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Comptes rendus

Laurence Roulleau-Berger, Liu Shiding (dir.), Sociologies économiques française et chinoise : regards croisés

ENS Éditions, Lyon, 2014, 406 p.
Gilles Guiheux
Référence(s) :

Laurence Roulleau-Berger, Liu Shiding (dir.), Sociologies économiques française et chinoise : regards croisés, ENS Éditions, Lyon, 2014, 406 p.

Texte intégral

1Cette publication est le fruit de la série de séminaires internationaux organisés depuis 2008 par Laurence Roulleau-Berger et des sociologues chinois visant à faire mieux connaître les travaux français en Chine et chinois en France. Il fait suite à plusieurs volumes déjà parus, parmi lesquels La nouvelle sociologie chinoise (CNRS, 2008), Désoccidentaliser la sociologie. L’Europe au miroir de la Chine (L’Aube, 2011) ou encore European and Chinese Sociologies : A New Dialogue (Brill, 2012). Cette activité éditoriale soutenue s’inscrit dans le contexte plus large de l’intensification des relations entre la Chine et la France et donc d’un mouvement de connaissance réciproque. Un événement à lui seul a joué un rôle clé dans l’intégration de la sociologie chinoise à la communauté internationale : la tenue à Pékin en juillet 2004 du 36e congrès de l’Institut International de Sociologie. L’objectif de cette publication, comme des précédentes, est donc d’amorcer un dialogue scientifique afin de faire émerger une nouvelle épistémologie, authentiquement cosmopolite. Partant d’un regard critique sur la sociologie occidentale qui s’est longtemps pensée comme universelle, il s’agit, pour reprendre les mots de Michel Lallement dans la conclusion, d’« œuvrer en faveur d’une sociologie mondiale capable de faire progresser les connaissances sur les hommes et les femmes à travers le monde et d’aider très concrètement à bonifier leurs conditions de vie en société » (p. 388).

2Le choix de la sociologie économique est d’autant plus opportun qu’en France comme en Chine la discipline fait preuve d’une forte vitalité. Du côté français, la publication du Traité de sociologie économique (sous la direction de Philippe Steiner et François Vatin, 2009) en atteste. Du côté chinois, les questions économiques sont au cœur des interrogations de la discipline, alors que les transformations sociales sont d’abord le fruit de l’impressionnante croissance. Fei Xiaotong, architecte du renouveau de la discipline dans les années 1980 après trois décennies d’interruption, développe d’ailleurs alors un programme consacré au développement industriel dans les zones rurales. De plus, comme le souligne la préface, nombre des sociologues chinois ont une connaissance approfondie de l’économie.

3L’ouvrage rassemble 20 contributions regroupées dans 7 rubriques thématiques dans lesquelles interviennent à chaque fois des auteurs français et chinois : institutions économiques et ordres productifs ; gouvernements locaux, réseaux sociaux et régulations intermédiaires ; dominations, disqualifications et résistances sur les marchés du travail ; genre et travail ; marchés, valeurs et conventions ; confiance, échanges économiques et interactions sociales ; et enfin, innovations et réseaux productifs. Le plan de l’ouvrage donne à voir l’un des premiers résultats de l’ouvrage, à savoir l’existence d’objets partagés par les deux communautés épistémologiques française et chinoise : l’organisation de la production, le rôle économique de l’État central ou local, le travail, les migrations, le genre, la construction sociale des marchés, la confiance, la technologie et sa diffusion.

4Si les auteurs chinois et français partagent des thématiques et aussi des méthodes communes, rares sont pourtant les communications qui engagent un véritable dialogue. À l’exception des contributions signées par Michel Lallement et par Laurence Roulleau-Berger, jamais les contributeurs français n’évoquent les travaux de leurs collègues chinois. C’est évidemment le fruit de la méconnaissance des seconds par les premiers, à laquelle l’ouvrage entend remédier. Réciproquement, les collègues chinois ignorent les travaux réalisés par leurs homologues français. Dans l’ensemble des contributions chinoises, ne figurent que trois références à des auteurs français pour des travaux qui sont pour le moins anciens : Jacques Ellul pour La Société technologique (1965), Pierre Bourdieu pour La Distinction (1979) et Alain Touraine pour sa méthode d’intervention sociologique. La sociologie anglo-saxonne est, elle, par contre, très abondamment citée. Shen Yuan et Wen Xiang s’insurgent d’ailleurs contre son hégémonie qui conduit les étudiants chinois à citer certains auteurs sans même les avoir lus et alors qu’ils ignorent leur propre tradition sociologique nationale (p. 165). La connaissance réciproque reste donc un objectif à atteindre.

5Elle serait pourtant fertile de plusieurs manières. Laurence Roulleau-Berger montre ainsi comment les mêmes concepts peuvent être mobilisés pour comprendre des réalités complexes dans des contextes distincts, et sa contribution invite donc à davantage de circulations. Les notions de discrimination, de niche économique, de précariat, d’économie de bazar, de carrière migratoire ou encore de bifurcation biographique semblent opératoires à l’épreuve des migrations aussi bien internationales en Europe qu’internes en Chine. Ailleurs, reprenant l’interrogation initiale de Max Weber sur la rationalisation, Michel Lallement souligne que les travaux de Liu Yuzhao et de Li Guowu, auteurs de deux chapitres consacrés aux entreprises rurales familiales pour l’un, et aux clusters de production pour l’autre, permettent de « considérer avec une distance salutaire le chemin que nous avons parcouru et d’imaginer, surtout, autrement qu’en termes de crise ou de dérégulation, les défis que posent aujourd’hui les nouvelles formes de rationalité économique » (p. 49). En l’occurrence, le fait que les entrepreneurs ruraux chinois n’intègrent pas l’espace ou la force de travail dans les coûts de production ou que les clusters ne rassemblent pas des entreprises à proximité des lieux de production de la matière première ou d’un marché important ne correspond pas à un défaut de rationalité, mais révèle d’autres modes rationnels de fonctionnement que ceux dont nous sommes familiers. Liu Yuzhao remarque l’absence de distinction claire entre loisirs et travail dans les entreprises rurales, ce qui n’est pas sans faire écho aux formes contemporaines du travail dans les économies les plus avancées. Le « détour par la Chine », pour reprendre l’expression d’un célèbre philosophe sinologue, permet de remettre en cause des résultats qui nous paraissent acquis et ainsi de renverser les perspectives.

6Il faut donc aller plus loin que ce travail de publications croisées (ce volume va aussi paraître en chinois). Comme le souligne la postface de Michel Lallement, la construction d’un dialogue et d’une sociologie à dimension internationale passe par la conduite de recherches communes à l’épreuve de terrains chinois et français.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Guiheux, « Laurence Roulleau-Berger, Liu Shiding (dir.), Sociologies économiques française et chinoise : regards croisés »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 59 - n° 1 | Janvier-Mars 2017, mis en ligne le 01 février 2017, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/488 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.488

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Auteur

Gilles Guiheux

Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), UMR 245 IRD, Inalco et Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, case courrier 7017, 75205 Paris Cedex 13, France
gilles.guiheux[at]univ-paris-diderot.fr

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