Létroublon, C., 2016, « Le travail le dimanche en 2015. Souvent associé au travail le samedi et à des horaires tardifs », DARES Résultats, n° 083, p. 1-6.
Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard, Les Batailles du dimanche. L’extension du travail dominical et ses conséquences sociales
Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard, Les Batailles du dimanche. L’extension du travail dominical et ses conséquences sociales, Presses universitaires de France, Paris, 2017, 272 p.
Texte intégral
1Pour ou contre l’ouverture des commerces le dimanche ? À cette question polémique qui alimente régulièrement un intense débat public depuis plus de trente ans, les auteurs du livre Les Batailles du dimanche relèvent la gageure d’apporter un éclairage fondé scientifiquement. Dans la continuité de travaux réalisés ensemble ces dernières années, J.‑Y. Boulin et L. Lesnard mettent leurs domaines d’expertise respectifs (le temps de travail pour le premier, la désynchronisation des temps familiaux pour le second) au service d’une collaboration féconde au point de croisement de leurs recherches : les conséquences potentielles du travail dominical — qui concerne aujourd’hui 30 % des actifs occupés (p. 4) — sur les rythmes familiaux, amicaux et plus généralement sociaux.
2Pour ce faire, les deux chercheurs vont s’appuyer sur trois types de sources. Tout d’abord, les rapports officiels, la littérature grise, les informations et témoignages parus dans la presse sont mobilisés en complément des travaux sociologiques et historiques déjà réalisés sur le sujet afin de retracer l’histoire du dimanche. Ensuite, l’enquête Emploi du temps de 2010 de l’INSEE leur permet de prendre la mesure de manière très fine du travail dominical et de ses conséquences sur la sociabilité des individus. Enfin, une enquête qualitative et quantitative menée à Brive entre 2012 et 2014 à l’initiative de la municipalité est utilisée pour identifier les occupations dominicales et les attentes des habitants relatives à ce jour (259 questionnaires administrés à partir du journal local et une quinzaine d’entretiens).
3La première partie de l’ouvrage retrace la longue histoire du dimanche qui a d’abord été institué par l’Église comme jour de culte avant que les rythmes des marchés et du capitalisme viennent au cours du XIXe siècle réinterroger les activités dominicales. Comparée aux autres pays européens, la France impose tardivement le repos dominical avec la loi de 1906. Puis elle s’inscrit pleinement, avec la majorité des pays occidentaux, dans le mouvement qui, depuis les années 1980, étend à nouveau le domaine du travail ce jour-là, en particulier dans le commerce.
4La seconde partie de l’ouvrage fait un état des lieux du travail dominical — il s’agit des activités professionnelles à l’exclusion du travail domestique — et de ses conséquences sur la sociabilité des individus durant les années 2000. D’après les données mobilisées, le travail dominical hors domicile concerne avant tout les salariés d’exécution que sont les ouvriers et les employés (en particulier dans les secteurs des transports, du commerce et de la santé) d’une part, et les travailleurs indépendants (principalement agriculteurs et commerçants) d’autre part. Surtout, le travail ce jour-là se révèle être le prolongement de semaines atypiques où les horaires journaliers et hebdomadaires sont souvent fragmentés et le rythme de travail peu maîtrisé. Par ailleurs, lorsqu’ils travaillent le dimanche, les salariés voient leurs loisirs et leur sociabilité familiale et amicale amputés et non récupérés car le repos un autre jour de la semaine ne compense pas cette perte.
5Enfin, la dernière partie de l’ouvrage prend position sur les activités les plus propices à maintenir les spécificités du dimanche comme marqueur temporel associé aux loisirs partagés avec les proches. Dans cette perspective, les deux chercheurs contestent l’intérêt des ouvertures dominicales des commerces et, à l’inverse, ils défendent l’extension des horaires dominicaux des bibliothèques. En effet, les auteurs estiment que les bibliothèques constituent un lieu propice pour « faire société ensemble » (p. 252) en ce jour particulier, et favoriser ainsi tant les activités culturelles que les moments conviviaux.
6L’intérêt premier de cet ouvrage est de présenter l’évolution drastique du champ de bataille des dimanches ces quarante dernières années. Cette bataille est ancienne : elle s’est constituée comme un enjeu pour le repos des salariés à la fin du XIXe siècle, quand le mouvement ouvrier au sein duquel les employés du commerce étaient à l’offensive, a réussi à imposer un jour de repos hebdomadaire le dimanche avec l’appui de divers courants politiques. À l’inverse, au tournant du XXIe siècle, c’est une partie du grand patronat du commerce qui mène la charge, imposant l’extension du travail dominical, d’abord dans l’illégalité puis par des campagnes médiatiques en faveur de modifications législatives. Le contraste entre ces deux périodes est d’autant plus saisissant que les situations nationales et les positions des acteurs se sont inversées. Si les pays protestants comme l’Angleterre à la fin du XVIIe siècle puis les États-Unis avec les Sunday Laws de 1781 ont imposé un dimanche puritain sans travail ni divertissement avec une régulation stricte, ils sont aussi ceux qui ont banalisé le plus rapidement le dimanche au XXe siècle, en particulier après 1980. Pour ce qui est des acteurs, en France, alors que les socialistes défendirent ardemment le repos dominical contre les patrons du petit commerce au début du XXe siècle, en 2015 ils furent à l’initiative de la loi Macron favorable à l’extension du travail dominical dans le commerce, soutenant ainsi les initiatives des grandes enseignes contre les revendications des employeurs des petits commerces.
7L’autre dimension qui fait la richesse de cet ouvrage est la mise en évidence des deux dynamiques qui placent sous tension cette bataille. D’une part, comme le dimanche est perçu comme le jour de la famille, des loisirs, des amis (et parfois encore de l’Église), il permet une synchronisation temporelle des individus et en ce sens, il se définit hors du travail professionnel, à l’échelle de la société entière. D’autre part, le travail dominical concerne en premier lieu les salariés les plus soumis à des rythmes atypiques et réduits à des « miettes d’emploi » (p. 257). Cette pratique croissante renforce ainsi les inégalités sociales au sein des sociétés capitalistes où les inégalités économiques sont redoublées par des inégalités dans la maîtrise et les usages du temps. Ces deux aspects expliquent pourquoi les « batailles » du dimanche occupent une position à la fois centrale et très singulière dans la relation salariale.
8Si l’appréhension des conflits autour du dimanche par le prisme salarial est convaincante, ce sont principalement les salariés du commerce qui sont l’objet de l’étude, au détriment de ceux d’autres services et de l’industrie. Certes, les auteurs expliquent ce choix par la visibilité des salariés de ce secteur qui ont été au cœur du débat public et des nombreuses lois concernant le travail dominical ces dernières années. Une partie des directions des grandes enseignes commerciales a effectivement choisi de mener la bataille du dimanche en usant des armes médiatiques et idéologiques à leur disposition, mais cet enjeu implique aussi d’autres secteurs où la négociation et les conflits autour des horaires atypiques ont été bien plus discrets. Les salariés du commerce de détail ne représentent en réalité que 6,5 % des salariés qui travaillent au moins une fois par mois le dimanche en 2015, c’est-à-dire moins que les salariés dominicaux dans les transports ou dans l’industrie par exemple (Létroublon, 2016). Cette occultation des autres secteurs apparaît d’autant plus regrettable que, comme le rappellent les auteurs, le mouvement législatif de flexibilisation du temps de travail a commencé en France en 1982 avec le recours facilité aux équipes de suppléance à même de travailler tous les week-ends dans l’industrie.
9Par ailleurs, loin de défendre un dimanche puritain totalement inactif, les deux chercheurs mettent en avant l’ouverture dominicale des bibliothèques comme contre-modèle à celle des commerces. En tant qu’espace culturel vivant et convivial, les bibliothèques seraient en effet un lieu favorable aux loisirs partagés avec les proches. Cependant, les rapports rédigés en faveur d’une plus grande ouverture des bibliothèques sont discutés par les auteurs de manière bien moins critique que les sources qui prenaient parti pour l’extension de l’amplitude horaire des commerces. L’asymétrie dans l’usage de ces matériaux surprend car ces deux objets ont parfois été discutés par diverses personnalités politiques dans des temps très proches. Puisque lire et échanger dans une bibliothèque serait plus souhaitable que simplement acheter et vendre dans les magasins, les chercheurs en viennent par exemple à prendre au sérieux le « volontariat » des salariés des bibliothèques (p. 241) alors que cette même notion avait été puissamment discutée et mise en cause quand il s’agissait des travailleurs du commerce (p. 182). En outre, les auteurs défendent les politiques temporelles à l’échelle des villes conçues à partir de négociations entre un nombre important d’acteurs (syndicats de salariés, entreprises, collectivités, représentants des habitants...) afin d’étendre l’ouverture des bibliothèques. Ces politiques dites participatives s’appuient sur une multitude d’accords territoriaux ou sectoriels dans le même esprit que les précédentes lois relatives au travail dominical et au temps de travail en général, en favorisant la négociation à l’échelle des entreprises plutôt que la législation nationale et identique pour tous les salariés. C’est donc avec les mêmes outils que la loi Macron — volontariat des salariés et négociations aboutissant à un accord entre les acteurs — que l’extension des horaires des bibliothèques est ici promue alors que ces instruments étaient contestés pour le secteur du commerce. Du dialogue social au « dialogue sociétal » (p. 245), les batailles du dimanche se poursuivent donc…
Pour citer cet article
Référence électronique
Pauline Grimaud, « Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard, Les Batailles du dimanche. L’extension du travail dominical et ses conséquences sociales », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 60 - n° 4 | Octobre-Décembre 2018, mis en ligne le 29 novembre 2018, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/8444 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.8444
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