation et la participation active des personnes à la société (Angers, 2011 ; Astier, 2007 ; Barbier, 2009 ; Bartholomé et Vrancken, 2005 ; Franssen, 2006 ; Tremblay, 2006).
9Selon plusieurs recherches, cette extension de l’activation aboutit au fait que ces publics ne peuvent en effet plus se comporter comme des personnes assistées ou passives, qui se contentent de recevoir des services, mais doivent dorénavant participer activement à la co-construction des services ou du moins à leur propre prise en charge (Astier, 2007 ; Bartholomé et Vrancken, 2005 ; Franssen, 2006 ; Namian et Binet, 2016). Si certaines politiques sociales, comme celles du workfare, mobilisent des formes d’activation reposant sur une aide conditionnée par l’activité, ainsi que sur des contraintes et des incitatifs, d’autres font appel à une grammaire très positive, voire humaniste et volontariste, pour atteindre ce même objectif, notamment en mobilisant des concepts tels que « citoyenneté active », « participation citoyenne », « empowerment », « résilience » et « autonomie » (Astier, 2007 ; Dufour, Boismenu et Noël, 2003 ; Morel, 2002 ; Tremblay, 2006, p. 47). Si l’activation connaît un aussi grand succès dans le champ des politiques sociales, c’est également parce qu’elle véhicule des normes sociales, comme celles d’activité et d’autonomie, qui sont mobilisées par les individus dans leur vie quotidienne pour justifier leurs choix et leurs parcours face à autrui et à eux-mêmes, qu’ils se retrouvent ou non parmi les publics cibles des politiques sociales (Astier, 2007). C’est en ce sens que l’activation est posée comme une véritable norme sociale, à laquelle les individus sont aujourd’hui fortement invités à souscrire, sans y être forcés.
- 2 Le modèle québécois ressemble ainsi au modèle britannique du « devenir adulte » proposé par Van de (...)
10Les normes de l’activation affectent particulièrement les jeunes alors que plusieurs d’entre eux et elles sont confrontés à l’instabilité du marché du travail et à l’expérience de l’insécurité économique (Longo, 2016 ; Noiseux, 2012). Ils et elles doivent souvent composer avec des pressions sociales importantes en matière de scolarisation et d’emploi qui pèsent lourdement sur leurs transitions vers la vie adulte (Van de Velde, 2016). Ces configurations et attentes normatives induisent, pour une partie d’entre eux, un allongement des études et un décalage des séquences de transitions vers la vie adulte, en les privant notamment des conditions et des supports nécessaires pour définir leur individualité et pour acquérir des autonomies financières, résidentielles et affectives (Galland, 2022). Par ailleurs, elles entraînent souvent des désynchronisations dans les transitions dans la mesure où certains jeunes font des va-et-vient entre des situations autrefois considérées comme des seuils de passage vers la vie adulte, par exemple en retournant vivre chez leurs parents ou en reprenant des études (Hamel, 2021 ; Longo, 2016 ; Maunaye et al., 2019). En ce sens, si la jeunesse continue d’être une période de la vie marquée par différents seuils de transition entre l’adolescence et la vie adulte, s’articulant avec divers milieux et institutions, elle est aujourd’hui, pour certains jeunes, plus individualisée, plus désynchronisée et plus longue (Galland, 2022 ; Hamel, 2021). Suivant les analyses de Cécile Van de Velde (2008), il est typique des politiques de la jeunesse, dans le contexte d’une société libérale comme celle du Québec, d’encourager les jeunes à recourir à des soutiens dans la sphère privée pour accéder à l’autonomie, qu’il s’agisse de prêts contractés pour les études ou de revenus tirés d’emplois plus ou moins stables et permanents, ou encore de soutiens en provenance de la famille. Contrairement aux modèles sociétaux plus familialistes, où les jeunes dépendent surtout de leurs parents à travers la cohabitation, et aux modèles plus sociaux-démocrates de soutien étatique à l’autonomie, dans la société québécoise, les attentes normatives sont orientées vers l’émancipation individuelle et l’entrée rapide dans la vie autonome2, ces dernières se construisant avec une intervention minimale de l’État.
11L’activation dans les discours des politiques sociales québécoises analysées dans cet article se traduit par des objectifs d’accélération des transitions vers la vie adulte et par des concepts et interventions qui invitent les jeunes adultes à stabiliser leurs parcours et à poursuivre divers projets afin de favoriser leur autonomisation. Ces politiques structurent des dizaines de programmes et mesures, ainsi que des interventions sur le terrain, qui s’adressent à des personnes aux profils fort différents. Bien que cet article ne s’intéresse pas à leur mise en œuvre quotidienne, nous considérons que les discours présentés dans ces politiques et dans la littérature grise qui s’y rapporte sont pertinents à analyser parce qu’ils se traduisent par des actes d’État ayant des implications concrètes et symboliques pour les personnes chargées de les appliquer et pour les jeunes adultes ciblés (Dubois, 2015 ; Lipsky, 2010). Nous avons donc fait le choix d’analyser dans le cadre de cet article divers textes liés à trois politiques de la jeunesse afin d’en saisir les prescriptions, les significations et les implications potentielles pour les jeunes adultes, tout en considérant que cette démarche présente un angle mort, du fait qu’elle ne prend pas en compte les décalages qui s’opèrent dans leur mise en œuvre quotidienne.
12Adoptée en 2016, la Politique québécoise de la jeunesse 2030, axée sur l’« avenir », propose de fabriquer le Québec de demain en offrant un cadre aux ministères et aux organisations dont l’objectif est d’« accélérer » les « transitions » des jeunes Québécois et Québécoises dans leur passage à la vie adulte en vue de faciliter leur « autonomie », leur « participation », leur « implication » et leur « engagement » envers la société québécoise (Secrétariat à la jeunesse, 2016a). Afin d’atteindre cet objectif d’accélération des transitions vers la vie adulte, la politique investit dans deux types d’action, celles visant à entretenir des « milieux de vie » propices à l’autonomisation des jeunes et celles destinées à soutenir les jeunes adultes dans « leurs apprentissages, leurs initiatives et leur projet de vie » (Secrétariat à la jeunesse, 2016b, p. 9). Ainsi, tant les milieux scolaires et de travail que les milieux culturels, sportifs et d’intervention sont invités à constituer des supports « stimulants, sains, sécuritaires et ouverts » dans lesquels les jeunes adultes peuvent effectuer des « apprentissages », prendre des « initiatives », identifier, définir et actualiser des « projets de vie », puis « réussir leurs parcours » et « s’engager pour l’avenir de la société québécoise » (ibid.). Bien que les relations sociales des jeunes adultes soient prises en considération par la politique de la jeunesse 2030, cette dernière invite surtout divers « milieux de vie » à agir « dès le plus jeune âge » (ibid., p. 23) auprès des jeunes en faisant la promotion de « relations interpersonnelles harmonieuses », de « rapports égalitaires », de « dialogue » (ou de « relations étroites ») « entre les générations » et de « relations interculturelles » pour diminuer la présence de certaines conduites qui peuvent poser problème à leur intégration (l’intimidation, la délinquance, la consommation de drogues et d’alcool, la conduite automobile dangereuse, etc.) et à majorer celles qui sont susceptibles de favoriser leur participation à une société québécoise qui se veut « prospère et innovante » – apprendre, faire preuve d’initiative, définir et poursuivre son projet de vie, etc. (Secrétariat à la jeunesse, 2016a ; 2016b, p. 8).
13Le Service spécialisé jeune (SSJ), dont la politique a été formulée en 2016, vise, dans cette même perspective, à permettre à des jeunes adultes âgé·es de 18 à 29 ans qui sont en marge de l’école et du travail salarié et confronté·es à des difficultés d’insertion de développer leur « plein potentiel » ainsi que leur « autonomie professionnelle ou sociale » en poursuivant des « objectifs » et un « projet » professionnel (Gouvernement du Québec, s.d.). Le Service spécialisé jeune cible de jeunes adultes qui selon le gouvernement du Québec sont confrontés à plusieurs « obstacles » décrits principalement comme des déficits de compétences et de ressources : « la sous-scolarisation et l’échec scolaire », « la pauvreté, des périodes de chômage récurrentes, la stigmatisation, l’isolement social et communautaire, l’absence de soutien parental positif, des problèmes de délinquance, une monoparentalité vécue difficilement, des problèmes de toxicomanie ou d’alcoolisme, des difficultés d’accès au logement, des problèmes de santé mentale non diagnostiqués, etc. » (Gouvernement du Québec, 2016, p. 1). Ces jeunes adultes peuvent en fait cumuler différents « obstacles » en raison des « milieux de vie » et des environnements « défavorables » où ils ont grandi et peuvent avoir « tendance à se décourager à la moindre difficulté » (ibid.). Le Service spécialisé jeune prévoit, dans cette optique, pour « activer » les jeunes dans la poursuite d’objectifs et de projets professionnels, un incitatif financier (± 200 $ par mois par jeune adulte) ainsi qu’un accompagnement offert notamment au sein d’un des 111 Carrefours jeunesse emploi du Québec. Lors de cet accompagnement, les jeunes adultes sont invités à participer à différentes activités d’intervention en vue de définir leurs objectifs et projets professionnels, à stabiliser leurs conditions de vie, à majorer leur employabilité, à effectuer un stage en milieu réel de travail et à se projeter vers l’avenir sur les voies de l’emploi, des études ou de la formation (Binet, 2023). Le SSJ propose ainsi d’amener de jeunes adultes en marge de l’école, du travail et de la formation, à stabiliser leurs conditions de vie et à s’intégrer en poursuivant des objectifs et des projets professionnels.
14De même, lorsque ces politiques de la jeunesse s’adressent à de jeunes adultes a priori parmi les plus éloigné·es du travail et les plus vulnérables, l’invitation à stabiliser sa trajectoire et à poursuivre divers projets demeure présente. Créé en 2021, le Plan d’action interministériel en itinérance 2021-2026 vise ainsi « à prévenir les trajectoires qui mènent à une situation d’itinérance et accompagner les personnes qui s’y trouvent vers la stabilisation de leur situation résidentielle, financière, socioprofessionnelle, juridique et/ou de santé, en tenant compte de leurs besoins, de leur rythme et de leurs aspirations » (Gouvernement du Québec, 2021, p. 2). Il articule à cet effet une action (sur 14) et trois mesures (sur 31) à l’intention des jeunes adultes. Ces mesures prévoient une diversité d’interventions visant à mobiliser autant que possible les milieux, afin d’offrir aux jeunes adultes qui présentent des risques de se retrouver en situation d’itinérance des conditions stables et sécuritaires favorisant des trajectoires de réaffiliation sociale et l’apprentissage de la vie autonome. Le passage vers une vie autonome résulte selon le gouvernement du Québec d’une série d’apprentissages qui sont soutenus, entre autres, par des mesures ayant pour objectif la stabilisation de leurs trajectoires et situations (par exemple offrir un supplément financier pour le loyer avec un service d’accompagnement), mais aussi par le maillage avec les programmes de stabilité résidentielle avec accompagnement (SRA), soutien d’intensité variable (SIV) et suivi intensif dans le milieu (SIM). Les jeunes sont aussi invités à poursuivre des « projets de vie épanouissants », à travers le rehaussement du programme de qualification des jeunes (PQJ) (Gouvernement du Québec, 2021, p. 19). Ces mesures ont comme but, sommairement, d’accompagner les jeunes adultes qui risquent de se retrouver en situation d’itinérance dans des apprentissages relatifs à la gestion de la vie quotidienne et domestique, à la gestion de leurs avoirs, à leurs habiletés personnelles et sociales, à leur insertion sociale et professionnelle ainsi qu’au « réseaut[age] avec des personnes significatives et des services » (Gouvernement du Québec, 2021, p. 18). Un projet de vie épanouissant apparaît parmi ces mesures comme un moteur de stabilisation des parcours et d’intégration sociale et économique.
15Au cours des dernières années, les politiques sociales ont fait l’objet d’un intérêt grandissant en sciences sociales et humaines, notamment en raison de l’extension du néolibéralisme et de ses implications pour les services et les publics cibles auxquels elles sont destinées. L’analyse des politiques sociales révèle parfois des écarts considérables entre leurs discours souvent très positifs et leurs interactions avec leurs publics cibles (Lipsky, 2010 ; Dubois, 2015 ; Spire, 2008). Ces écarts, qui ne sont pas sans impact sur certaines populations, deviennent particulièrement visibles lorsqu’on examine les expériences des personnes auxquelles ces politiques sont destinées. Pour comprendre ce décalage, nous prenons le parti de nous intéresser ici aux expériences de jeunes adultes vulnérables concerné·es par ces trois politiques québécoises de la jeunesse en étudiant, à travers leurs paroles, la place de leurs relations sociales dans leur recherche d’autonomie et de stabilité ainsi que dans leurs projets d’avenir, mais sans référence préalable aux politiques elles-mêmes.
16Les résultats présentés sont issus de l’analyse de récits recueillis sur trois terrains de recherche auprès de jeunes adultes vulnérables ayant connu des parcours atypiques, dans l’Outaouais, une région située dans l’ouest du Québec. Ces recherches regroupent des jeunes adultes âgé·es de 18 à 33 ans, dont les parcours s’éloignent, à différents niveaux et selon les terrains choisis, de la scolarité, de l’emploi et du logement. Les entretiens ont été transcrits et codifiés, et les corpus de données ont été divisés en fonction des guides d’entretien de chaque terrain de recherche. Pour les fins de l’article, les corpus ont ensuite été analysés au moyen d’une analyse thématique dans une logique inductive modérée (Paillé et Mucchielli, 2021). Les rubriques générales touchant aux relations des jeunes ont été exploitées pour en extraire les manières dont ils et elles décrivent leurs implications dans leurs parcours.
17Afin de rester fidèle aux propos des jeunes enquêtés, nous avons choisi de les présenter par terrain de recherche et non en les regroupant sous des thèmes plus larges. Cette présentation a permis de souligner les spécificités des trois terrains et d’en dégager par la suite des analyses transversales répondant à nos questions et hypothèses de recherche. Comme cela sera illustré dans la discussion, la mise en commun des expériences des jeunes et sa juxtaposition à l’analyse des discours des trois politiques jeunesse présentées plus haut permettent, d’une part, de nous intéresser aux ressources et aux soutiens relationnels dont ces jeunes disposent pour naviguer avec les visées d’activation des politiques et, d’autre part, de questionner leurs implications dans les parcours des jeunes adultes. Cette présentation distincte et successive de chacun des terrains de recherche permet aussi de mettre en exergue une vulnérabilité progressive, en considérant que plus ces jeunes s’éloignent de la scolarité, de l’emploi et du logement, plus ces derniers et dernières sont susceptibles de faire face à un cumul important de difficultés (Castel, 1994). Cela n’exclut pas que certains, malgré les groupes et terrains auxquels ils et elles sont associé·es, puissent se démarquer de leurs pairs quant à leur expérience d’un tel cumul. Ainsi, le choix de cette présentation permet, outre la préservation de certaines spécificités, d’illustrer différents degrés de vulnérabilité, de montrer une diversité d’expérience des relations sociales et de les mettre en regard des discours des politiques de la jeunesse adressés à des groupes variés.
18Les données du premier terrain de recherche proviennent d’entretiens semi-dirigés auprès de jeunes adultes inscrit·es en formation professionnelle (FP) au secondaire (Cournoyer et al., 2016 ; Deschenaux et al., à paraître). Cette recherche s’est déployée dans cinq régions du Québec et parmi les 93 entretiens réalisés, 12 répondant·es âgé·es de 20 à 33 ans et résidant à Gatineau ont été retenu·es pour l’analyse. Nous considérons que les parcours de ces jeunes sont atypiques pour deux raisons : les programmes de FP au secondaire sont peu valorisés au Québec (Doray, 2016) et les récits analysés montrent que ces jeunes ont accédé à leur programme de formation plusieurs années après avoir quitté les études secondaires et suivant des expériences de vulnérabilité en emploi. L’échantillon est composé de 5 hommes et 7 femmes. Parmi eux, 6 détiennent un diplôme d’études secondaires et 6 ne l’ont pas obtenu. 4 répondant·es sont célibataires et 8 sont en couple. Chez les répondant·es célibataires, 3 habitent chez leur parent et 1 habite en location. Chez les répondant·es en couple, 3 habitent chez leurs parents, 1 habite chez ses parents avec son ou sa conjoint·e et 4 habitent en location avec un·e conjoint·e. Les entretiens semi-dirigés portaient sur leurs histoires familiales, leurs parcours scolaire, professionnel et résidentiel jusqu’à et pendant leur formation professionnelle, ainsi que sur leurs projets d’avenir. À la lumière des résultats, ce groupe particulier de jeunes adultes est le moins vulnérable des trois terrains de recherche.
- 3 Au Québec, il existe des programmes dits de cheminements particuliers au niveau des études secondai (...)
19Les données du deuxième terrain de recherche proviennent d’une démarche réalisée dans le cadre du programme Service spécialisé jeune du Carrefour jeunesse emploi de l’Outaouais (Binet, 2020). Des entretiens réalisés avec 10 jeunes adultes âgés de 18 à 28 ans ont été retenus pour la présente analyse. En plus d’être inscrit·es à ce programme, ces jeunes avaient en commun d’être en situation de vulnérabilité et d’avoir connu des parcours qui se situent en marge de la scolarité et du marché du travail. L’échantillon est composé de 6 hommes et 4 femmes. Tous ces jeunes résidaient en Outaouais, au Québec. Ils habitaient soit dans un logement sous la responsabilité de leurs deux parents (3), de leur mère (3), de leur mère et de leur beau-père (2), d’un membre de leur famille élargie (1) ou seule (1). Ils avaient terminé les études primaires (2), le secondaire 1 (1), le secondaire 3 (2), le secondaire 4 (1), un programme de cheminement particulier3 (2) ou un niveau de scolarité indéterminé (2). Ils et elles disposaient tous et toutes comme principale source de revenus des prestations étatiques, celles du programme québécois de solidarité sociale (± 11 364 $ annuellement) pour 9 répondant·es et les prestations du programme d’assurance-emploi (revenu indéterminé) pour un·e répondant·e. Ils et elles recevaient également tous et toutes un complément financier de ± 200 $ par mois en échange de leur participation active au Service spécialisé jeune. Dans le cadre des entretiens, chaque répondant·e a été amené·e à se présenter, à raconter son parcours en lien avec les individus et les institutions fréquentées, à parler des difficultés rencontrées ainsi qu’à préciser les circonstances les ayant menés vers le Service spécialisé jeune. En raison des paramètres d’inclusion du SSJ et des parcours et réalités qui ressortent de ces entretiens, ce groupe de jeunes adultes est dans l’ensemble plus vulnérable que celui rencontré dans le cadre du premier terrain de recherche, mais moins que celui rencontré dans le troisième.
20Les données du troisième terrain de recherche sont issues d’une démarche doctorale en cours, portant sur l’expérience du passage à la vie adulte et l’acquisition du statut d’adulte par des jeunes plus vulnérables dont les parcours et les situations sont en marge du logement, de l’emploi et de la scolarité. Les données ont été récoltées auprès de 13 jeunes âgé·es de 19 à 29 ans dans le cadre de trois ateliers de digital storytelling, au moyen de la réalisation de courts films (10), d’entretiens de groupe (4) et d’entretiens individuels (11) (Lambert, à paraître). Une entrevue de groupe, 6 entretiens semi-dirigés et 5 films ont été retenus pour l’analyse présentée dans cet article. Parmi les 6 répondant·es retenu·es dans le cadre de cet article, tous et toutes avaient connu une situation d’itinérance situationnelle (3) ou cyclique (3). Au moment de l’entretien, 1 répondant avait terminé des études secondaires, 1 répondant fréquentait un centre d’éducation aux adultes et de formation professionnelle, 1 répondant occupait un emploi formel, 5 recevaient de l’aide financière du gouvernement (aide sociale et/ou allocation familiale) comme principale source de revenus et quatre avaient des enfants. Chez les répondant·es ayant des enfants, 1 répondante avait toujours la garde de ses enfants au moment de l’entretien. Parmi les 6 répondant·es retenu·es, 4 payaient un loyer, 1 était hébergé temporairement chez un ami et 1 habitait chez un parent. Les films réalisés portaient sur une expérience significative dans le cadre du passage à la vie adulte et les entretiens portaient sur les significations de l’expérience mise en film et sur différents aspects de leurs parcours. Les données qui ressortent de ce troisième terrain de recherche rendent compte de parcours et de réalités d’un groupe de jeunes adultes des plus vulnérables, notamment parce qu’ils et elles se sont retrouvé·es en marge de l’école, du travail et du logement, et, à une ou à plusieurs reprises, en situation d’itinérance.
21Afin de mettre en évidence les contributions spécifiques de chacune de ces démarches de recherche, nous présentons tour à tour les résultats des trois terrains de recherche auprès de groupes de jeunes adultes vulnérables ayant connu des parcours de vie atypiques avant d’interroger les politiques de la jeunesse qui leur sont destinées.
22Les parcours ayant mené ces jeunes adultes vers la formation professionnelle (FP) au secondaire sont non linéaires et pluridimensionnels. Très peu de ces jeunes sont passé·es directement en FP à partir d’un programme de secondaire régulier. Ces parcours atypiques sur le plan de la scolarité et de l’emploi sont parsemés d’événements de vie (entrée en vie de couple, grossesse précoce, épisodes de consommation d’alcool et/ou de drogue, départ précoce du foyer familial) qui mènent fréquemment à l’abandon des études, à l’occupation d’emplois temporaires et précaires, au recours à l’aide sociale, ou encore à l’occupation d’un emploi qui finit par ne pas répondre aux besoins de subsistance et ne suscite pas l’intérêt des jeunes. Les parcours de ces jeunes sont ainsi caractérisés par de nombreuses difficultés et changements ainsi que par des projets de vie en décalage avec la manière dont sont présentées publiquement les études en FP, c’est-à-dire comme une étape logique de reprise d’une scolarisation qui mène rapidement de l’école secondaire au marché de l’emploi. Si, en raison du contexte et du moment des entretiens, nous ne savons pas ce qu’il advient de ces jeunes adultes après leur formation, ce discours détonne tout de même par rapport au fait qu’aujourd’hui, une très grande majorité des personnes inscrites en FP sont des adultes âgé·es de 20 ans ou plus (Beaucher et al., 2021 ; Doray, 2016).
23Comment se construit alors l’autonomie de ces jeunes adultes qui ne s’inscrivent pas dans un parcours linéaire souhaité par les politiques de la jeunesse (études secondaires non interrompues pendant qu’ils sont encore mineur·es et au domicile familial, suivies d’une insertion directe au marché du travail) ? Dans un premier temps, les jeunes adultes que nous avons rencontré·es décrivent des relations de dépendance provisoire avec leurs parents, « en attendant ». Cette dépendance temporaire permet en effet à ces jeunes de construire progressivement leur autonomie – entendue comme la possibilité de faire des choix de vie par et pour soi-même – ainsi que leur indépendance financière. Or, cette position d’attente n’est pas confortable aux yeux des jeunes. Ainsi, bien qu’elle comporte une charge affective généralement positive – la plupart des parents se montrant réceptifs à la décision des jeunes de poursuivre une FP –, les jeunes sentent souvent que leurs choix ne correspondent pas aux aspirations parentales, selon lesquelles il vaut mieux faire des études plus poussées ou dans des domaines plus prometteurs. Sébastien, 25 ans, affirme ainsi :
« Mon père j’ai l’impression que comme… lui, il est déçu de moi parce que je ne fais pas ce que lui, il fait. Lui, il est technicien d’informatique. »
24De plus, dans le cas de Sébastien, le regard parental est ambigu puisque sa mère considère « que ce [qu’il fait] c’est bon. ». La dépendance en attendant une pleine autonomie s’inscrit ainsi dans une relation ambivalente sur le plan affectif : les jeunes n’en sont pas totalement satisfaits ou ne l’investissent pas des mêmes aspirations.
25Sur le plan de l’indépendance financière, la relation avec les parents se présente, pour l’ensemble des participant·es de l’échantillon, sur un continuum de dépendance, car les soutiens sont variables. De plus, les parents sont presque tous d’origine modeste et ne disposent pas de capitaux financiers importants, ce qui se traduit par des aides qui prennent surtout des formes non monétaires. Ainsi, certains jeunes cohabitent avec leurs parents sans débourser le moindre sou alors que d’autres contribuent au ménage au moyen d’une pension. Celles et ceux qui n’habitent plus au domicile familial peuvent recevoir des aides financières régulières (bien que peu élevées) de leurs parents, alors que certains bénéficient plutôt de soutiens financiers temporaires ou de coups de main occasionnels (garde d’enfants, dons de nourriture ou de vêtements, aide pour l’entretien du logement, etc.). Qu’il s’agisse de situations de cohabitation avec les parents ou d’aides qui arrivent alors que les jeunes vivent dans leur propre logement, les formes de soutien sont toujours perçues par les jeunes comme temporaires et s’inscrivent dans une progression vers l’indépendance que souhaitent aussi leurs parents. Hugo, 21 ans, affirme ainsi :
« Une fois que je vais être capable de m’envoler des propres ailes, y [mes parents] vont être contents. »
26En deuxième lieu, il faut souligner que les relations de soutien significatives dans la vie des jeunes adultes inscrit·es en FP se définissent plus souvent en termes de soutien moral que financier. Comme sur le plan matériel, les relations avec les parents ne permettent pas toujours un soutien conséquent, en raison du faible capital scolaire que possèdent ces derniers. La plupart du temps, les jeunes soulignent les encouragements de leurs parents tout au long de leurs études même si ce soutien ne peut pas se manifester concrètement. Louka, 24 ans, explique que ses parents faiblement scolarisés n’ont jamais été en mesure de l’aider à l’école, mais lui ont toujours signifié leur intérêt et leur appui :
- 4 Expression utilisée au Québec pour faire référence au fait que l’individu a nommé plusieurs exemple (...)
« [Mes parents] m’ont tout le temps encouragé. Ils ont tout le temps été là. Ils n’ont pas tout le temps pu m’aider. D’une façon ou d’une autre, ce que moi j’ai étudié c’était pas ce qu’eux ils ont étudié. Même au secondaire, qu’est-ce que moi je regardais ou j’apprenais, c’était pas pareil comme eux. Mais au moins ils m’ont tout le temps appuyé et encouragé. Comme : “as-tu des devoirs à soir ? Ouais, ouais, j’ai déjà fait, je les ai faits à l’école.” Des affaires de même4. »
27Dans certains cas toutefois, les relations avec le père ou la mère n’apportent aucun appui moral. Les jeunes ont pris une certaine distance avec leurs parents parce que ces derniers sont devenus des sortes de contre-modèles :
« […] je ne veux pas être comme ma mère qui vit sur l’aide sociale depuis des années, puis qui ne fait rien. » (Simone, 25 ans.)
28Outre la famille immédiate, certaines autres relations constituent des appuis, notamment avec des ami·es, la famille élargie (oncles, tantes, grands-parents) ou des intervenant·es socio-éducatifs. Certains jeunes ont un·e ami·e sur lequel ou laquelle ils peuvent compter pour leurs travaux scolaires en FP :
« C’est sûr que j’ai la chance d’avoir une de mes meilleures amies qui étudie pour être enseignante, fait que c’est sûr que je sais quand j’ai besoin d’aide, je peux l’appeler » (Geneviève, 21 ans.)
29D’autres expliquent qu’un oncle ou une grand-mère s’intéresse particulièrement à eux et ne manque pas une occasion d’offrir des encouragements et des félicitations. Enfin, certain·es jeunes ont développé des relations plus proches avec un·e enseignant·e, un·e travailleur·se social·e ou un·e psychologue qui a manifesté de l’intérêt pour eux et offert du soutien à un moment opportun dans leurs parcours. Dans un contexte scolaire où ces jeunes se perçoivent souvent de manière négative à cause de leurs échecs répétés à l’école, et dans la perspective où leurs parents peuvent avoir sur eux et elles un regard ambigu ou teinté d’ambivalence et offrir un soutien parental relativement faible, voire insuffisant et inefficace, ces relations peuvent donner aux jeunes la confiance en soi nécessaire à la poursuite d’une formation professionnelle.
30Enfin, soulignons que pour les jeunes interviewé·es qui vivent en couple ou qui ont des enfants, c’est le ressort de l’interdépendance dans leur propre ménage qui constitue soit un gage d’autonomie et d’indépendance, soit une motivation à s’inscrire en FP et à compléter le programme d’études choisi. Dans les couples, la présence d’un·e partenaire en emploi permet d’assurer la viabilité financière du ménage, même si cela crée parfois des tensions en raison du temps consacré aux études et de l’absence d’une seconde source de revenus. Aussi, les interviewé·es qui ont des enfants manifestent un sentiment de responsabilité à court et à long termes tant pour assurer leurs besoins de base que pour leur construire un avenir prometteur. Simone affirme ainsi :
« Je veux avoir un meilleur futur pour ma fille. »
31Sébastien insiste sur cette volonté :
« Ça, ce que je fais, en réalité, c’est pour eux […] [Je veux] être capable de leur payer une maison, payer des études pour eux autres pour qu’ils fassent qu’est-ce que eux veulent plus tard. »
32Comme dans le projet précédent, les parcours des jeunes inscrit·es au SSJ du Carrefour jeunesse emploi de l’Outaouais sont complexes et non linéaires. Aux âges de la scolarité primaire et secondaire, ces jeunes ont vécu des expériences de grande mobilité scolaire et résidentielle, marquées par de nombreux déménagements avec leurs parents et de fréquents changements d’écoles. Ces mobilités multiples et répétées se poursuivent après les études, souvent abandonnées avant l’obtention d’un premier diplôme d’études secondaires. Au moment où nous les avons rencontré·es, leurs parcours atypiques étaient plus précaires que ceux dans le projet de recherche précédent, essentiellement parce qu’ils n’étaient ni en études, ni en emploi, ni en formation.
33L’analyse des relations de ces jeunes montre qu’elles peuvent être à la fois déstabilisantes et stabilisantes à l’égard de leurs mobilités. Dans le registre de la déstabilisation, les relations peuvent être catégorisées en fonction de quatre formes d’impact. Tout d’abord, des relations d’influence peuvent inciter les jeunes à développer des habitudes ou des modes de vie qui créent plus d’instabilité. Laurie, par exemple, a commencé à consommer des drogues avec des collègues de travail au moment où elle occupait un emploi de monteuse et démonteuse de manège dans une fête foraine :
« … rendu dans ce gang-là, c’était rendu tous les soirs, sinon c’était de l’alcool. C’était d’autres choses aussi, c’était du chimique là, c’est de même qu’ils appelaient ça, mais c’était de la coke, des peanuts ou du speed. L’été, quand il fait beau, on aimait ça manger du BBQ. Au moins aux deux semaines on avait un BBQ avec de l’alcool là, puis d’autres substances quand le patron n’était pas là. » (Laurie, 28 ans.)
34En deuxième lieu, des relations lourdes avec des proches, difficiles à vivre et à porter, peuvent imposer des responsabilités que les jeunes assument difficilement, par exemple lorsqu’il faut s’occuper des problèmes financiers d’un parent. Catherine explique dans cette optique avoir à soutenir financièrement sa mère ainsi que ses frères et sœurs, en plus d’avoir à composer avec son propre parcours :
« Par bout on dirait que c’est moi la mère de ma mère des fois. Tu sais, je ne dis pas ça méchamment, c’est juste que je suis tout le temps là pour elle quand qu’elle a des problèmes financiers. C’est moi qui l’aide. Il y a ma sœur de 20 ans qui commence à l’aider un peu aussi, mais ce n’est pas à elle de faire ça. » (Catherine, 26 ans.)
35Troisièmement, des relations conflictuelles mettent souvent les jeunes dans des situations où ils et elles ne peuvent pas recourir au soutien de leurs proches. Bien que la rupture de ces relations par les jeunes puisse être représentée comme une reprise de pouvoir ou d’autonomie à l’égard d’un parent, elle peut causer une précarisation rapide de leur parcours lorsque les conflits éclatent :
- 5 Expression utilisée au Québec pour faire référence au fait qu’un individu parte. « Câlisser mon cam (...)
« Mon père, lui, j’y ai montré que c’est moi qui ai raison, ce n’est pas mon frère. J’ai câlissé mon camp5. Depuis ce temps-là, je pense que je l’ai vu une fois. Là, c’est moi qui décide quand que je veux le voir, quand je veux y parler. » (Simon, 19 ans.)
36Enfin, certaines relations relèvent d’une forme d’abdication dans la mesure où des personnes qui devraient soutenir les jeunes se désintéressent de leur situation. C’est le cas d’enseignant·es qui décident que cela ne vaut plus la peine d’apporter de l’aide parce que les jeunes sont perçu·es comme des causes perdues (à cause d’un diagnostic de dysphasie par exemple) ou encore de personnes en position d’autorité qui refusent de tenir compte des difficultés que les jeunes pourraient avoir dans l’accomplissement de certaines fonctions et tâches :
« Quand j’ai commencé à parler avec mon patron, il m’a dit : “Écoute, moi je m’en fiche entre vous ce qui arrive, moi je veux la paix quand on travaille.” » (Dior, 23 ans.)
37À d’autres niveaux, les relations contribuent à la stabilisation des parcours des jeunes interviewé·es. Dans un premier temps, celles qui véhiculent des formes de soins (aide à l’apprentissage, soutien à la vie autonome, soutien en cas de difficultés ou de maladie, etc.) sont particulièrement appréciées par les jeunes. Ces relations de soins ne sont pas seulement constituées de liens forts, mais lorsqu’elles le sont, elles permettent d’apporter une grande stabilité dans leur vie. Ainsi, Laurie affirme au sujet de sa relation avec son premier conjoint :
« Ah ! C’était spécial ! Je te dirais que comme c’était nouveau pour moi, je me fiais pas mal à lui. Il avait 10 ans de différence avec moi. À cause qu’il était là, j’ai pu me débrouiller sans l’aide de mes parents. » (Laurie, 28 ans.)
38Dans un second temps, les relations peuvent aussi être considérées comme des relations d’activation dans le sens où elles mobilisent des injonctions à se « responsabiliser » dans la stabilisation de son propre parcours. Certaines de ces relations valident une entreprise de stabilisation déjà amorcée par les jeunes. Catherine, 26 ans, s’exprime ainsi :
« Je venais de dire à ma mère là, je suis décidée, je m’en vais à l’école, pis après ma mère, elle m’a dit : “Cette fois, si tu le fais, fais-le vraiment pour de vrai. Arrête de le dire, pis fais-le.” » (Catherine, 26 ans.)
39Dans d’autres situations, les relations invitent à l’entreprise de la stabilisation – il ne s’agit pas de forcer les jeunes, mais d’essayer de leur montrer qu’ils et elles auraient avantage à s’engager dans cette direction :
« Mon père il m’a dit : “Moi je n’ai pas de force pour travailler. J’ai des enfants. Maintenant vous devez le faire, il faut que vous travailliez et que vous continuiez vos études”. Nous, on a dit : “OK, ça ne nous dérange pas.” » (Élias, 23 ans.)
40Enfin, dans certains cas, les relations contraignent à l’entreprise de stabilisation, mais ne causent pas nécessairement des conflits ou des ruptures, en particulier lorsque les jeunes reconnaissent un bien-fondé à la contrainte, comme dans le cas de Simon :
« C’était un peu rough. Ma mère, ça n’y dérangeait pas, mais mon beau-père y voulait que je les aide aussi. Il voulait que je fasse des choses, parce que je ne faisais rien, je ne faisais même pas de ménage dans ce temps-là. Eux y travaillaient, pas moi, pis je salissais et ils revenaient du travail et ils étaient fâchés. Ma mère m’a dit : “Soit que tu travailles soit tu vas à l’école !” Elle aime mieux que je fasse quelque chose que je reste chez moi à ne rien faire. » (Simon, 19 ans.)
41Comme dans les deux projets précédents, les parcours des jeunes adultes vulnérables que nous avons rencontré·es dans le troisième terrain de recherche peuvent être caractérisés comme atypiques. Ils sont complexes, non linéaires et marqués par de nombreuses ruptures scolaires, relationnelles, d’emploi et de logement. Au moment où nous les avons rencontrés, les parcours atypiques de ces jeunes étaient plus fragiles que dans les deux projets précédents, essentiellement parce que toutes et tous ont vécu une entrée précipitée dans une vie autonome (départ du foyer familial vers la rue ou des conditions de logement très précaires comme des services d’hébergement) et ont peu accès à des soutiens matériels tels que l’accès à un revenu décent, à un logement abordable ou encore à des services adaptés à leurs réalités.
42Un constat incontournable apparaît face à ces jeunes : celui de la place centrale des relations dans leurs parcours. Pour chacun·e, il y a eu des moments où une seule relation était celle qui comptait et qui a permis de passer au travers des situations particulièrement difficiles ; pour beaucoup d’entre eux et elles, le fait d’avoir ainsi « tous leurs œufs dans le même panier » (Sophie, 26 ans) perdure au moment de l’entretien. Ces relations sont ambivalentes, car elles constituent une forme de protection contre la précarité, tout en présentant un risque constant de rupture relationnelle et donc le délitement des soutiens apportés par la relation. Par exemple, Ben, 27 ans, a fait la rencontre d’une amie, Laurianne, qui l’a beaucoup aidé, alors qu’il était à la rue et qu’il ne pouvait compter sur aucune autre forme de soutien. Jusqu’à ce que, devant ses propres difficultés et la pression qu’ajoutait cette relation, Laurianne ait dû lui demander de partir :
- 6 Expression utilisée au Québec pour faire référence au fait qu’un individu parte. « Décâlisser » équ (...)
« J’étais parfaitement dépendant. Soit je vivais avec elle, soit j’étais à la rue. Puis grâce à cette amie-là, j’ai pu vraiment me reconstruire. Ça n’a pas duré longtemps, un moment donné elle était fatiguée, elle aussi avait ses problèmes, elle était en burn-out, elle finissait ses études puis elle n’avait pas beaucoup d’argent. Un moment donné elle était juste pu capable, fait qu’elle a dit tu décâlisses6. Ça fait que j’ai fait une autre période dans la rue. »
43Si les relations de soutien significatives sont peu nombreuses, voire inexistantes, cela ne signifie pas que ces jeunes sont privé·es de relations. En fait, leurs relations font l’objet de stratégies relationnelles de tous ordres qui jouent un rôle essentiel dans les trajectoires. D’abord, certain·es jeunes instaurent et maintiennent des relations, malgré leurs impacts négatifs, parce qu’elles peuvent tout de même offrir des soutiens. Ces relations permettent de construire un tissu de liens plus ou moins stable qui finit par former une sorte de cadre de vie. Par exemple, devant l’absence de liens familiaux positifs, certain·es se construisent des familles « alternatives » qui imitent et empruntent les codes et les dynamiques de la famille. Julie, 26 ans, se crée ainsi un univers de relations sociales – une famille choisie – qui, malgré ses impacts négatifs, répond à certains besoins de soutien :
- 7 Expression utilisée au Québec pour faire référence au fait qu’un individu se fait trahir par un aut (...)
« J’ai adopté du monde dans la rue, comme mon oncle, ma tante, la sœur, le frère. Je le savais qu’ils me backstabbaient7 pareil, mais je jouais l’innocente parce j’avais besoin d’être encadrée… même si c’était négatif, j’avais un support au moins. »
44Ensuite, d’autres stratégies relationnelles servent à s’émanciper de ses parents, comme dans le cas de Ben qui, alors qu’il n’avait que 17 ans, a pu quitter plus rapidement un domicile familial étouffant et « avoir plus facilement un appartement » parce qu’il s’est mis en couple. Seul, il n’en aurait pas eu les moyens financiers et sa santé mentale n’aurait selon lui pas été assez forte.
45Pour d’autres, les relations servent à survivre. Même si elles ne leur conviennent pas et les maintiennent dans des situations précaires, elles permettent de répondre à des besoins essentiels. Ainsi, devant l’absence de soutien financier et institutionnel lui permettant d’avoir un logement qui lui convient, Sophie a maintenu sa relation avec son beau-père et prolongé le partage d’un logement avec lui. Bien que ses conditions de logement l’empêchent d’améliorer sa situation et qu’elle ne s’y sente pas en sécurité, elle y demeure, considérant qu’il s’agit de la meilleure option pour survivre dans son contexte actuel :
- 8 Expression utilisée au Québec pour faire référence au fait qu’un individu est coincé. « Se sentir p (...)
- 9 Au Québec, un « chum » est un « copain ».
- 10 L’expression « fait que » (ou « faque »), très employée au Québec, signifie « donc » ou « en fait »
- 11 Expression utilisée au Québec pour faire référence au fait qu’un individu suit le courant. « Aller (...)
« Un moment donné j’tais poignée8 chez mon beau-père, avec mon chum9 parce qu’on n’avait pas nulle part d’autre à aller, pis même si j’aurais voulu aller m’en chercher une job ou aller à ma job, j’aurais pas pu parce que j’pouvais pas dormir. Y avait des choses qui s’passaient dans c’te maison-là [trafic de substances, allers-retours constants, bruits, etc.] Fait que10 y a des moments dans la vie où est-ce que t’as juste pas le choix d’aller avec le flow11 pis d’être pauvre. C’tait notre seul moyen de survie parce que le gouvernement nous avait coupé notre bien-être social, fait que on n’avait même pas ça. »
46Enfin, dans certains cas, les relations permettent d’avoir un rôle, par exemple dans la situation de Julie qui, dans la rue, s’est occupée de personnes plus jeunes pour leur « montrer le chemin » et se fait aujourd’hui appeler « maman ». Elle y a trouvé un sentiment de satisfaction et une identité, tous deux construits au moyen de relations développées dans des espaces alternatifs et à la marge.
47Certaines relations font aussi l’objet de choix qui constituent des façons de se construire en tant qu’adulte. Lorsque Félix, 20 ans, affirme : « juste savoir avec qui tu veux t’entourer, ça demande une certaine maturité », il souligne que le fait de bien choisir ses relations renvoie à une capacité de se construire en tant qu’adulte et de s’engager dans l’avenir. Pour lui, savoir s’entourer témoigne d’une capacité à faire des choix pour soi-même et surtout, à choisir ses relations en cohérence avec ses aspirations et l’adulte qu’il souhaite devenir. En premier lieu, certain·es choisissent de mettre une distance entre eux et leurs parents ou s’en émanciper complètement afin d’acquérir une certaine liberté, d’être soi-même et de devenir adulte selon leurs propres critères, même si cela représente l’impossibilité de recourir à leur soutien. En deuxième lieu, les jeunes peuvent choisir de s’investir dans leur propre famille afin d’y construire leur vie autrement :
« J’aurais pu choisir, placer mes enfants de côté et continuer ma drogue, mais moi, j’ai choisi de prendre soin de mes enfants et puis ça va être ma vie à moi. » (Julie, 26 ans.)
48En troisième lieu, le choix de s’affirmer dans une relation permet de renégocier son statut, du moins à ses propres yeux. Pour Julie, le fait de dire à son père qu’il se trompe à son sujet lui permet de se positionner à l’extérieur d’une image d’elle-même réductrice, erronée et cimentée (la droguée, l’alcoolique, etc.). Cette prise de parole affirmée apparaît comme une manière de revendiquer un droit de se définir par soi-même et d’être reconnue dans une position d’adulte en devenir, différente de l’image qui lui est renvoyée par les autres :
- 12 Expression utilisée au Québec comme une insulte à caractère religieux. « Estie » est un dérivé d’« (...)
« Je lui ai expliqué, j’étais comme : “Regarde, ’Pa. Il y a un certain moment, t’étais pas là du tout. Tu sais pas qu’est-ce qui s’est passé. Toi, tu penses que je suis juste alcoolique, puis je suis une estie12 de droguée.” Pour une fois que je n’ai pas eu honte de le montrer à mes parents qu’ils m’ont blessée pas mal dans le passé, puis qu’ils n’ont pas fait leur job correctement. Mais je veux pas dire que... Ils ont fait leur possible, mais pareil. Pour être franche, ma famille ne me connaît juste pas. Eux, ils ont fait leur idée. »
49En dernier lieu, des choix relationnels s’effectuent afin de préciser sa place dans la société. Ainsi, alors que Ben se retrouve dans la rue, la mère de ses enfants rencontre un nouveau conjoint qui endosse désormais le rôle de père auprès d’eux. Devant l’impossibilité d’assurer son rôle de père, Ben valorise ses relations avec des personnes qui l’encouragent à poursuivre des études qui, de son point de vue, apparaissent comme une opportunité de contribuer à la société :
« Si j’ai pas la place de père de famille, moi je veux être l’intellectuel qui pense l’avenir de la société, c’est la place que je veux avoir. Ç’a toujours été un but, beaucoup motivé par mon amie Laurianne, qui a vu mon potentiel. Puis il y a plusieurs [amis] qui m’ont dit “Lâche pas, va directement à l’université. Ça serait une perte si tu n’y allais pas”. J’ai comme compris un peu que j’avais peut-être quelque chose à apporter. »
50En comparant les relations des jeunes adultes entre les trois terrains de recherche, il apparaît que si les relations sociales comptent dans les parcours de tous et toutes les jeunes rencontré·es, ce n’est pas dans la perspective d’activation présente dans les discours des politiques de la jeunesse. C’est parmi les jeunes adultes les moins vulnérables du premier terrain – ceux et celles inscrit·es en formation professionnelle et pour qui les parcours semblent les moins atypiques des trois recherches – que les parcours sont les plus proches des valeurs et des normes promues dans les discours des politiques d’activation, car ils mènent potentiellement assez rapidement vers l’autonomie et l’entrée dans la population active. Cependant, les relations sociales dites utiles à l’activation de leurs parcours ne sont pas pour autant instrumentalisées par ces jeunes et n’agissent pas toujours comme des soutiens à l’autonomie. Pour les jeunes du deuxième et du troisième terrain, les relations sociales deviennent de plus en plus ambivalentes, fragiles, informelles, mais ne sont pas, pour ces raisons, moins importantes dans les parcours. Même lorsque ces relations apparaissent comme des liens particulièrement faibles, elles permettent aux jeunes de survivre malgré tout. Les propos de Julie, présentés dans le cadre du troisième terrain de recherche, auprès du groupe de jeunes adultes les plus vulnérables, illustrent en ce sens l’importance de ces liens et comment, pour cette raison, certaines des personnes aux parcours les plus atypiques peuvent en venir à entretenir des relations sociales afin de survivre et de répondre à divers besoins, souvent en ayant conscience de la faiblesse de leurs relations et en s’exposant à des éléments plus négatifs.
51On voit bien dans l’analyse des discours des politiques de la jeunesse présentées plus haut que ces dernières apparaissent en décalage avec les réalités décrites par les jeunes adultes vulnérables que nous avons rencontré·es. L’idée même d’accélérer les transitions alors que la jeunesse est plus que jamais une période d’indétermination, d’exploration et d’incertitudes, illustre à quel point le projet politique de l’activation de l’intégration des jeunes constitue une réponse à des préoccupations économiques d’insertion en emploi des individus et, plus récemment, de pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs précis du marché travail. Dans ce contexte, on peut interpréter la volonté d’accélérer les transitions comme une réponse à un système capitaliste qui continue de chercher de plus grandes marges de gestion de la main-d’œuvre et des manières d’amoindrir les coûts de production de biens et de services. Or, dans une apparente contradiction, les discours des politiques de la jeunesse pourraient en même temps être qualifiés d’humanistes (Tremblay, 2006). Comme nous l’avons vu plus haut, ces discours mettent en effet l’accent sur la « réalisation de soi » des jeunes adultes, à travers la « construction de l’autonomie », la « sécurisation ou la stabilisation » des parcours et l’« engagement » dans des « projets », ce dernier objectif étant présenté à la fois comme la condition et le résultat de l’autonomie et de la stabilisation.
52La juxtaposition de l’étude des discours des trois politiques québécoises de la jeunesse présentée plus haut à l’analyse des relations des jeunes adultes vulnérables aux parcours atypiques permet de questionner ces concepts d’autonomie, de stabilisation ou de sécurisation et de projet de vie qui sont inhérentes aux visées d’activation des politiques de la jeunesse. L’analyse des discours de ces politiques montre effectivement qu’elles tiennent peu compte de l’importance des relations sociales des jeunes adultes ; et inversement, leur prise en compte dans les discours des jeunes adultes vulnérables mène inéluctablement à la remise en question des usages mêmes des concepts d’autonomie, de stabilisation/sécurisation et de projet qui sont au cœur des politiques de la jeunesse. Celles que nous avons décrites ont en commun, tant dans leurs objectifs que dans les moyens qu’elles proposent pour les atteindre, de viser une adéquation entre l’entrée dans la vie autonome et l’entrée dans la population active. Si elles ont pour finalité affichée d’accompagner les jeunes vers une vie autonome, elles insistent surtout sur une série d’interventions qui y mènent et qui ont d’abord pour objectif d’intervenir sur les liens entre les jeunes, la scolarité, l’emploi et le logement. Sous couvert d’un appel à se réaliser à travers le développement de projets ou d’un projet de vie, elles entendent ainsi amener les jeunes vers l’intégration socio-économique, afin qu’ils et elles ne dépendent plus des autres ou des services publics pour répondre à leurs besoins. Selon cette logique, l’autonomie s’acquiert à travers la stabilité sur le plan du logement, le développement d’habiletés, le rétablissement, la qualification et le développement d’un filet de sécurité auxquels doivent œuvrer les jeunes. Cette construction d’un projet de vie passe alors d’un objectif en soi à un outil de responsabilisation des jeunes dans leur propre prise en charge et dans leur insertion au système social capitaliste.
53Si cette responsabilisation est déjà largement critiquée dans la littérature pour sa tendance à inciter les personnes à poursuivre des projets de vie individualisés dans des configurations flexibles et précaires (Binet, 2023 ; Delory-Momberger, 2007), dans la réalité des jeunes adultes vulnérables aux parcours atypiques, cette logique des politiques se heurte à leurs contextes relationnels, et ce de trois manières différentes.
54Tout d’abord, en mobilisant un discours humaniste, celui de la réalisation de soi et de l’accompagnement vers l’autonomie, les discours de ces politiques placent les jeunes adultes vulnérables dans des situations paradoxales sur le plan de leurs relations. Le vocable humaniste est partout évident dans les politiques : elles entendent soutenir les initiatives des jeunes, développer tout leur potentiel, tenir compte de leurs aspirations et les accompagner dans un projet de vie épanouissant. Mais l’usage que ces politiques font du concept d’autonomie laisse peu d’espace à des aspirations et à une capacité à faire des choix pour soi-même dans le processus d’activation de ces jeunes adultes. Plusieurs d’entre eux sont susceptibles de se retrouver dans des situations paradoxales, notamment à la croisée entre leurs besoins et aspirations, leurs conditions de vie, les configurations du travail ainsi que les attentes présentées dans les discours des politiques de la jeunesse (Binet, 2023 ; Delory-Momberger, 2007 ; Gonin, Grenier et Lapierre, 2012). Pour ce qui est de leurs relations, une perspective humaniste devrait amener à les concevoir comme des sources de réalisation de soi et de soutien en des moments difficiles, mais cette intention est contredite par l’idée d’activation présente dans les discours de ces politiques. À travers le discours d’activation, on chercherait plutôt à instrumentaliser les relations des jeunes dans l’atteinte de la vie autonome, voire à s’en défaire lorsqu’elles constituent des formes de dépendance envers autrui ou envers les services. En ce sens, l’accompagnement tel que décrit dans les discours des politiques de la jeunesse apparaît davantage comme une injonction paradoxale contraignant les jeunes adultes vulnérables à se mettre en mouvement dans la recherche d’une autonomie prédéfinie plutôt que comme un soutien réel dans la réalisation de soi et d’un projet de vie, quel qu’il soit.
55Dans un deuxième temps, l’absence de référence à des mesures de soutien financier dans les discours des politiques est en décalage avec l’affirmation des jeunes que, pour s’en tirer ou pour survivre, ils et elles maintiennent des relations qui ne contribuent pas à la réalisation de soi ni ne mènent à l’autonomie. L’analyse des discours de ces politiques montre en effet que l’État se soucie très peu des soutiens sur le plan matériel, pour favoriser une approche d’individualisation de l’accompagnement des jeunes qui invite à un travail sur soi à travers des appels à l’engagement et à la responsabilisation. Dans les discours de ces politiques, la situation des jeunes se dessine donc comme des lacunes individuelles pouvant être réparées seulement à travers leurs capacités à établir des objectifs à poursuivre, ainsi que leur disponibilité à s’engager dans une démarche pour les atteindre. Or, sur les trois terrains de recherche, l’analyse des relations des jeunes adultes vulnérables – qu’elles soient lourdes, soutenantes, ambiguës, temporaires, choisies ou stratégiques – illustre un décalage important entre une telle approche individualisante et les réalités relationnelles des jeunes vulnérables ayant des parcours atypiques. Leurs conditions matérielles d’existence et celles de leur entourage caractérisent et affectent leurs relations et la manière dont ils et elles les investissent, leur laissant souvent peu de marge de manœuvre. Rappelons à ce titre la situation de Sophie, présentée dans le troisième terrain de recherche : elle avait décidé de prolonger sa cohabitation avec son beau-père dans un espace qui ne lui convenait pas pour des raisons inextricablement liées à sa situation financière. Cette relation, bien qu’utile à des fins de survie parce qu’elle répondait à un besoin matériel immédiat et important, constitue en même temps un frein à l’engagement de Sophie dans une démarche vers une vie autonome.
56En troisième lieu, la juxtaposition des discours des politiques et des relations sociales des jeunes adultes suggère fortement que les politiques d’activation participent à la perpétuation de leur vulnérabilité et de leurs parcours atypiques. L’analyse de leurs relations permet en effet de constater que les jeunes visé·es par ces politiques sont souvent ceux et celles qui disposent des plus faibles ressources relationnelles et financières pour répondre à ces injonctions, comme le montre d’ailleurs Castel (2009). Les situations de dépendance vis-à-vis des relations, la place centrale occupée par une seule relation dans la vie de plusieurs d’entre eux, et plus largement l’impact ambivalent et parfois négatif de ces relations sur l’entreprise de stabilisation mettent en lumière des inégalités flagrantes face à l’exigence d’autonomie. Les jeunes qui sont exposé·es avec le plus de force à cette injonction à accélérer leur transition vers la vie adulte sont alors ceux et celles pour qui les ressources, tant matérielles que relationnelles, font défaut pour mener à bien cette démarche. Les discours des politiques d’activation de la jeunesse et les moyens qu’elles déploient reconduiraient alors les inégalités qui marquent la jeunesse en maintenant ces jeunes dans des parcours atypiques et peu sécurisants. Ces politiques les exposent en effet à des situations et des injonctions paradoxales, les incitant à s’activer coûte que coûte pour des projets susceptibles d’accélérer la transition vers leur vie adulte, et ce dans des circonstances au contraire favorables à l’instabilité des parcours, à la remise en question de leurs projets et à l’allongement de la période d’autonomisation.
57Cet article met en évidence les décalages entre les discours des politiques de la jeunesse et les expériences relationnelles des jeunes adultes vulnérables au Québec dont les parcours s’éloignent de la scolarité, de l’emploi et du logement. À partir des analyses présentées, il met en évidence que les relations des jeunes adultes sont importantes, mais aussi complexes, dans le cadre de l’autonomisation et du passage à la vie adulte. Plus les parcours sont atypiques et marqués par un cumul de vulnérabilités, moins il est possible pour les jeunes adultes vulnérables de compter sur ces relations pour s’activer, c’est-à-dire pour construire leur autonomie dans le sens où les politiques l’entendent. Certes, quelle que soit leur situation, les jeunes adultes vulnérables ayant des parcours atypiques construisent un sens à leurs relations, même si elles ne permettent pas de surmonter les difficultés en raison de la faiblesse des ressources qu’elles offrent : elles permettent d’attendre, de combler temporairement des manques, de survivre, etc. Dans cette perspective, plutôt que de façonner des politiques de la jeunesse sur des discours faisant miroiter l’atteinte de l’autonomie par la mobilisation des relations des jeunes (par eux-mêmes ou au moyen d’interventions d’accompagnement), notre analyse suggère que ces politiques devraient apporter des soutiens financiers et matériels qui leur permettraient de gagner en indépendance, de stabiliser leurs parcours de vie, de se réaliser et d’entreprendre des projets de vie.
58Bien que cet article illustre un décalage évident entre les politiques jeunesse et les parcours atypiques de jeunes vulnérables, il ne permet pas d’observer finement comment, dans chacun des programmes et mesures qui sont encadrés par ces politiques, les discours sur l’activation et l’incitation à accélérer les transitions et à devenir autonomes se conjuguent aux réalités effectives de jeunes qui en sont les bénéficiaires. Dans cette perspective, des recherches subséquentes pourraient s’employer à étudier de plus près la mise en œuvre de mesures et de programmes jeunesse spécifiques, de manière à confronter plus directement les pratiques d’intervention et les expériences des jeunes. Un tel chantier de recherche permettrait de montrer comment l’activation est rendue effective auprès des jeunes adultes vulnérables et comment elle se traduit dans – et influe sur – leur passage vers la vie adulte. Il permettrait également d’analyser comment les jeunes adultes vulnérables entrent en interaction et mettent en œuvre des pratiques de résistance et d’agentivité face aux politiques d’activation de la jeunesse et à leurs visées d’accélération des transitions vers la vie adulte.