1C’est avec une grande émotion que nous avons appris cet été le décès d’Anni Borzeix, liée à Sociologie du travail par un long compagnonnage puisqu’elle a été membre de notre comité de rédaction de 1984 à 2013. Cette histoire commune et la place importante qu’elle a occupée et occupe encore pour la sociologie du travail, bien au-delà de notre revue, nous ont conduits à faire le choix, en lieu et place du traditionnel « In memoriam », d’un hommage à plusieurs voix. Les différentes contributions ici rassemblées émanent d’anciens membres du comité de rédaction, qui ont partagé avec Anni des moments forts de débats, de discussions, de controverses parfois. Elles témoignent toutes de son investissement sans faille dans notre collectif, de sa grande générosité dans l’échange et de son immense curiosité intellectuelle.
- 1 CNRS : Centre national de la recherche scientifique.
2Anni Horine, née à New York le 8 août 1939 de parents américains, est arrivée en France avec sa mère et ses sœurs à l’âge de sept ans. Après des études de sociologie elle suit son mari, Jean-Marie Borzeix, dans la jeune Algérie indépendante où il est coopérant. Entrée au CNRS1 à son retour, elle rejoint le Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles, dirigé par Jean-Daniel Reynaud au Conservatoire national des arts et métiers, puis plus tard le Centre de recherche en gestion de l’École Polytechnique. Ses travaux ont exploré le travail à partir de différentes perspectives, toujours originales et novatrices, adossées à une forte exigence empirique. Elle entre ainsi dans les usines pour y analyser les conséquences de la réorganisation du travail sur les conflits sociaux (avec Daniel Chave, Réorganisation du travail et dynamique des conflits, 1975). Elle défend de manière pionnière une approche genrée du travail comme activité concrète (avec Margaret Maruani, Le temps des chemises. La grève qu’elles gardent au cœur, 1982). De façon tout aussi innovante, elle explore les promesses de transformation des conditions de travail inscrites dans la tentative de démocratie sociale introduite par les lois Auroux (avec Danièle Linhart, « La participation : un clair obscur », 1988). À partir des années 1990, elle ouvre un nouveau chantier autour de l’analyse du travail au prisme du langage et de la cognition. Elle devient l’une des principales animatrices du réseau interdisciplinaire « Langage et travail », avec Béatrice Fraenkel, Michèle Grosjean et Michèle Lacoste, dont les recherches donneront lieu à plusieurs publications importantes (notamment, avec Béatrice Fraenkel, Langage et travail. Communication, cognition, action, 2001).
3Les intérêts de recherche d’Anni Borzeix se retrouvent également au fil des numéros thématiques de notre revue, qu’elle a coordonnés pendant ses années passées au sein du comité de rédaction : « Travail et cognition » en 1994, « Amérique latine. Dynamiques productives, syndicalisme, emploi » en 2004 (avec Pierre Desmarez et Pierre Tripier), « Travail et cognition II » en 2008 (avec Franck Cochoy), « Les écrits du travail » en 2014 (avec Didier Demazière et Gwenaële Rot), « Participer. Pour quoi faire ? » en 2015 (avec Julien Charles et Bénédicte Zimmermann). Mais son lien avec la revue était d’autant plus fort que nous lui devons un très bel ouvrage consacré à sa fondation, en 1959, par Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine et Jean-René Tréanton : Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une revue, écrit avec Gwenaële Rot et publié en 2010. Nourri d’entretiens et d’archives, ce « portrait de groupe avec revue », selon la formule des autrices, est une contribution marquante à l’histoire de notre discipline. C’est aussi, pour Sociologie du travail, une contribution inestimable, qui nous invite à réfléchir à l’évolution constante de la revue et à sa place dans le paysage sociologique et éditorial.
Les membres du comité de rédaction de Sociologie du travail, ainsi que ses anciens membres : Philippe Bezes (de 2003 à 2017), Ève Chiapello (de 2009 à 2020), Franck Cochoy (de 1997 à 2012), Didier Demazière (de 1999 à 2019), Pierre Desmarez (de 1995 à 2019), François Dubet (de 1991 à 2009), Janine Goetschy (de 1988 à 2014), Odile Join-Lambert (de 2006 à 2023), Michel Lallement (de 1995 à 2019), Dominique Lorrain (de 1992 à 2014), Catherine Marry (de 2003 à 2014), Christine Musselin (de 1991 à 2013), Catherine Paradeise (de 1996 à 2013), Bénédicte Zimmermann (de 2010 à 2021).
4J’ai rencontré Anni Borzeix en entrant au comité de Sociologie du travail en 1997. J’avais alors 31 ans ; j’étais docteur depuis deux ans à peine. Autant dire que j’étais impressionné de me retrouver au milieu de ces personnes connues mais que, pour la plupart, je rencontrais pour la première fois. Avec le recul de mes désormais 60 ans, j’avoue volontiers que je me suis senti au début mal à l’aise dans ce cénacle, avec le sentiment d’être presque illégitime dans la mesure où je n’étais pas sociologue du travail de formation, et que ma culture dans ce domaine était inversement proportionnelle à l’immense expertise de mes nouveaux collègues. Si charmants et accueillants fussent-ils, je redoutais leur jugement. Suggérer des noms comme auteurs potentiels de comptes-rendus fut par exemple longtemps une épreuve.
5Or, Anni fut sans nul doute l’une des collègues qui contribuèrent le plus à mon intégration, par sa bienveillance, sa confiance, son humanité, et surtout sa fantastique ouverture à la jeunesse et à la nouveauté. Cette ouverture fut non seulement un réconfort personnel, mais c’était surtout chez elle une véritable éthique professionnelle : d’abord, Anni prêtait une attention particulière aux jeunes auteurs et autrices. À l’époque — par chance ? —, le « double blind » anglo-saxon n’était pas encore en vigueur, et l’on pouvait encore accorder aux nouveaux venus un soin particulier pour les encourager et les aider à progresser.
6Au-delà de son attention aux jeunes auteurs et autrices, Anni était elle-même formidablement sensible à l’innovation, soucieuse d’introduire des perspectives nouvelles susceptibles de renouveler la discipline. Elle avait, par exemple, quelques années avant mon arrivée, dirigé le très influent et désormais classique numéro « Travail et cognition », qui « importa » en sociologie du travail les perspectives des psychologues de la cognition comme Edwin Hutchins, Jean Lave, Donald Norman, Lucy Suchman, et bien d’autres encore. Ironiquement, la contribution iconoclaste de Bruno Latour à ce numéro — soit celle d’un complet outsider dans le champ de la sociologie du travail qui suscitait une large défiance de la part des sociologues « mainstream » — est l’article le plus cité de toute l’histoire de la revue. Grâce à Anni, la prise en compte « des objets dans l’action » a ainsi fait son retour dans notre discipline, en hommage tardif aux intuitions trop longtemps oubliées de Georges Friedmann. Je ne remercierai jamais assez Anni de m’avoir fait l’immense honneur de coordonner avec elle le second volet de son projet « travail et cognition ». Surtout, je regretterai infiniment nos échanges, notre amitié, et l’allégresse espiègle de celle que j’ai toujours désignée comme « ma copine (au sein de Sociologie du travail) ». Au revoir Anni. Tu me manques.
7Entre 1991 et 2009, j’ai participé au comité de rédaction de Sociologie du travail, bien que n’étant pas véritablement un sociologue du travail. J’ai aimé nos réunions et nos discussions dans lesquelles personne ne défendait son École et son écurie, où l’on s’accordait assez facilement sur l’intérêt et les qualités d’un article. Dans un univers professionnel souvent dominé par les conflits théoriques et les guerres de positions, le comité de rédaction de Sociologie du travail était à mes yeux une sorte d’abbaye de Thélème.
8Alors qu’Anni avait une œuvre et une expérience qui auraient pu lui donner une autorité que beaucoup, dont moi, n’avaient pas, je n’ai pas le souvenir qu’elle ait jamais utilisé la réputation et les réseaux qu’elle avait constitués pour imposer un point de vue. Mais Anni défendait aussi les articles les plus novateurs et les plus originaux.
9Anni était sans doute trop modeste et trop soucieuse des autres, trop amicale, pour imposer ses jugements alors que sa propre œuvre aurait pu le lui permettre. Cette attitude était d’autant plus remarquable qu’Anni se préparait à publier, avec Gwenaële Rot, une histoire de la revue qui était aussi une part de son histoire. Anni donnait un ton à Sociologie du travail et, au-delà de la tristesse éprouvée à l’annonce de son décès, je ne peux me défaire de la nostalgie d’un petit monde de la recherche ouvert, curieux et généreux, un monde où nous fumions en toute innocence et en toute ignorance. Un monde quelle incarnait sans même s’en douter.
10Ma première rencontre avec Anni remonte à 1975 lors d’un congrès international sur les relations professionnelles à Paris où elle présentait les résultats d’un travail de recherche sur les liens entre organisation du travail et dynamique des conflits sociaux mené en collaboration avec Daniel Chave (Borzeix et Chave, 1975). Alors qu’à l’époque toute forme d’initiative patronale (réorganisation des conditions de travail, participation des salariés au processus décisionnel, etc.) était souvent jugée comme devant conduire à une plus grande intégration et aliénation des travailleurs, les travaux empiriques d’Anni Borzeix et Daniel Chave allaient montrer que la réalité des faits était bien plus complexe et que l’importance de l’implantation syndicale, les structures et stratégies syndicales jouaient un rôle clé pour déjouer les stratégies patronales initiales.
11Un peu plus tard, au début des années 1980, j’ai ensuite eu la chance d’échanger avec Anni autour d’une série de recherches sur la mise en œuvre et les conséquences des lois Auroux en France, en particulier sur les interactions entre participation directe (groupes d’expression directe) et participation indirecte (instances représentatives) des salariés dans l’entreprise.
12Mais ce fut surtout dans le cadre du comité de rédaction de la revue Sociologie du travail, dont Anni a constitué un pilier essentiel pendant de très nombreuses années, que j’ai pu apprécier tous les talents d’une personnalité rare. La capacité d’Anni à inspirer et animer le milieu de la sociologie du travail (au sens large) avec une chaleur et un dynamisme incomparables restera gravée dans ma mémoire.
13J’ai connu Anni lors d’une journée d’étude de l’action concertée incitative travail en 2005, journée qui clôturait le programme « Travail » lancé 6 ans auparavant par le Fonds national de la science (FNS) et ayant financé 61 recherches sur le travail. Elle ne présidait aucune session, mais était présente durant les deux jours du colloque, faisant systématiquement des remarques ou suggestions publiquement ou individuellement aux intervenants.
- 2 OFCE : Observatoire français des conjonctures économiques.
- 3 Rexecode : Centre de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises.
14Elle faisait partie pour moi, jeune chercheuse en histoire à l’IRES — l’Institut de recherches économiques et sociales créé en 1982, en même temps que l’OFCE2 et Rexecode3, pour apporter des éclairages en matière de recherches économiques et sociales aux organisations syndicales —, des figures de la sociologie du travail.
15Intéressée par les profils atypiques, les chercheurs et chercheuses connaissant le travail par leur expérience professionnelle, comme les établis par exemple, Anni m’a accueillie à bras ouverts quand je suis entrée à la revue Sociologie du travail en 2006. Impressionnée par l’immense culture sociologique des membres de la revue, et me situant à la croisée de deux disciplines — l’histoire et la sociologie —, j’étais dans mes petits souliers. « Tu es la première historienne à intégrer la revue ! Un autre regard est important, il faut le défendre », me dit-elle alors pour me mettre en confiance.
16Ses centres d’intérêts, la participation, les mouvements sociaux, le syndicalisme, leur histoire et celle de la revue qu’elle était en train d’écrire avec Gwenaëlle Rot, ont été ensuite au cœur de nos échanges à la revue, le plus souvent à propos des articles. À l’écart des écoles de pensée, refusant la domination de telle ou telle discipline, elle a tout de suite soutenu la perspective historique sur les relations professionnelles qui n’existe pas en tant que discipline en France, et soutenait l’apport d’un travail sur archive pour les sociologues et politistes.
17Comme d’autres, j’étais joyeusement surprise par sa capacité à relancer le débat quand les articles n’argumentaient pas des idées contre-intuitives — je me souviens de ses propos fréquents : « Est-ce que l’auteur ne pourrait pas soutenir l’inverse pour nous apprendre des choses nouvelles ? ». Tout était dit, sans émettre de jugement négatif sur les articles, mais avec beaucoup d’humour. Dans ces discussions, Anni était à l’image des autres membres de la revue : très exigeante sur le fond, et chaleureuse sur la forme, ce qui permettait de donner le meilleur de soi au travail collectif, dans un mode de fonctionnement collégial des décisions.
18La revue m’a formée à la recherche et à l’encadrement de master ou de thèses en sociologie, à la discussion exigeante sur les critères de recevabilité des articles, à l’explicitation des enjeux scientifiques et institutionnels parfois bien opaques pour les jeunes qui n’ont pas les codes. J’ai ainsi été élue professeure à l’université sept ans après mon entrée à la revue. Comme je devais construire tous mes cours en histoire du travail, du syndicalisme et de la protection sociale, Anni m’a accueillie chez elle, comprenant parfaitement les difficultés des étudiant·es à adhérer à la matière. Toujours généreuse dans sa transmission, elle m’a donné une vingtaine de cassettes de films sur le travail pour me permettre de les commenter auprès des étudiant·es. Merci Anni pour tout ce que tu as partagé avec nous et qui continue de me servir de guide.
19Depuis que j’ai fait sa connaissance à la fin des années 1980, Anni Borzeix n’a jamais cessé d’être présente dans mon univers professionnel. Je l’ai d’abord rencontrée à l’occasion de séminaires et de colloques puis très régulièrement, entre 1995 et 2013, lors des comités de rédaction de Sociologie du travail. Comme beaucoup d’autres, je garde un précieux souvenir de ces après-midis de travail où le sérieux de nos échanges l’a toujours disputé à la bonne humeur collective. Durablement et toujours fortement engagée au service de la revue, Anni avait l’art de ne jamais se prendre au sérieux. Tout dans sa pratique et dans sa façon d’être appelait pourtant au plus grand respect. Elle était exemplaire dans ses évaluations et était dotée d’une connaissance incomparable de la sociologie du travail et de son histoire. De ses commentaires et de sa participation à nos discussions collectives, j’ai aussi souvenir d’avis sûrs et jamais doctrinaux, d’idées toujours finement étayées et d’arguments savamment balancés. Quand les articles évalués étaient litigieux, elle savait aussi, si cela pouvait aider, proposer d’autres façons de regarder les problèmes. Au refus enfin de se laisser enfermer dans une quelconque orthodoxie, elle associait une curiosité insatiable. Toujours à l’affût d’objets de recherche nouveaux, en quête d’idées iconoclastes dont elle savait peser la valeur, elle a été l’une des sociologues de sa génération probablement les plus enclines à l’innovation. Elle aura, de ce fait, pleinement accompagné son époque.
- 4 CGIL : Confederazione Generale Italiana del Lavoro.
- 5 CNAM : Conservatoire national des arts et métiers.
20Au début de sa carrière, du moins au regard de ce qu’il m’en a été donné de connaître à travers la lecture de ses recherches, Anni Borzeix a commencé par étudier les relations entre syndicalisme et organisation du travail, avec la collaboration de Daniel Chave en particulier. Elle a rapidement vu à ce moment l’intérêt de prendre au sérieux la capacité des militants syndicaux — aussi bien ceux qui agissent en entreprise que ceux qui portent des responsabilités fédérales et confédérales — à théoriser leurs pratiques, leurs mondes professionnels, si ce n’est le capitalisme en son entier. C’était là l’enjeu de la traduction des textes italiens de la CGIL4 qu’elle a supervisés et présentés dans un ouvrage paru en 1978, alors qu’elle était membre du Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles du CNAM5. Jamais avare de collaboration, elle a travaillé avec d’autres membres de ce même laboratoire. Elle nous a ainsi laissé, pour ne citer que quelques travaux marquants, une très belle monographie (publiée en 1982 avec Margaret Maruani) sur la conflictualité féminine dans le textile, ou encore une évaluation serrée et prémonitoire (dans un article de 1988 cosigné avec Danièle Linhart dans Sociologie du travail) de ce que la participation fait au travail et aux salariés.
21D’autres lectures m’ont également beaucoup impressionné. Je pense par exemple à sa discussion de la théorie de la régulation sociale à l’occasion du colloque consacré au début des années 2000 aux travaux de Jean-Daniel Reynaud (Borzeix, 2003). Forte de ses multiples résultats d’enquêtes menées au ras de la relation de service dans les transports publics, elle chamboule complètement l’idée que la régulation de contrôle viendrait toujours et nécessairement d’en haut. Je pense également à ses réflexions sur les théories de l’activité qu’elle a contribué à faire connaître et à faire évoluer, en posant par exemple la question du statut du sujet dans un paradigme écologique qui, initialement, n’y avait pas prêté attention. Je pense encore, et cela en lien direct avec ses travaux sur l’activité, au programme « Langage et travail » qu’Anni a co-animé pendant une quinzaine d’années avec la complicité de Béatrice Fraenkel. L’ouvrage collectif qu’elles ont toutes deux dirigé sur ce sujet en 2001 constitue une véritable percée interdisciplinaire qui a incité bon nombre d’entre nous à regarder autrement la communication au travail et, plus généralement encore, le lien entre action et cognition. Je pense enfin à ce qui est devenu l’ouvrage de référence concernant l’histoire de Sociologie du travail, co-signé en 2010 avec Gwenaële Rot. Sa lecture est non seulement instructive, en ce qu’elle nous permet de prendre la mesure du chemin parcouru par la sociologie du travail française depuis son institutionnalisation après-guerre, mais elle témoigne également d’une inventivité méthodologique et d’un souci de rigueur historique tout à fait remarquables.
22Produit des lectures que j’ai pu effectuer au cours de ces dernières décennies, ce très rapide tableau est bien évidemment trop sommaire pour rendre justice des multiples investigations et apports d’Anni, sans même parler de ses autres activités institutionnelles au service des sciences sociales. J’en retire néanmoins deux leçons. La première est l’appétence d’Anni pour le travail collectif, dont elle savait qu’il est, plus que jamais aujourd’hui, une des conditions de l’excellence scientifique. La seconde est son goût pour les transgressions disciplinaires. Membre d’un laboratoire de gestion qui l’a accueillie jusqu’à son départ en retraite, elle a étroitement collaboré avec des collègues de spécialités multiples (économistes, linguistes, philosophes…), mais sans jamais altérer son identité de sociologue et encore moins se prévaloir de savoirs extérieurs à ceux de sa discipline. En plus de son intarissable intérêt pour tout ce qui pouvait alimenter notre imagination scientifique, ces deux qualités ont fait d’elle une aînée qui m’a durablement inspirée.
23Nous n’avons pas eu l’occasion, malheureusement, de mener à terme le moindre projet commun. Cela aurait pu être le cas pourtant puisque, dans le cadre de ce qui a été probablement sa dernière recherche, Anni et sa complice Béatrice (Fraenkel) m’avaient invité en 2019 à une journée d’étude sur les fabriques libertaires. Elles y avaient présenté leur travail en cours sur la socio-histoire d’une imprimerie anarchiste de la banlieue parisienne, en présence des acteurs de cette entreprise ainsi que des éditeurs de Murray Bookchin. J’ai compris à cette occasion combien, en dépit de leur diversité apparente, les travaux d’Anni étaient unis par une même trame de préoccupations en faveur de l’action et soudés par la conviction que rien, dans le monde social, n’est jamais joué. Anni m’avait ensuite écrit pour me proposer de participer à la valorisation de leur travail, ce que j’avais accepté immédiatement avec beaucoup d’enthousiasme. Le départ d’Anni en a décidé autrement.
24Ma première rencontre avec Anni date de 1992, avant mon entrée au comité de rédaction de Sociologie du travail. La revue souhaitait mieux couvrir le thème de l’action publique locale. Anni et Odile Benoit-Guilbot (que je connaissais déjà) voulaient me rencontrer. Il m’en reste l’image d’une collègue qui avait une très bonne connaissance du paysage de la sociologie : ses écoles, les chercheurs marquants et autres lignes de fractures, et elle souhaitait que la revue reste présente dans ces débats. Elle avait un esprit stratégique ; elle écoutait, résumait « en gros » l’exposé qu’on venait de faire ; acquiesçait parfois, posait le plus souvent des questions sur ce qui apparaissait comme des manques ; mais comme tout cela était dit avec gentillesse, tout passait en douceur.
25Dans la recherche, quelques thèmes l’intéressaient particulièrement car elle les considérait comme des moments de bascule, ainsi pour les études du travail à partir des écrits et du langage. Elle s’impliquera notamment dans deux numéros spéciaux de la revue sur le thème « Travail et cognition » en 1994 et en 2008, faisant preuve d’une belle constance.
26Nos relations vont durer quasiment pendant trente ans, nourries d’abord par notre participation au comité de rédaction de la revue. C’est une histoire riche, ponctuée de débats imprévus qui jaillissaient d’un commentaire et déclenchaient des interventions de telle ou tel. Ces débats étaient toujours courtois, mais restait toujours la volonté de convaincre. Anni n’était jamais en retard pour poser ses marques.
27Les relations se sont renforcées par de nombreux échanges pour assurer le fonctionnement de la revue. Christine Musselin était la présidente, j’étais trésorier ; Anni s’était mise en retrait mais elle restait associée à de nombreuses décisions. Et il y en eut à prendre. Ainsi lorsque notre éditeur — Dunod — nous fit savoir que son actionnaire majoritaire — Vivendi — réévaluait son portefeuille de revues et que les sciences sociales n’étaient pas prioritaires, il nous fallut trouver un nouveau partenaire. Anni avec ses réseaux nous a été très utile. Et c’est comme cela qu’en 1999 nous avons migré chez Elsevier, qui voulait se développer en France. Nous avons fait le choix, à l’époque, de nous appuyer sur un grand groupe qui nous aiderait à faire le passage au numérique.
28Autre projet, occasion de nombreux échanges, le colloque international de novembre 1999 pour célébrer les 40 ans de la revue. Ce fut une belle opération scientifique qui déboucha sur un livre collectif deux ans plus tard (Pouchet, 2001). Anni fut très mobilisée. Un peu plus tard elle soutenait nos initiatives pour élargir le cercle d’influence de la revue avec la création d’un prix du jeune auteur et la publication d’un numéro spécial en anglais, sorte de best off de ce qui avait été produit en français.
29Sans le dire elle a contribué à ce que la revue fonctionne comme une petite entreprise en réseau — en quête de nouveauté et sans affrontements directs. Son style était de contourner l’obstacle ; il y a du Sun Tzu dans sa manière de gérer les rapports humains : réussir à gagner sans livrer bataille.
30Avec la retraite, d’autres activités vont prendre le dessus — la famille, sa chorale, un club de lecture. Lorsque Catherine Paradeise lui proposa de participer au festival des « Utopies Réelles » à l’automne à Hendaye, c’est avec plaisir qu’elle accepta. Elle excellait dans un rôle de passeur. Elle avait l’autorité naturelle de l’ancienne chercheuse pour commenter un film, lui donner une perspective. Pour le reste elle se faisait discrète. Il y avait chez elle une sorte de règle de politesse : soyons courtois en toute circonstance avec les autres humains, ne les ennuyons pas avec nos malheurs privés. Elle consacrait cependant une partie de son énergie à s’occuper de son mari dont la santé déclinait. Belle preuve d’amour. Le décès de celui-ci au printemps 2024 fut une épreuve, mais toujours résiliente elle se disait : « il faut que je me reconstruise une autre vie ». Catherine a raison de conclure que c’était « une belle personne ».
31Ma seule, mais longue et belle, expérience avec Anni, sont les comités de rédaction de Sociologie du travail et le partage de responsabilités au sein de l’Association pour le développement de la sociologie du travail, dont j’ai assuré la présidence pendant plusieurs années (1995 à 2004) avec elle et Dominique Lorrain comme bras droits.
32Je venais tout juste d’être recrutée au CNRS quand j’ai été invitée à rejoindre le comité de rédaction en 1991. J’ai immédiatement été séduite par la manière dont Anni commentait les articles. Comme aujourd’hui encore, les décisions de publication étaient basées sur la lecture de chaque papier par plusieurs membres du comité et sur la confrontation de leurs avis lorsque nous nous réunissions toutes les quatre à six semaines. Je revois Anni, cigarette aux lèvres, prendre la parole. Je revois la posture corporelle qu’elle adoptait quand elle commençait à s’exprimer, faisant tout d’abord un résumé de l’argument du papier et de son contenu, puis énumérant ses remarques à partir des notes qu’elle avait griffonnées directement sur le texte, ce qui l’obligeait parfois à tourner le document pour reprendre ce qu’elle avait écrit dans la marge. Ce qui pouvait ressembler de loin à des notes éparses prenait alors vie et sens dans un argumentaire oral clair, précis, solide, qui emportait la conviction. Quel que soit le nombre de textes qu’il y avait à lire, Anni les avait lus avec précision, et les commentait avec une grande honnêteté intellectuelle, avec une grande finesse également et avec le souci d’éviter les jugements à l’emporte-pièce, les avis trop définitifs.
33Mais dans le comité, Anni n’était pas seulement une excellente lectrice. Elle était aussi, de nous tous, la personne la plus à l’écoute de ce qui était nouveau, de ce qui sortait des sentiers battus, des approches naissantes, des perspectives innovantes, des questions anciennes qu’il était temps de revisiter et de reprendre sous un autre angle… Les numéros spéciaux qu’elle a coordonnés sont à l’image de ce goût pour les pas de côté, les explorations : « Travail et cognition » en 1994, puis en 2008 avec Franck Cochoy ; « Amérique Latine. Dynamiques productives, syndicalisme, emploi », avec Pierre Desmarez et Pierre Tripier ; « Les Écrits du travail » en 2014 avec Gwenaële Rot et Didier Demazière ; « Participer, pour quoi faire ? » avec Julien Charles et Bénédicte Zimmermann ; le dossier débat sur « La sociologie, les sociologues et l’insécurité » en 2002. Je mentirais si j’affirmais que j’étais toujours aussi subjuguée qu’Anni par certains des textes qu’elle attirait vers la revue et que nous mettions en lecture, mais je lui suis reconnaissante de m’avoir fait découvrir ainsi des auteurs, des manières de faire sociologie, des formes d’écriture que je n’aurais probablement pas explorés sans elle.
34C’est le même attrait pour la créativité, pour l’innovation, pour la prise d’initiatives, qui a fait qu’Anni a toujours œuvré à ce que la revue avance, tente, expérimente. Le fonctionnement très collégial du comité fait que je suis incapable de me souvenir si c’est Anni ou une autre personne qui a eu telle ou telle idée. Mais une chose est certaine : Anni était toujours favorable à ce qui faisait bouger. Quand il a fallu quitter Dunod à la fin des années 1990, elle était persuadée qu’il fallait trouver un éditeur qui publierait la revue en version papier et en ligne. Contrairement à une maison d’édition française qui nous a dit que cela ne se ferait pas avant une dizaine d’années, Elsevier était prête à passer immédiatement à l’acte et nous avons été la première revue de sciences sociales française à être accessible en ligne. Anni a aussi accompagné l’idée de traduire en anglais chaque année trois à cinq des papiers que nous avions publiés et de les mettre en ligne afin d’attirer un lectorat plus anglophone. Elle était aussi une fervente supportrice du « Prix du jeune auteur » qui continue à être décerné chaque année à trois auteurs et autrices. Non seulement Anni a soutenu ces évolutions, mais elle s’impliquait fortement et concrètement dans leur mise en œuvre.
35Par la qualité de ses commentaires et par leur caractère constructif, par sa curiosité intellectuelle et son attention aux perspectives en mouvement, par sa participation très soutenue à la vie de la revue, Anni a joué un rôle fondamental au sein de Sociologie du travail. Avec beaucoup de discrétion, de délicatesse, d’élégance, sans se mettre en avant et en étant pourtant une pièce centrale dans le bon fonctionnement de la revue. Car c’est aussi ce qui la rendait si attachante, si précieuse, si appréciée. Une présence indispensable, chaleureuse, un timbre de voix posé et apaisant que j’entends encore, beaucoup d’humour mais sans sarcasme, de la volonté sans agressivité.
36Les cinq à six heures que duraient les comités étaient toujours très denses et nous ne prenions certainement pas nos décisions à la légère. Cafés, et pendant longtemps cigarettes, permettaient de tenir la cadence et de rester attentifs aux discussions. Il y avait parfois des désaccords sur des textes mis en lecture. Mais je m’en souviens moins que des nombreux éclats de rire qui ponctuaient nos travaux et Anni n’était pas la dernière à les provoquer !
37Ce fut un privilège de partager ces moments avec toi, chère Anni.
- 6 LERSCO : Laboratoire d’études et de recherches sociologiques sur la classe ouvrière.
38J’ai rencontré Anni pour la première fois il y a bien longtemps, au début des années 1980, lorsque, avec Margaret Maruani, elle était venue présenter Le temps des chemises. La grève qu’elles gardent au cœur à Nantes où j’étais alors maître-assistante, au séminaire du LERSCO6 alors dirigé par Michel Verret. Je l’ai retrouvée aux séminaires du CNAM où m’invitait Jean-Daniel Reynaud. Je l’ai côtoyée plus régulièrement au Comité de rédaction de Sociologie du travail au milieu des années 1990, puis lors des visites que nous rendions ensemble à un Jean-Daniel Reynaud devenu aveugle mais toujours avide d’échanges intellectuels et de rires. Au fil de nos retraites enfin, nos rencontres se sont prolongées par des repas amicaux et par le partage des lectures et analyses qui, avec quelques amies, nous ont fait écumer la littérature japonaise, puis (re)gravir la montagne proustienne, tous exercices souvent jubilatoires où excellait son œil de sociologue. Elle nous a abandonnées à mi-parcours de ce chemin.
39Anni pratiquait une sociologie discrète, dépourvue de dogmatisme, au plus près du terrain. Elle allait là où ses curiosités, ses indignations, ses rencontres, ses amitiés la menaient. Elle avait un instinct très sûr de la qualité des personnes. Elle faisait un bout de chemin, toujours autour du travail, avec qui savait la séduire par son sujet, son rapport au monde, son audace intellectuelle sans sectarisme. Elle a ainsi largement contribué à ouvrir de nouveaux chantiers, renouvelant par exemple la sociologie du travail avec ses recherches sur l’activité, sur le langage et sur la cognition. Ce qui ne l’intéressait pas, elle s’en tenait simplement à l’écart, refusant les débats à son sens ennuyeux et stériles. Anni portait haut l’esprit de gratuité qui nous animait à la revue. Elle n’attendait de son travail d’autre retour que le plaisir de mettre au jour de nouveaux sujets, de nouveaux travaux, de nouvelles ouvertures disciplinaires et interdisciplinaires, de nouvelles approches, de nouvelles autrices et de nouveaux auteurs. Elle savait lire, écouter, coopérer. Je garde en mémoire sa curiosité, sa finesse d’analyse, son attention envers chacun et chacune, qui en faisaient aussi une avocate aimée des jeunes auteurs et autrices. De ce compagnonnage multiple, je conserve enfin nos sourires, nos rires et nos fous rires, parfois gentiment moqueurs mais jamais méchants. De cœur et d’esprit, Anni était de cette élégance non ostentatoire et de cette générosité qui nourrissent les plus belles amitiés. C’était en un mot une belle personne.