- 1 « Non institutionnel » est ici entendu dans un sens restrictif comme non reconnu légalement et ne f (...)
- 2 Rosmerta désigne à la fois le lieu réquisitionné (squat), l’association et les personnes s’y identi (...)
- 3 Les jeunes et familles pourront être désigné·es sous le terme d’« habitant·es » ou « exilé·es », le (...)
1Dans un lieu d’accueil « non institutionnel1 », une association citoyenne, Rosmerta2, accueille, héberge et accompagne des jeunes exclu·es des dispositifs institutionnels de protection de l’enfance et des familles débouté·es du droit d’asile3. Au quotidien, ces jeunes personnes se forment (à la langue française, aux matières enseignées dans le contexte scolaire, aux formalités administratives et professionnelles, etc.) et sont épaulées si elles le souhaitent par des bénévoles qui interviennent dans l’association.
2Malgré le caractère informel de l’accompagnement, un savoir-faire (entendu comme ensemble de pratiques qui, par la réitération du geste ou des actions, est devenu plus facile pour les personnes impliquées et pour lesquelles leurs compétences se sont élargies) s’est déployé notamment dans le suivi des apprentissages et de l’orientation scolaire et professionnelle. Ces actions éducatives sont reconnues et valorisées par des personnalités de la sphère académique, qui ont souligné l’importance et l’intérêt de telles associations, regrettant de ne pas pouvoir s’appuyer sur ces formes d’organisations dans d’autres territoires.
3Pour autant, on pourrait supposer que cet étayage quotidien (aide aux devoirs, renforcement scolaire, soutien à l’orientation professionnelle) fait partie des missions des institutions étatiques, dont principalement l’Éducation nationale, afin d’assurer à tou·tes une égalité des chances et non pas renvoyer aux aléas territoriaux et/ou aux ressources « non institutionnelles » – que l’on sait profondément inégalitaires depuis Bourdieu et Passeron (1970), constat renouvelé avec Lahire (2012 [1995]). L’accompagnement aux devoirs, qui demeure un moment compliqué pour toutes les familles dites populaires (Kakpo, 2012) est donc l’un des moments charnières de distinction, d’autant plus importants pour des jeunes isolé·es de leurs familles et qui viennent d’autres contextes éducatifs, parfois très éloignés de l’expérience scolaire.
- 4 Hervé Adami a été l’un des premiers à travailler et à dénoncer le peu de recherches dans ce secteur (...)
4Ainsi, les premiers moments de formation littéracique, pour les personnes non scolarisées précédemment (Adami4, 2009) représentent un enjeu complexe et délicat pour des bénévoles, souvent pas ou peu formé·es à ces apprentissages dits de base, et ne pouvant pas s’appuyer sur leur propre expérience d’apprenant·es ou de parents.
- 5 En effet, Jullien montre que les pratiques ou les ressources culturelles ne sont pas à opposer, mai (...)
- 6 L’articulation entre le taux de chômage, les filières d’orientation et la disqualification des comp (...)
5L’écart entre les démarches de l’institution scolaire ou éducative – telle que l’aide sociale à l’enfance (ASE) – et les acteurs et actrices d’éducation non formelle (engagé·es bénévoles, pairs) nécessite de la part de chacun·e des mises à distance, des écarts (au sens de Jullien, 20165) entre pratiques personnelles et demandes voire injonctions étatiques. En effet, depuis la déclaration de Salamanque de 1994 sur les besoins éducatifs spéciaux, le système scolaire a énoncé de grands principes généraux d’inclusion qui se confrontent encore à des pratiques pédagogiques souvent discriminantes pour certains groupes – comme le démontre en 2016 le rapport TeO Trajectoires et Origines (Beauchemin, Hamel et Simon, 2016)6 –, notamment liées à l’ethnicité, aux héritages sociaux, scolaires et linguistiques. Le maintien des affiliations culturelles et linguistiques au monde d’origine reste perçu comme un « défaut d’allégeance » (Beauchemin et al., 2016, p. 112).
6La nécessité de rappeler les principes de l’inclusion a d’ailleurs été récemment pointée par la Cour des comptes (2023, p. 36) :
- 7 Élèves allophones nouvellement arrivés.
- 8 Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants.
« Les modalités d’accueil et de suivi des EANA7 doivent figurer dans les projets d’école et d’établissement, avec pour objectif essentiel la maîtrise du français. Elles ne concernent pas seulement le professeur de l’UPE2A8, mais aussi l’ensemble de l’équipe enseignante. »
7Le vœu de modification des pratiques institutionnelles par une prise en compte globale de ces élèves au niveau des établissements ne semble effectivement pas encore opérant dans tout le système éducatif et c’est souvent aux tiers, tels que les associations, de compenser cette attention inégale.
- 9 Nous pratiquerons dans cet article l’accord de proximité, pour mettre en avant l’inclusivité dans l (...)
- 10 On pourrait ici faire le parallèle avec l’action tacticienne telle que la définit Michel de Certeau (...)
8Dans le cas de Rosmerta, certain·es jeunes placé·es à l’ASE viennent y suivre des cours. Si certain·es se présentent suite aux conseils de leurs pairs ou parce qu’ils et elles étaient auparavant hébergé·es au sein du squat, d’autres y sont orienté·es par leurs travailleurs et travailleuses sociales9 référent·es. Cette situation n’est pas sans poser question aux bénévoles quant au sens de leur action puisque les jeunes placé·es par l’État sont censé·es bénéficier d’un accompagnement global, qui comprend la scolarisation. Le débat dans l’association s’articule entre le refus d’accès, pour ces jeunes placé·es, au dispositif d’accompagnement aux apprentissages académiques proposé par le collectif, au risque qu’ils et elles n’investissent pas au mieux leur scolarité, et un accompagnement par ce collectif en marge des institutions – et parfois de la légalité – qui leur offre néanmoins le maximum de chances de réussite. Le risque évident réside dans le fait de devenir un palliatif du système d’accueil institutionnel, qui ne parvient pas à assurer ce suivi. Or, selon le positionnement politique qu’il défend, le collectif refuse de se substituer dans la durée aux missions de l’ASE et souhaite que cette dernière puisse pleinement répondre aux exigences d’un accompagnement global des jeunes, qui comprend la dimension scolaire. Les débats sont récurrents sur l’attitude à adopter pour ne pas, de fait, endosser un rôle dévolu au département et aux institutions scolaires. Sur ce point, si la question est régulièrement posée, elle demeure très théorique voire rhétorique, car aucun jeune à notre connaissance n’a jamais vu son accès refusé aux moments de soutien et de suivi scolaires10.
9On évoque souvent « une multitude d’acteurs dont les rôles et les objectifs sont diversifiés » (Armagnague, Rigoni et Tersigni, 2019, p. 12) afin de répondre aux « enjeux de la scolarisation des enfants et des jeunes migrants » (ibid.) en se référant uniquement aux institutions scolaires et aux collectivités locales et territoriales. Sont laissés le plus souvent sous silence le travail minutieux et quotidien de collectifs (excepté Rigoni, 2020) et, de manière quasi systématique, celui fourni en marge des institutions, comme à Rosmerta.
10C’est donc pour répondre à cette absence que nous tenterons dans cet article, par la focale de l’apprentissage scolaire et linguistique, de dépeindre au plus près le quotidien de ce collectif citoyen et de comprendre comment ce savoir-faire s’organise, à quels enjeux il est confronté et quelles perspectives ces expériences atypiques offrent aux formes éducatives conventionnelles.
11Dans ce contexte, comment au jour le jour, pour ces soutiens spécifiques, le collectif parvient-il à construire, renforcer, stimuler et développer les compétences et savoirs des jeunes accompagné.es ? Qu’en disent les un·es et les autres ? Quelles stratégies, astuces, tactiques, ruses et résistances (de Certeau, 1990) sont déployées pour parvenir à ce savoir-faire reconnu localement ?
Photo 1
- 11 L’ensemble des photos ont été réalisées par les chercheur·ses au cours de la recherche-action.
Atelier de recherche-action 111
- 12 Les chercheuses et chercheurs impliqués dans ce projet sont Jérémy Baudier, Jean-Barthélemi Debost, (...)
- 13 « La recherche-action reconnaît que le problème naît d’un groupe en crise dans un contexte précis » (...)
12C’est par une recherche-action12 (RA) telle que Barbier (1996, p. 16) l’a définie, à savoir une « nécessité de faire participer les gens à leur propre changement d’attitude ou de comportement dans un système interactif », que nous avons côtoyé le collectif. Cette RA entreprise à sa demande entre juin 2021 et octobre 2022 nous a conduit·es régulièrement sur les lieux, à raison d’une intervention toutes les six à huit semaines, sur la thématique de la transformation de cet espace d’accueil extra-institutionnel menacé d’expulsion13 (cf. photo no 1). Il s’agissait de réfléchir avec le collectif à ses modalités d’organisation future, à la définition de ce qui constituait « au moment T » leur association et à leur volonté de poursuivre ou non cette aventure dans le cas d’une expulsion effective. Les questions étaient nombreuses et soumises à l’angoisse face à l’incertitude de pouvoir reloger les habitant·es. Fallait-il en cas d’évacuation maintenir un hébergement dans un autre lieu ? Visibiliser l’évacuation en logeant sous tentes de manière visible les occupant·es actuel·les ? Proposer uniquement un accueil de jour ? Réquisitionner un nouveau lieu pour y poursuivre les activités de suivis (administratif, santé, scolarité) et socioculturelles (fêtes, sorties, projets, échanges, etc.) ? Les scénarios possibles étaient nombreux et parfois incompatibles.
- 14 56 entretiens formels avec des habitant.es et bénévoles ancien·nes et actuel·les, 7 avec des instit (...)
13Des séances sous forme d’ateliers participatifs (avec l’usage de techniques d’éducation populaire) étaient conçues pour qu’habitant·es et bénévoles puissent ensemble exprimer ce qui donnait sens à leurs actions ou à leur manière d’habiter et envisager une redéfinition pour le futur. À partir d’observations participantes, d’entretiens formels et informels14, le petit groupe « professionnel » de recherche a tenté d’appuyer, de contredire ou de soulever des éléments passés sous silence, parfois de proposer des dispositifs d’animation de débats et/ou de contenus. Les séances étaient préparées en amont et à distance (par visioconférence) avec celles et ceux qui le souhaitaient.
- 15 Ce projet a reçu des financements multiples pour permettre le déplacement et l’hébergement de l’équ (...)
14Les ateliers ont ainsi décliné diverses thématiques, liées tant à la structure de l’association, à ses visées, ses financements, à la possibilité d’un achat du lieu occupé et aux travaux à entreprendre le cas échéant qu’au fonctionnement humain du collectif, à travers les relations entre habitant·es et bénévoles, les relations et la répartition des tâches entre bénévoles, mais aussi ce que le recours à un·e salarié·e pouvait induire. Des comptes rendus et des bilans de chaque intervention ont été produits ainsi que deux rapports remis également à l’association. Une restitution collective a marqué la fin du projet en octobre 202215, alors que le lieu était toujours sous la menace d’une expulsion.
15L’issue de ce « moment » (au sens de Lefebvre, repris par Hess, 2009) d’incertitude du devenir de Rosmerta est la constitution d’une SCI16 qui permet, grâce à divers dons, l’achat d’un lieu situé au seuil des remparts de la ville. L’association déménage avec les habitant·es dans ce nouvel espace en octobre 2023 et embauche un salarié en 2024. Elle s’implique de nouveau dans un autre programme de recherche-action17 .
16C’est ainsi que nous avons pu régulièrement observer et participer à certaines activités de l’association. L’une des plus visibles et des plus systématiques est celle qui concerne l’aide à la scolarisation, qui prend diverses formes et qui représente un élément de visibilité et de reconnaissance de compétences importantes à l’extérieur du collectif (par l’ASE dont des jeunes viennent participer à ces soutiens, par les établissements scolaires qui accueillent les habitant·es, comme par d’autres salari·ées de l’Éducation nationale, des professionnel·les maître·esses de stage et plus largement le voisinage). Cet élément de fiabilité et de savoir-faire reconnu de tous les partenaires (même publics) contraste singulièrement avec la situation de fragilité et de menace pour la pérennité de l’association. Il nous a ainsi paru pertinent de travailler plus particulièrement cette question, en dehors de la RA, qui portait sur un tout autre objet, comme nous venons de le détailler.
- 18 Sur ce point, le présent article développe une communication réalisée à l’occasion du congrès de l’ (...)
17Notre propos se base donc sur des observations participantes et des entretiens de type ethnographique (Beaud, 1996) réalisés durant cette période. Néanmoins, nous nous appuierons plus spécifiquement sur des observations et entretiens réalisés avec une focale portée sur l’aide et l’accompagnement à la scolarisation, qui ont été menés pour la plupart en juillet et septembre 2022 auprès de bénévoles, de jeunes mais aussi de partenaires institutionnels18.
- 19 Cet article repose plus particulièrement sur 4 entretiens formels avec des bénévoles engagé·es spéc (...)
- 20 Nous soulignons que la recherche-action ne visait pas à travailler la question de l’accompagnement (...)
- 21 Thèse d’anthropologie préparée par Jérémy Baudier et intitulée « Entre institutions gouvernementale (...)
18Nous avons, pour ce faire, dédié une venue spécifique en septembre 2022 à cette thématique, afin de pouvoir observer et échanger avec différents acteurs et actrices à un moment charnière de l’année scolaire, à savoir la rentrée19. Bien entendu, nos précédentes interactions et interventions avec le collectif ont également contribué à nourrir notre réflexion à ce sujet20. De plus, des éléments collectés par l’un des auteurs dans le cadre de sa thèse portant sur les parcours des mineurs non accompagnés (MNA) dans la région Sud sont également mobilisés21.
19Ce lieu (réquisition citoyenne ou squat), situé au centre d’Avignon, offre aux personnes accueillies (environ 45 jeunes et 4 familles avec enfants en bas âge) et déboutées des espaces réglementés un accompagnement global (hébergement, santé, juridique, etc.) comportant un volet quant à l’insertion scolaire et professionnelle. Ces actions permises par les compétences des engagé·es apportent une reconnaissance locale à l’association, qui peut parfois s’en targuer.
- 22 Si la demande doit être effective de la part du jeune, une incitation très forte (voire une pressio (...)
20Dès lors, comment la trentaine de bénévoles (qui effectuent une aide aux devoirs ou un accompagnement souvent individualisé et à la demande22) de ce lieu non institutionnel se forment-ils et agissent-ils quotidiennement pour permettre l’accès aux dispositifs scolaires institutionnels à de jeunes exilé·es non reconnu·es comme appartenant à la catégorie des « ayants droit » (Noiriel, 1997) ? Alors même que le collectif ne bénéficie pas d’expérimentations pédagogiques spécifiques à ce public (Canut et Del Olmo, 2018) ou de médiation plus large (Guessoum et al., 2020), sur quelles ressources ces pratiques s’ancrent-elles ? À quelles difficultés fait-il face ? Cette attention nous a permis d’identifier un ensemble d’éléments que nous souhaitons restituer au cours de ce texte : la présence de différentes figures d’accompagnement ; le développement d’une expertise et de stratégies d’orientation scolaire similaires à celles des professionnel·les de l’accompagnement socio-éducatif (réinvestissement de logiques d’exclusion des filières générales vers celles professionnalisantes et d’un vocabulaire attaché aux professionnel·les de l’insertion professionnelle) ; les liens paradoxaux avec les institutions (scolaires et chargées de la protection de l’enfance : par exemple les jeunes pris en charge par l’aide sociale à l’enfance orienté·es vers l’association par les travailleurs et travailleuses du social pour y bénéficier d’un accompagnement scolaire) et la reconnaissance dont bénéficie cet espace d’accueil informel.
- 23 Extrait d’entretien, Avignon, juillet 2022.
Photo 2
Duo sous un arbre.
21Lorsqu’on franchit la porte de Rosmerta, le regard est happé vers la première cour (cf. photos no 2 et 3) où deux arbres majestueux occupent la place centrale. De nombreuses tables et chaises sont disposées autour, et très souvent on observe des duos (bénévole-habitant·e) attablé·es ou de tout petits groupes avec un·e bénévole. Selon les heures et les jours, le flot de duos s’accroît ou se réduit. Une petite salle aménagée (la salle de scolarité, cf. photos no 4 et 5) est également utilisée lorsque la cour n’est plus praticable (l’hiver, lorsqu’il fait nuit ou qu’il pleut). Une attention particulière est portée à l’usage de cette salle qui semble être l’unique espace du squat pleinement investi par les bénévoles et où leurs règles d’usage prévalent :
« La salle scolarité est pleine, un jeune est là, seul, et attend un autre jeune. Une bénévole l’interpelle : “Tu ne travailles pas ? Non ? Je suis désolée mais alors je vais te demander de partir, ici c’est pour travailler, et là il n’y a pas de place.” » (Extrait de journal de terrain de Jérémy Baudier, Avignon, 18 janvier 2023.)
Photo 3
La cour centrale.
22La très grande majorité des personnes bénévoles qui assurent des cours de nombreuses matières ou proposent une aide aux devoirs sont des femmes, souvent retraitées, et pour la plupart blanches de peau. Certaines y passent plusieurs heures, voire la journée, chaque jour de la semaine ; d’autres viennent uniquement sur rendez-vous avec un·e ou quelques habitant·es suivi·es plus particulièrement. Des relations privilégiées s’établissent ainsi entre bénévoles et habitant·es qui, souvent, débouchent sur un suivi plus global (absence, santé, etc.).
Photo 4
La salle scolarité.
Photo 5
La salle scolarité.
23Le pic de fréquentation a lieu en fin de journée, après le retour de l’école, ainsi que les mercredis après-midi. Une trentaine de personnes peuvent être présentes simultanément tandis qu’une quarantaine d’exilé·es peuvent venir chercher de l’aide au cours d’une seule après-midi.
24En journée, ce sont plutôt les nouveaux et nouvelles arrivant·es, récemment hébergé·es et en attente d’être scolarisé·es qui occupent l’espace. Ils et elles ont souvent besoin d’un renfort en alphabétisation et de mise à niveau dans les savoirs dits de base (Unesco, 2009 ; Hanemann, 2023) afin de maximiser leur chance de réussite aux tests du centre d’information et d’orientation (CIO) qui déterminent leur orientation et inscription scolaire. Les bénévoles portent une attention particulière à ces tests, comme en témoigne l’échange suivant saisi au sein de la salle scolarité entre un jeune et un engagé :
« Le test c’est à la fin du mois, il faut que tu travailles avant pour arriver avec un bon niveau, le français ça va mais les maths ? Allez, je te donne un exercice de maths avant de partir. » (Journal de terrain de Jérémy Baudier, Avignon, 18 janvier 2023.)
- 24 Terme actuellement consacré pour désigner des personnes ne maîtrisant pas la langue française à leu (...)
25L’association, au cœur d’Avignon, se situe sur un chemin migratoire assez fréquenté, comme l’ensemble de l’académie d’Aix-Marseille à laquelle elle est rattachée. En effet, en métropole, selon la Cour des comptes (2023, p. 38), l’académie d’Aix-Marseille (avec celles de la région parisienne et de Lyon) est dans le trio de tête avec un pourcentage élevé d’élèves allophones24 dans leur population scolaire, comparativement aux autres académies. Nous reproduisons ici l’extrait du tableau « Effectif des élèves allophones par académie » de ce rapport, concernant l’académie des jeunes habitant·es de Rosmerta (Cour des comptes, 2023, p. 37).
Tableau 1. Effectif des élèves allophones concernant l’académie des jeunes habitant·es de Rosmerta
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Année scolaire 2014-2015
|
Année scolaire 2020-2021
|
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|
Académie
|
1er degré
|
Collège
|
Lycée
|
Total
|
1er degré
|
Collège
|
Lycée
|
Total
|
Élèves allophones
total
|
2021/2015
|
Aix-Marseille
|
1 685
|
959
|
110
|
2 754
|
1 834
|
1 551
|
725
|
4 110
|
0,75 %
|
+ 49 %
|
Total (toutes académies)
|
25 504
|
22 340
|
4 708
|
52 552
|
28 748
|
25 962
|
9 854
|
64 564
|
0,52 %
|
+ 23 %
|
2021/2015
(toutes académies)
|
|
|
|
|
+ 13 %
|
+ 16 %
|
+ 109 %
|
+ 23 %
|
|
|
Cour des comptes, 2023, p. 37.
26On peut effectivement constater que dans cette académie le pourcentage d’élèves allophones accueillis entre 2015 et 2021 a doublé (49 %), soit une augmentation très supérieure à la moyenne française (23 %), et bien évidemment, que la proportion du nombre d’élèves allophones est également supérieure à la moyenne nationale.
27Dans le second degré public à la rentrée 2021, il existait 81 dispositifs d’UPE2A dans l’académie d’Aix-Marseille (ibid., p. 42). Cependant, à Rosmerta, certain·es jeunes sont orienté·es vers des établissements privés sous contrat, dont les dispositifs ne sont pas ici comptabilisés.
- 25 En septembre 2022, résidaient à Rosmerta environ 45 jeunes (dont 4 jeunes filles) et 4 familles. Pa (...)
- 26 Le travail d’accès au droit de la commission juridique permet à de nombreux jeunes de réintégrer le (...)
28Ce chiffre est plus important que le nombre de personnes accueillies25 sur le lieu d’hébergement, car les entrées et sorties du lieu sont hebdomadaires, rendant très complexe le suivi de chacun·e26, mais garantissant presque à chaque habitant·e (en ne comptant pas les hébergements d’urgence) une voie d’accès scolaire et/ou professionnelle. Entre juin 2021 et septembre 2022, seuls trois jeunes (dont un qui devait partir dans les semaines suivantes) sont demeurés dans le squat en l’absence de régularisation.
- 27 Santé, scolarité, comptabilité, vie quotidienne, accueil, juridique, communication interne, communi (...)
29La commission scolarité (l’association est organisée en plusieurs commissions régissant les différents domaines d’activités27), regroupe des bénévoles avec différents types d’engagement. Certaines personnes interviennent un jour précis, d’autres donnent des rendez-vous à des habitant·es qu’ils et elles accompagnent dans la durée, d’autres encore ponctuellement sur une période donnée. La coordination de la commission scolarité est assurée par deux personnes très investies dans ce secteur.
- 28 On pourra noter que l’addition de ces chiffres de septembre (36 + 12, soit 48) dépasse également la (...)
30Au 7 septembre 2022, un tableau récapitule la situation : 36 jeunes (soit la majorité) sont scolarisé·es en UPE2A, en certificat d’aptitude professionnelle (CAP), ou encore en bac pro, dans 12 établissements ; 6 jeunes sont en apprentissage. La scolarisation est une telle évidence pour tou·tes que ne sont pas évoqués ici les 5 enfants de 3 à 10 ans faisant partie des familles hébergées et qui sont scolarisés au sein d’écoles publiques (alors que dans certains cas d’accueil institutionnel, la scolarisation des enfants n’est pas toujours considérée comme une urgence absolue). Seul·es restent des jeunes nouvellement arrivé·es en attente d’une affectation. Le CIO étant fermé au cours du mois d’août, cela retarde d’autant les délais d’admission à cette période de l’année (les 12 jeunes arrivés durant l’été ont été accompagné·es et orienté·es par la suite)28. Ces délais ne concernent pas uniquement la période estivale mais constituent un fonctionnement normal, au grand dam des bénévoles :
« Tu as de la chance tu sais, les prochains rendez-vous sont en mars, il n’y a plus de rendez-vous avant mars. » (Échange entre un référent de la commission scolarité et un jeune hébergé, Avignon, le 18 janvier 2023.)
31Une « chance » ne se réfère pas uniquement à la possibilité d’accéder à de nouveaux apprentissages mais à une perspective plus large, la scolarisation étant perçue par les bénévoles comme la voie vers une régularisation.
Tableau 2. Extrait d’un tableau de « L’État de l’académie 2020-2021 »
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21 réseaux composent l’académie d’Aix-Marseille
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Nom du réseau
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Nombre d’écoles
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Nombre de collèges
|
Nombre de lycées
|
TOTAL
|
Dont lycées généraux et technologiques
|
Dont lycées professionnels et EREA
|
Dont lycées polyvalents
|
Nombre total de lycées
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Écoles, collèges & lycées
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Avignon
|
60
|
14
|
5
|
6
|
0
|
11
|
85
|
Total
Académie
|
1 076
|
210
|
44
|
49
|
1
|
112
|
1 398
|
Source : www.ac-aix-marseille.fr
- 29 Contrat d’accueil et de séjour, document Rosmerta.
32Le suivi d’une formation est l’une des conditions d’accueil dans ce lieu et à son arrivée, chaque habitant·e signe un contrat d’accueil (cf. document no 1) par lequel il ou elle s’engage notamment à « s’inscrire dans un parcours scolaire et à participer à l’accompagnement proposé29 » puisque « Rosmerta c’est pour les mineurs à l’école » (échange avec une bénévole, Avignon, le 18 janvier 2023).
33La scolarisation immédiate pour les jeunes accueilli·es à Rosmerta contraste avec les délais que rencontrent les jeunes pris en charge à l’ASE. Les bénévoles insistent sur l’importance de cette inscription rapide dans un projet scolaire et professionnel dans la mesure où elle favorise à long terme la régularisation de la situation administrative et l’autonomie grâce à l’obtention d’un diplôme et donc l’accès à un emploi. Le seul habitant exclu du lieu par l’association, à notre connaissance, l’a été pour des raisons de comportement, et son refus de s’investir dans un parcours scolaire est très régulièrement souligné par les bénévoles.
Document 1
Contrat d’accueil et de séjour de Rosmerta.
- 30 Centre académique pour la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés et des enfants i (...)
34L’action de la commission scolarité témoigne de la reconnaissance dont bénéficie l’association au sein du territoire. En effet, cette dernière travaille en partenariat avec différentes institutions (CIO, CASNAV30, etc.) œuvrant à la scolarisation. Certaines d’entre elles mettent en avant un accompagnement de meilleure qualité que celui dont bénéficient les jeunes placé·es. Toutefois, un bénévole fait part de son sentiment en mentionnant que l’association pourrait être moins considérée que l’ASE, notamment en raison de délais plus longs pour obtenir un rendez-vous.
- 31 Sur les règles de priorité dans l’orientation scolaire, voir Grenet (2022), Behaghel, Grenet et Gur (...)
- 32 Au cours d’un entretien, un bénévole nous explique que les exilé.e.s joignent à leur demande de tit (...)
35La situation administrative propre aux jeunes exilé·es contraint l’action des bénévoles de la commission scolarité. En effet, l’article L. 313-15 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) datant de 2011, qui prévoit le séjour des MNA confiés à l’ASE après l’âge de 16 ans, indique que ce n’est qu’« à titre exceptionnel » qu’ils peuvent demeurer en France après 18 ans. Ainsi obtenir un titre de séjour dépend de leur intégration, évaluée par le préfet grâce à un faisceau d’indices comprenant notamment l’inscription dans une formation professionnelle qualifiante depuis au moins six mois (Chalopin, 2017). Dès lors, les solidaires vont établir des stratégies qui permettent de répondre à cet impératif tout en conciliant la volonté d’orientation des jeunes accompagné·es et les contraintes administratives liées aux places disponibles et à l’organisation des affectations (les jeunes se déclarant MNA sont régulièrement exclus des filières les plus prisées, car y sont affecté·es en priorité les élèves effectuant un parcours scolaire classique sans années de césure31). Les bénévoles nous expliquent joindre aux demandes de titre de séjour différents documents tels que les conventions de stage, les diplômes obtenus ou encore les bulletins scolaires, ainsi que des témoignages de certain·es chef·fes d’entreprise32.
36Nous observons que les bénévoles soutiennent les exilé·es souhaitant s’inscrire dans des formations dites générales lorsqu’ils ou elles en ont les capacités. Toutefois, l’orientation vers des filières professionnalisantes qui nécessitent un niveau scolaire moins important est majoritaire et doit être comprise à la lumière de différents éléments. Le principal facteur repose sur la scolarisation peu importante de nombreux jeunes avant leur arrivée en France, ce qui les exclut des filières générales et de la possibilité d’une obtention rapide de diplômes. Un autre facteur d’importance est que le statut d’apprenti permet d’obtenir un revenu immédiat et s’inscrit souvent dans des secteurs offrant des opportunités d’insertion sur le marché de l’emploi (notamment les apprentissages dans des secteurs dits en tension) qui conditionne le renouvellement du titre de séjour, ce qui représente un aspect majeur, voire primordial, des choix d’orientation.
- 33 Comme en témoigne le rapport de Bourgi, Burgoa, Iacovelli et Leroy (2021), ou la communication de N (...)
- 34 Au cours de nos entretiens et de nos observations sur le terrain, nous avons pu constater que les b (...)
- 35 De 1 801 élèves en 2010-2011, le nombre d’élèves allophones nouvellement arrivés dans l’académie es (...)
37Notons enfin que si dans de nombreux territoires les places en classe UPE2A sont insuffisantes33, il ne semble pas que cela soit le cas à Avignon puisque les jeunes accompagné·es sont rapidement scolarisé·es dans ces dispositifs qui constituent une sorte de tremplin vers l’apprentissage34. Des salarié·es interviewé·es nous ont signalé toutefois qu’une forte augmentation des jeunes mineurs non accompagnés ces dernières années sur le territoire avignonnais35 (comme les chiffres de la Cour des comptes l’ont confirmé par la suite) a contraint les partenaires (CIO et CASNAV) à réorganiser leurs modes de fonctionnement, notamment concernant les dispositifs d’évaluation initiale (qui débouchent sur une orientation en UPE2A ou en classe dite ordinaire).
Photo 6
Dans la salle scolarité, des aides pour effectuer des démarches ou remplir des documents administratifs quotidiens font également partie du suivi.
- 36 En pensant l’émancipation à partir de l’éducation « par un jeu complexe d’influences et de formatio (...)
38Les bénévoles de la scolarité sont d’âges et d’origines variées ; cependant, ils et elles font partie pour la plupart de ce que l’on pourrait appeler des « éducateurs ou éducatrices36 ». Ils et elles ont foi en une émancipation par la scolarité et/ou l’apprentissage. Une grande partie sont ou ont été enseignant·es, la plupart sont à la retraite et ont élevé des enfants. Des étudiant·es (le plus souvent en stage) et quelques personnes en âge d’être « en activité » complètent un tableau mouvant au fil des engagements et désengagements.
- 37 Les groupes observés étaient composés au maximum de trois personnes.
39Comme nous l’avons évoqué plus haut, la majorité des accompagnements se fait individuellement et « à la carte ». Soit un rendez-vous est pris entre les deux parties, soit le ou la jeune vient à la rencontre de bénévoles présent·es au moment où il/elle arrive. À la marge, des cours thématiques par niveau avec de tout petits groupes sont organisés37. Chaque bénévole va investir à sa manière cet espace particulier. La plupart effectuent des photocopies de manuels ou d’ouvrages scolaires (cf. photo no 7), certain·es créent leurs supports et demandent aux jeunes de réaliser les exercices indiqués. Chaque bénévole reste assis à côté du jeune et explique, réexplique les consignes ou les manières d’y parvenir. Certain·es demandent d’achever ou de débuter d’autres entraînements entre deux séances et le rendez-vous est alors l’occasion de vérifier la compréhension de ce qui a été travaillé de manière autonome, en fournissant des explications le cas échéant.
Photo 7
Copie d’un manuel scolaire.
- 38 Un doctorant en FLE (méthode d’enseignement du français langue étrangère) ainsi que des stagiaires (...)
40Les bénévoles retraité·es des métiers de l’enseignement indiquent réinvestir leurs compétences auprès des exilé·es. Toutefois d’autres solidaires qui ne bénéficient pas de ces expériences ont pu nous faire part de leurs doutes quant à leur action, indiquant manquer parfois d’outils mobilisables ou questionnant les méthodes qu’ils emploient. La plupart font donc appel à leurs souvenirs, expériences précédentes et représentations. On peut ainsi observer que l’aménagement de la salle et les supports utilisés (cf. photos no 5 et 7) font appel à une vision très normative de l’apprentissage formel (tableau, manuels, fiches, etc.), renvoyant au système-classe traditionnel, alors même que paradoxalement, aucune disposition de formation collective n’est actuellement réalisée. Certaines initiatives de formation ont été proposées dans les premières années, mais le désengagement puis le déménagement du bénévole expérimenté dans ces démarches a coupé court à des rencontres d’engagé·es portant sur la pédagogie à mettre en œuvre. C’est donc dans un duo bénévole-jeune que la stratégie d’accompagnement s’élabore, souvent en s’inspirant des autres duos déjà en place. Ainsi, aucune remise à niveau ou apport disciplinaire ne fait l’objet, à notre connaissance, de regroupement de plus de trois habitant·es. Nous n’avons pas observé de séances collectives ni de dispositifs tels que des dictées à l’adulte par exemple, décrites par Emmanuelle Canut et Claire Del Olmo (2018) dans une configuration d’accueil similaire, et les bénévoles, même expert·es en FLE38, n’en ont pas évoqué. Aucun rituel collectif n’organise le temps de soutien. Seuls le lieu et la mise à disposition de tables et de chaises semblent définir l’activité. Une bénévole nous a fait part de son désarroi lorsque pour la première fois elle est intervenue sans aucune préparation : trois jeunes se sont présentés avec des niveaux très différents, elle ne savait pas comment procéder et se sentait débordée. Peu à peu elle a pris ses marques et a refusé de donner cours à plusieurs personnes de niveaux si disparates. Chacun·e fait appel à ses expériences antérieures pour pallier l’absence de formation du dispositif : enseignement, devoirs en contexte familial, etc.
Photo 8
Le cahier d’un des jeunes enfants.
41Très vite lorsque les rendez-vous sont récurrents, une complicité s’instaure entre les deux participant.es, complicité qui bien souvent dépasse la simple aide ponctuelle. Le détail de la vie scolaire mais aussi personnelle est alors partagé. La santé, les soucis familiaux, le parcours ou les rêves du jeune peuvent ainsi être évoqués, suscitant parfois des propositions de sorties ou d’activités en dehors de ce contexte (sorties culturelles ou récréatives). Par le biais de cette attention spécifique, des relations avec une dimension de care se tissent régulièrement. Le moment du rendez-vous de scolarité, parce qu’il est individualisé, est alors l’occasion d’aborder de manière privilégiée des aspects personnels, des ressentis et des perceptions. La personne bénévole est ainsi à même de percevoir des changements dans le comportement de l’exilé·e qui peuvent passer complètement inaperçus dans le collectif. Ce n’est pas tant la matière étudiée qui est au cœur de l’activité – même si c’est bien cela qui est travaillé pendant ce moment partagé – mais la manière dont le jeune va pouvoir globalement s’en saisir. L’attention portée des engagé·es, comme dans les pédagogies actives, porte moins sur les modalités didactiques de transmission d’un savoir précis, que sur la manière dont l’habitant·e en question pourra se l’approprier et ce que cela pourra impliquer dans sa vie. Il s’agit bien d’éducation ou de formation au sens large et non de soutien didactique dans une discipline, même si c’est par cette entrée que la relation se tisse. Ainsi certain·es réinvestissent la fonction parentale et vont jusqu’à participer aux réunions parents-enseignant·es. D’un autre côté, les jeunes qui investissent cette relation se montrent parfois exigeant·es quant à la fréquence des séances et peuvent reprocher à la personne bénévole son absence (congés, autres activités). Il arrive également fréquemment que les jeunes ne soient pas ponctuel·les ou oublient leur rendez-vous.
42D’une manière générale, c’est sur ce modèle qu’est envisagé le système d’accompagnement des habitant·es : les bénévoles endossent les habits de la famille vacante vis-à-vis des institutions éducatives, et y substituent leur propre modèle familial et éducatif. Dossiers d’inscription, règlement de la demi-pension, réunions de parents, dispositifs d’orientation, recherches de stage, suivi des absences sont non seulement pris en charge mais investis par l’équipe. Ainsi, les absences non justifiées font systématiquement l’objet de remontrances et de « rendez-vous » avec le ou la jeune concerné.e :
« Il faut qu’on les responsabilise […]. Moussa qui manque l’école ce n’est pas possible, on doit le convoquer à deux ou trois [bénévoles] de la scolarité, nos gamins quand ils manquaient l’école on leur met[tait] une chasse. » (Échange entre deux bénévoles de la commission scolarité, 5 septembre 2023, Avignon.)
43Ces rappels à l’ordre sont alors l’occasion d’assurer le respect du cadre de l’accueil extra-institutionnel (investir une scolarité) qui s’appuie sur des valeurs communes aux engagé·es au point de constituer des normes « allant de soi », c’est-à-dire un sens commun au sens de Geertz (Christias, 2005).
44La manière de penser le lieu comme une famille (Baudier, Leroy, Masson-Diez et Piva, 2021) prend ici tout son sens : en tentant de compenser l’écart entre les pratiques scolaires attendues et celles de ces jeunes nouvellement arrivé·es, les bénévoles agissent au quotidien afin de réduire le fossé entre leurs formes d’apprentissages et celles de l’école, et tentent de les acculturer peu à peu aux formes spécifiques de la formation en France. Comme le dénoncent depuis plus d’un demi-siècle de nombreux chercheurs à la suite de Bourdieu et Passeron, le capital culturel des familles a une incidence déterminante sur le succès scolaire des enfants. Les variables de genre (voir les travaux de Marie Duru-Bellat) et de parcours migratoire renforcent et complexifient l’analyse des causes mais ne suffisent pas à expliquer les difficultés car « c’est bien la rencontre entre dispositions familiales et exigences scolaires qui entraîne la réussite ou l’échec scolaire » (Blanchard et Cayouette-Remblière, 2017, p. 11).
45Les bénévoles de la scolarité, au fait des pratiques opérantes dans le système français (car parents, enseignant·es ou étudiant·es ayant éprouvé une forme de réussite éducative) transmettent en actes leur expérience en s’investissant pleinement dans tous les rouages qui y contribuent (orientation, appel au réseau, stages, etc.). On peut supposer que c’est cette prise en charge globale des habitant·es, qui va au-delà d’une simple aide aux devoirs ou d’un étayage en littéracie et recouvre tous les aspects sociaux et symboliques de la transmission scolaire, qui permet en très peu de temps des réussites formatives de personnes pour la majorité peu lettrées au départ.
46On note d’ailleurs des formes de tactiques et stratégies de la part des bénévoles – proches de celles des familles acculturées au système scolaire, voire identiques – dans le choix des stages et des orientations des jeunes (appel aux connaissances, démarchage par les adultes, etc.). Un maillage territorial et amical se constitue au fil des expériences, renforçant et élargissant au fil du temps le réseau initial.
47À ce titre, on pourrait dire que l’association s’institutionnalise en développant son expertise et en mettant en place des procédures bien souvent issues des tactiques personnelles et qui ont fait leurs preuves, par l’obtention de l’issue envisagée (stages, accès à certaines filières, etc.). Des enjeux d’influence et de pouvoir quant aux décisions, organisations, orientations des activités (etc.) émaillent bien entendu l’histoire de l’association. De ce fait, la « scolarité » – terme utilisé par l’association pour désigner un ensemble d’activités diverses qu’elle effectue autour des apprentissages formels – peut être envisagée comme l’un des éléments d’analyse de Rosmerta. Aucune organisation ne saurait échapper à des formes de structuration, de conventions, d’usages qui lui permettent à la fois de fonctionner en interne mais également de développer des relations, parfois partenariales, en tant qu’entité propre. La dialectique institué-instituant (Gilon et Ville, 2014) comme celle de centre-périphérie (Authier et Hess, 2015), en pensant les rapports de pouvoir comme continuels et circulaires, permet de complexifier les analyses d’un groupe sans éluder les tensions (internes comme externes) qui la structurent. Cela peut paraître à première vue paradoxal pour un collectif se considérant aux marges des institutions, mais comme nous l’avons souligné d’emblée, ce terme polysémique recouvre diverses acceptions. Ainsi, se situer aux marges des institutions étatiques n’empêche nullement l’institutionnalisation de pratiques bénévoles, qui évoluent au gré des temporalités.
- 39 Camille Morel et Sébastien Polain (2023) parlent de « surbénévoles » pour qualifier des personnes p (...)
48L’importance de l’investissement bénévole – qui pourrait être assimilé à du surinvestissement39 – provoque a contrario, chez certain.es jeunes, des formes de désengagement de leur propre parcours scolaire, les éloignant peu à peu du pouvoir d’agir dont ils et elles ont fait la preuve par leur parcours migratoire. Pour la scolarité, chaque question ou difficulté est alors relayée immédiatement aux bénévoles sans tentative de résolution préalable. Ces observations s’illustrent au cours de notre venue en septembre 2022 lorsque trois jeunes ne se sont pas présentés à leur établissement le jour de la rentrée. La raison invoquée était l’absence de carte de bus en leur possession. À la question d’une bénévole qui leur reprochait de ne pas avoir tenté de collecter les 3 euros nécessaires à l’achat d’un ticket dans l’attente de la carte, l’un des jeunes a répondu : « Acheter un ticket de bus ? C’est vrai je n’y ai même pas pensé. »
49Cette prise en charge, forme de délégation de pouvoir, n’est pas sans rappeler des attitudes et postures adolescentes, qui trouvent un écho puissant dans un accompagnement scolaire de type familial, avec son lot de demandes urgentes et impératives. Ainsi un autre habitant, la veille de la rentrée, n’a pas hésité à téléphoner à 23 h 30 à un bénévole pour lui demander une carte de transport.
50On pourrait se demander si cet état d’adolescence soudain (pour des jeunes ayant traversé de nombreux territoires et franchi nombre d’obstacles, leur conférant une maturité existentielle importante) aurait comme fondement la volonté de se conformer aux modèles, standards et rôles familiaux côtoyés en France, à l’image de la « conversion en tant qu’enfant en danger » des MNA au sein des services de protection institutionnels (Perrot, 2016). Il s’agirait, en miroir des bénévoles, de répondre à une attente non formulée d’inclusion par la famille en épousant ses « normes » relationnelles.
- 40 Dans cet article, pour des raisons de format, nous nous concentrons exclusivement sur les apprentis (...)
51Dès le début de notre recherche-action, la scolarité nous est apparue comme l’une des commissions centrales de l’association, par le nombre de bénévoles et de jeunes impliqué.es, le nombre d’heures allouées à cette activité et sa fréquence. Toutefois son organisation dépendait très largement de l’investissement très important (amplitude horaire, réponses à des demandes diverses et continues) d’une bénévole qui en assurait la coordination. En effet, si différent·es engagé·es proposaient des cours et des temps de soutien scolaire ou répondaient aux sollicitations pour les accompagnements à réaliser, elle seule assumait la charge administrative liée à la scolarisation des habitant·es et s’assurait du suivi des jeunes présent·es, parti·es et récemment arrivé·es, ainsi que de l’aboutissement des recherches de stage.. Au cours de l’année 2022, un bénévole s’est progressivement investi dans la commission. La place trouvée grâce à son engagement et les échanges entre solidaires (échanges informels et réunions de réflexion) ont conduit à réorganiser la commission scolarité, notamment pour tenter de répartir les tâches à réaliser (suivi des inscriptions, recherche de stage, orientation, réunions parents-professeurs, etc.). Ainsi, les établissements ont été répartis entre ces bénévoles, la première assurant le suivi des établissements proposant des CAP et des baccalauréats professionnels alors que le second est référent des établissements où sont inscrits des élèves en classe d’UPE2A ou de DAC (dispositif d’acquisition des compétences). Si cette organisation permet de partager la charge de travail, elle rend possible le maintien d’un·e interlocutrice ou interlocuteur unique avec les établissements, ce qui facilite la communication. De plus, la commission finances a proposé de s’occuper de la dimension économique liée à la scolarisation, assurant le règlement des factures de cantine et sollicitant les fonds sociaux des établissements. Cette nouveauté permet aux deux bénévoles référent·es pour la scolarité de se décharger d’une partie administrative chronophage, pour se concentrer sur ce qui est considéré de leur part comme le cœur de leur engagement : l’accompagnement à la formation formelle40 des habitant·es.
52On peut souligner que même dans des organisations « extra-institutionnelles », le temps et l’attention qu’exige la part administrative liée aux différentes procédures à respecter (tests, inscriptions, suivis, assurances, cantine, etc.) demeurent importants et semblent malgré tout inévitables. Les efforts sont donc constants pour tenter de réduire cette charge, afin de limiter le sentiment d’épuisement des personnes qui se consacrent à ces tâches.
- 41 Nous observons notamment cette situation auprès d’habitant·es ayant un faible niveau de français et (...)
53Ainsi, les deux bénévoles référent·es de la commission voient leur rôle évoluer puisqu’ils sont moins investi·es dans cet accompagnement pratique. Ils veillent néanmoins à intégrer les nouveaux bénévoles, notamment en faisant le lien avec les habitant·es ayant besoin de soutien, et cherchent à assurer l’assiduité de ces derniers et dernières puisque leurs absences à des rendez-vous constitueraient un motif de découragement et de départ des solidaires. Leur engagement au quotidien permet une scolarisation et un suivi à l’ensemble des habitant·es présent·es. Toutefois, il apparaît que le manque de cadre et de traces écrites peut parfois rendre difficiles la transmission et la continuité dans les apprentissages et les accompagnements lorsqu’ils sont réalisés par différents bénévoles41.
- 42 C’est d’ailleurs ce qui se passe pour certains jeunes, qui comme Gagny ont quitté Rosmerta pour l’A (...)
54Les relations avec l’ASE sont complexes à Rosmerta. Tout d’abord, le collectif s’est mobilisé contre ce qu’il considère comme une carence majeure de l’État, à savoir remettre à la rue des jeunes qui se présentent à l’ASE. Le collectif a maintes fois répété qu’il ne souhaitait pas se substituer aux services de l’État. Dans cette perspective, il accompagne les jeunes dans la reconstitution de leur état civil afin de faire reconnaître leur minorité par un juge des enfants en vue d’une prise en charge institutionnelle42.
- 43 Les premiers jeunes hébergés étaient exclusivement des garçons.
55Cependant, comme nous l’avons déjà évoqué, certains jeunes pris en charge par l’ASE viennent régulièrement suivre des cours ou obtenir des aides aux devoirs. Soit parce qu’ils y étaient précédemment hébergés43 (et dans ce cas le lien demeure très fort), soit parce qu’ils y ont été dirigés, parfois même par l’ASE, qui ne parvient pas à assurer ce suivi scolaire quotidien. Un nombre conséquent de jeunes (difficilement évaluable mais compris dans une fourchette de 60 à 80) sont donc quotidiennement bénéficiaires du soutien scolaire de Rosmerta.
56Pour celles et ceux qui n’y sont pas hébergé·es, des tentatives de suivis avec leurs référents de l’ASE ont été entreprises (toujours dans une démarche de suivi global), mais qui se sont soldées par une fin de non-recevoir (certainement due à la crainte de s’engager auprès d’une association qui est aux marges de l’action sociale institutionnelle). C’est le principal paradoxe de cette situation : une reconnaissance du bien-fondé et de la qualité des interventions du collectif par les institutions (régulièrement des jeunes sont dirigé·es à Rosmerta par des personnes y travaillant) et parallèlement, un refus de partenariat affiché.
57Pour les autres partenaires (CIO, CASNAV), la reconnaissance de la qualité du suivi est admise, même si le fonctionnement quotidien n’est pas connu. Un de nos interlocuteurs a même mentionné « qu’il faudrait que des associations s’occupent des jeunes. » Cette reconnaissance est certes flatteuse pour le travail journalier des engagé·es de Rosmerta mais pointe une fois encore une carence majeure des services de l’État et interroge plus particulièrement sur les missions de l’école qui semble, seule, incapable de mettre à niveau ces nouveaux élèves, quand bien même la circulaire no 2012-141 du 2 octobre 2012 stipule :
« La scolarisation des élèves allophones relève d’un droit commun et de l’obligation scolaire. Assurer les meilleures conditions de l’intégration des élèves allophones arrivant en France est un devoir de la République et de son École. »
- 44 Les prénoms et certains éléments ont été modifiés. D’après un entretien réalisé en juillet 2022.
58Gagny est ivoirien et son parcours est rocambolesque : arrivé à Avignon, il est hébergé quatre mois à Rosmerta avant d’être orienté par l’ASE dans une autre ville qu’il quitte de son propre chef, la jugeant trop petite et surtout en raison de l’absence de scolarisation. Il retourne à Avignon où il pense trouver un accompagnement auprès de Rosmerta. Il est finalement placé par le juge des enfants à Avignon, conformément à son souhait. Gagny n’a jamais été scolarisé en Côte d’Ivoire. Il va apprendre « a, b, c, d » avec les bénévoles en se rendant à la bibliothèque (où une salle était mise à disposition) les mercredis et samedis, en plus du soutien quotidien : c’est un apprentissage intensif et régulier pendant deux mois qui lui permet de s’alphabétiser. Il mentionne qu’il apprécie que l’accompagnement soit individuel – « Quand tu n’as jamais été à l’école, il faut qu’on t’explique bien individuellement, et elle explique bien Monique ! » – et qu’il est maintenant très heureux de pouvoir envoyer et recevoir des textos, réels supports à cette acquisition littéracique.
- 45 La protection de l’enfance est une compétence du département, cependant la majorité des département (...)
- 46 La référence est le terme utilisé pour désigner le suivi particulier d’un jeune par un travailleur (...)
59En Côte d’Ivoire, depuis sa toute petite enfance, il passait ses journées dans l’atelier de couture de son père (qui était tailleur) et observait le travail réalisé, avant de reproduire peu à peu les gestes de couturier. Bénéficiant d’un dispositif UPE2A afin de se remettre à niveau sur le plan scolaire, Gagny étonne son entourage par ses compétences techniques dans les matières manuelles. En effet, il « sait » coudre, comme s’il s’agissait d’un don, d’une compétence « naturelle ». Le jeune homme explique qu’il a simplement élaboré sa propre méthode pour réaliser des vêtements, notamment à force d’observations répétées dans l’atelier familial et que s’il n’a « pas eu la chance d’aller à l’école », il a eu « la chance d’avoir appris la couture ». Il explique avoir élaboré son propre système de symboles afin de signifier la longueur, la largeur, la poitrine (I pour la longueur, Ø pour la poitrine, O pour les fesses par exemple). Si les codes en usage en France, notamment les gammes de montage, ne lui sont pas utiles, il a dû les apprendre à l’école et les maîtriser pleinement afin de s’adapter au système européen. Ces compétences pratiques sont soulignées par ses encadrants, mais l’absence de scolarisation conduit à un déficit de compétences scolaires de base, aux conséquences multiples : le jeune homme réalise son CAP en trois ans au lieu de deux en raison de ses difficultés en français et s’oblige à se rendre régulièrement à des cours de soutien avec des bénévoles. En complément d’une séance d’aide aux devoirs hebdomadaire auprès d’un bénévole de l’association mandatée par le département pour sa prise en charge45, il explique venir deux à trois fois par semaine à Rosmerta pour que cet accompagnement réponde à ses besoins. Son témoignage renforce les observations des bénévoles de Rosmerta quant au soutien qu’ils apportent aux jeunes placés à l’ASE. Gagny indique en effet le manque de cours au sein de l’association mandatée dont il dépend parce que « les éducs, ils ont pas le temps, ils ont beaucoup de jeunes » (le nombre de références46 qui incombent aux travailleurs et travailleuse sociales ne leur permet pas de disposer du temps nécessaire pour proposer un accompagnement suffisant quant à la scolarité). Si l’inscription dans un dispositif adapté lui permet de se mettre à niveau pour obtenir son CAP, tout en étant soutenu par les cours dispensés bénévolement, Gagny indique également que sa socialisation auprès de ses camarades de classe lui permet de progresser puisqu’il « aime trop blaguer, taquiner les autres » et qu’il a « beaucoup d’ami·es dans sa classe ». Dès lors l’apprentissage de l’oral se fait à travers la discussion alors qu’il progresse à « l’écrit par SMS ». Ce parcours forgé dans l’adversité est une franche réussite puisque, après avoir obtenu son CAP, le jeune va débuter un baccalauréat professionnel. Il a également obtenu les diplômes de meilleur ouvrier de la région et de France et s’est vu remettre une distinction par la mairesse de la ville.
Photo 9
Gagny et son diplôme.
- 47 Établissement privé sous contrat.
60La situation de Gagny n’est pas passée inaperçue (cf. photo no 9) au sein de l’établissement professionnel dans lequel il réalise sa scolarité. En effet, il était le premier élève étranger de l’établissement47, qui a depuis ouvert une classe UPE2A afin d’accueillir davantage de jeunes exilé·es. À leur sujet, la responsable de classe rapporte leur sérieux et leur détermination :
« Quand je donne un exercice c’est 12 têtes baissées et le silence, ce n’est pas quelque chose dont j’ai l’habitude dans mes classes ».
- 48 Entretien réalisé le 10 juillet 2023, Avignon.
61Cette dernière indique que Gagny a été le « déclencheur », au sein de l’établissement, de cette volonté d’accueillir des exilé·es. Mais si l’établissement souhaite ainsi les soutenir, il ne s’agit pas de les « assister » puisque l’objectif principal demeure « de conduire à l’autonomie, donner un métier pour être autonome48 ».
- 49 Le principe se fonde sur l’accession à une position sociale grâce aux mérites individuels (force de (...)
- 50 On renvoie sur cette question à l’ouvrage de Marie-Rose Lagrave (2021).
62L’envie de réussite et l’attitude disciplinée de la plupart de ces jeunes, placé·es dans des situations de grande précarité dont ils et elles souhaitent s’extraire, notamment par la formation et l’apprentissage, tranche avec le public ordinaire de ce type de filière, souvent désabusé du système scolaire, peu investi dans la relation pédagogique et peu respectueux du savoir transmis. On peut supposer que c’est le profil d’« élève modèle », bien qu’ayant des difficultés scolaires, qui motive également l’ouverture de places supplémentaires, car il répond au mythe de la méritocratie républicaine49 mise à mal notamment dans ces filières de relégation sociale50.
63Bien entendu, tous les jeunes n’arrivent pas en France avec un projet professionnel aussi précis et engagé que celui de Gagny. Mais il permet de montrer qu’une forme d’autonomie est favorisée par l’étayage réalisé par les bénévoles, car Mohamed nous le confirme : « les profs à l’école, ils parlent trop vite ».
64Au début de ce texte nous nous demandions comment, au jour le jour, le collectif parvenait à construire, renforcer, stimuler et développer les compétences et savoirs des jeunes accompagné.es ; quelles perceptions en avaient les protagonistes ; et quelles stratégies, astuces, tactiques, ruses et résistances (de Certeau, 1990) étaient déployées pour parvenir à ce savoir-faire reconnu localement.
65En ce qui concerne l’orientation scolaire, à Rosmerta, nous l’avons évoqué, les jeunes sont très vite présenté·es au CIO alors que la Cour des comptes note en 2023 (p. 34) que « globalement, parmi les 608 allophones en attente d’une scolarisation en juin 2021, 50 % ont passé leur test avant le 1er janvier et ont donc connu plus de six mois d’attente, ce qui constitue un délai particulièrement long ». Cet élément démontre à lui seul l’efficacité du collectif Rosmerta, qui au jour le jour œuvre pour une scolarisation rapide et réussie des personnes hébergées et ainsi contribue à leur régularisation et autonomisation sur le territoire français.
66De la même manière que les familles sont sollicitées pour pallier ces carences, renforçant les inégalités sociales, ce serait aux associations relevant du bénévolat, souvent sans formation, de s’engager auprès des publics isolés et nouvellement arrivés. Si la démarche de ces dernières est exemplaire, elle démontre les failles du système éducatif public, qui repose sur un tacite relais voire un partenariat avec des aides extérieures non pensées par l’institution.
67On pourrait même supposer que les bénévoles de Rosmerta, par leur accompagnement de type familial et global, déjouent une partie des assignations sociales initiales qui pesaient sur ces jeunes à leur arrivée. En prêtant main-forte à leur inclusion scolaire et formative avec les stratégies et tactiques (voire les ruses) de leurs contextes familiaux et sociaux, ils et elles leur apportent des ressources inattendues et se constituent comme partenaires éducatifs à part entière. Pour autant, les modalités d’accompagnement engagées, bien que reconnues voire approuvées par des institutions partenaires (telles que les établissements d’enseignement), ne font pas l’objet d’un vaste dispositif pédagogique alternatif (cf. Leroy, Gilon, Ville et Campini, 2024) pensé en amont avec l’ensemble du collectif, mais bien d’un jeu d’ajustements et de réajustements variables selon les personnes qui s’engagent dans l’action, comme autant de formes de braconnages (au sens de de Certeau) de cultures scolaires et formatives.
68Pour autant, à l’instar de Frère et Laville (2022, p. 380), on peut penser qu’à travers des actions modestes inspirées par la solidarité démocratique, la dimension micro-politique qu’elles portent pourra produire des transformations structurelles importantes :
« L’avènement de ce monde suppose la connaissance mutuelle des diverses manières de l’habiter. L’émancipation est à réinventer dans cette perspective qui suppose d’abandonner la quête de certitudes […] pour participer à une aventure collective et plurielle. […] » (Frère et Laville, 2022, p. 382).
- 51 Extrait de l’entretien formel à ce sujet du 12.07.2022.
69D’une certaine façon, le regard de Mohamed (un habitant) semble renforcer les engagé·es dans leurs actions en valorisant leur portée et en s’ancrant dans une relation sur le long cours. En effet, Mohamed, comme d’autres, manifeste une forme d’admiration pour celles et ceux qui rejoignent le collectif malgré leurs contraintes personnelles. « Tu vois des bénévoles qui ont fait plus de 25 km pour venir », dit-il quand nous évoquons le soutien à la scolarité51, alors même que la notion de bénévolat n’est pas très lisible pour la plupart de ces jeunes. Pour lui, « Rosmerta c’est un lieu un peu rare, 80 à 90 % ne savaient pas bien écrire, mais avec Rosmerta c’est obligé que tu apprennes à lire ». Sa reconnaissance est à l’image de son parcours : heureux d’être enfin autonome, il souhaite à son tour aider à faire vivre ce collectif « qui est protégé pour toi ». Il fait un peu figure de « modéré » ou de « sage » dans les réunions entre bénévoles et habitant·es, tant ses prises de paroles sont pondérées. Pour lui, particulièrement investi dans le groupe des jeunes, l’engagement quotidien de ces adultes lui a permis d’obtenir une situation (contrat d’apprentissage) et des perspectives favorables (régularisation et emploi pérenne qui permettent une autonomie). Suite à cette issue, Rosmerta a demandé à Mohamed de libérer sa place en trouvant un logement autonome. Une bénévole qui l’accompagnait dans sa scolarité s’est alors proposée pour rechercher un appartement avec lui. Comme nous l’évoquions précédemment, la relation établie dans le cadre du soutien scolaire se propage à l’ensemble des aspects de la vie quotidienne en dehors de la structure et dépasse largement un étayage des apprentissages littéraciques.
- 52 Pour rappel, les trois formes de reconnaissance chez Honneth sont le principe de l’amour (ou la sol (...)
70La reconnaissance (au sens d’Honneth, 2000 [1992]) semble être un des leviers importants qui a déjoué les prédictions bourdieusiennes d’un échec scolaire annoncé. C’est certainement ici un phénomène de double reconnaissance qui contribue au succès de ce dispositif : les bénévoles sont reconnu·es socialement (même par opposition) dans la localité, et surtout, ils et elles obtiennent des formes de reconnaissances plurielles et complexes des personnes accueillies52. Ainsi l’espace d’aide aux devoirs devient un espace de socialisation et d’attentions diverses aux jeunes et pas uniquement un moment de remédiation ou de soutien scolaire. C’est le lieu d’une rencontre et de possibles.
- 53 On peut même évoquer le terme de docilité pour certaines entreprises, qui peuvent jouer sur la préc (...)
71De même, l’engouement de certains enseignant·es quant à l’exemplarité de ces élèves – relayé par certaines entreprises dans lesquelles ils effectuent leur stage ou alternance53 – ne doit pas faire oublier qu’au-delà des apprentissages, c’est bien leurs conditions de vie en France qui sont en jeu. Pour elles et eux, apprendre et se former n’est pas simplement une ouverture à différents possibles ; pour beaucoup, il s’agit de l’une des seules manières d’accéder à un séjour régulier sur le territoire, car « si tu vas voir des gens à la préfecture, tu dois savoir lire et écrire, tu es autonome et tu ne te feras pas arnaquer » (Mohamed). Une dimension existentielle préside à cette scolarisation, alors même que certaines attitudes relèvent d’un mode de socialisation adolescent. On pourrait penser que ces attitudes sont produites à la fois par une prise en charge importante (générant une forme d’infantilisation) et par un désir de revanche vis-à-vis d’une enfance trop vite devenue grave, difficile et éprouvante. Une complexe tension se manifeste entre pouvoir d’agir, docilité et assistance pour ces jeunes qui se réadaptent sans cesse.