« Faire advenir l’État de notre civilisation numérique […] appelle d’abord et avant tout une transformation de l’État lui-même : une remise en cause des formes actuelles de la bureaucratie »
(http://www.henriverdier.com/2018/06/pour-une-administration-liberee.html).
- 1 Les sigles utilisés dans l’article sont définis à leur première occurrence, mais on en trouvera éga (...)
- 2 Nous distinguons dans la suite de l’article « l’internet » en tant qu’infrastructure communicationn (...)
1Cet extrait est issu d’un billet de blog dans lequel Henri Verdier dresse le bilan de son action en tant que directeur de la Direction interministérielle du numérique (DINUM) entre 2015 et 20181. Ce normalien et entrepreneur de l’économie numérique se félicite d’avoir diffusé au sein de l’administration des pratiques issues du monde Internet comme le recours aux logiciels libres, aux méthodes agiles ou encore à l’innovation ouverte, tout en illustrant son propos par la couverture de l’ouvrage L’éthique hacker (Himanen, 2001). Depuis une quinzaine d’années, un nombre croissant d’entrepreneurs de réforme cherche à moderniser l’État en s’inspirant des mouvements critiques du monde Internet2.
2Ce qui rend ces projets réformateurs énigmatiques réside dans le fait que les valeurs, les pratiques et les formes d’organisation de ces mouvements semblent a priori divergentes, voire explicitement opposées, à celles des bureaucraties publiques. Des mobilisations du monde Internet dénoncent régulièrement l’opacité informationnelle, les hiérarchies instituées et les formes de domination technologique exercées par les États (Coleman, 2012 ; Auray, 2013). L’acclimatation de leur éthique et de leur éthos à l’espace bureaucratique ne va donc pas de soi. Comment articuler le principe de libre circulation de l’information avec celui du secret administratif ? Comment combiner le travail contributif, libre et volontaire, avec celui des fonctionnaires qui est subordonné par une hiérarchie légale-rationnelle ? Comment concilier les formes d’autogouvernement et les organisations publiques stratifiées par statut ? Prises ensemble, ces tensions posent une énigme au sociologue : comment les entrepreneurs de réforme s’y prennent-ils pour tenter de moderniser l’État en s’inspirant de mouvements issus du monde Internet, alors que ces derniers portent une critique radicale des institutions bureaucratiques ?
3À partir des travaux fondateurs de Max Weber, la sociologie de l’État a étudié le rôle des technologies dans l’histoire des mutations de l’administration (West, 2005 ; Hood et Margetts, 2007 ; Gardey, 2008 ; Weller, 2018). Mais ce n’est que récemment qu’elle s’est intéressée centralement aux pratiques des différents groupes sociaux qui prennent part à ces processus réformateurs (Agar, 2003 ; Bezes, 2009). Depuis le tournant des années 2000, un ensemble de travaux a pris pour objet les acteurs proches du monde Internet qui cherchent à moderniser l’État par le numérique. On peut tirer trois résultats de cette littérature à l’intersection de l’histoire, de la sociologie et des sciences politiques. Premièrement, des enquêtes historiques nuancent la dichotomie entre culture Internet et culture bureaucratique en montrant comment leur opposition a été l’objet d’une construction. À ses origines, l’informatique en réseau est issue du complexe militaro-scientifique. Ce n’est que progressivement que la rhétorique antibureaucratique, qui n’avait au début qu’une justification technique, est venue irriguer l’imaginaire politique d’Internet (Edwards, 1997 ; Turner, 2013 ; Russell, 2014). Deuxièmement, des enquêtes ethnographiques décrivent le travail mené par certains acteurs multipositionnés aux marges du champ bureaucratique pour y introduire des discours et des dispositifs en lien avec le monde Internet. En France, Anne Bellon (2023) a étudié les « francs-tireurs de l’administration » qui, depuis le tournant des années 1990, ont cherché à importer « par le bas » des pratiques numériques ainsi qu’à évangéliser « par le haut » les élites politiques. Marie Alauzen (2019) montre que ces tentatives réformatrices ne suivent pas une trajectoire linéaire, mais passent plutôt par des « bricolages » tributaires des alliances opportunistes et des multiples contingences propres à l’administration. Troisièmement, des travaux de sociologie politique décrivent comment les institutions bureaucratiques résistent à ces tentatives réformatrices (Jeannot, 2020 ; Shulz, 2021a). Par exemple, des enquêtes mettent en évidence l’opposition aux politiques d’ouverture des données publiques exercée par les agents publics attachés au principe du secret administratif (Wang et Lo, 2016) ou au pouvoir que leur confèrent certains monopoles informationnels (Montchalin, 2019).
4Malgré la richesse de ces travaux, aucun à notre connaissance ne propose une synthèse analytique des modalités singulières des activités de réforme d’État à l’ère numérique. L’objectif de cet article consiste ainsi à élaborer une sociologie du travail des entrepreneurs de réforme qui cherchent à moderniser l’État en s’inspirant des mouvements critiques du monde Internet. Pour ce faire, notre démarche s’inscrit dans le cadre théorique de la sociologie du travail institutionnel en général (Lawrence et al., 2009 ; Smith, 2019), et des réformes de l’État en particulier (Bezes, 2009). Ce cadre postule l’action toujours limitée des entrepreneurs de réforme qui agissent dans l’univers contraint du champ bureaucratique, en nous invitant à ne pas tomber dans l’illusion héroïque de leur action (Lecler, 2015). Mais la position inverse consistant à nier toute intentionnalité aux changements institutionnels est difficilement tenable. Pour Philippe Bezes et Patrick Le Lidec (2011), les entrepreneurs de réforme sont justement des acteurs qui revendiquent l’intention, et sont en capacité, de réformer une administration. Ils participent à construire un problème public et une solution en élaborant un sens commun réformateur (Topalov, 2000 ; Padioleau, 2002 ; Neveu, 2015), ils développent des instruments pour outiller leur réforme (Hood et Margetts, 2007 ; Lascoumes et Le Galès, 2010), ils cherchent des prises sur les institutions qui leur résistent en imprimant leur empreinte sur la réforme (Pierson, 1994 ; Thelen, 2004), et ils constituent des soutiens tout en cherchant à éviter les blâmes (Weaver, 1986 ; Palier, 2014). Si ces catégories génériques de l’activité réformatrice ont été mises au jour, nous défendons ici l’hypothèse que les réformes numériques de l’État en expriment certaines modalités qui n’ont pas encore été présentées de manière systématique.
5Pour répondre à l’énigme présentée plus haut et mettre cette hypothèse à l’épreuve, l’article s’appuie sur le cas d’étude d’un mouvement réformateur qui cherche depuis le tournant des années 2010 à transformer l’administration française par les communs numériques. Les communs numériques désignent des ressources numériques partagées que des communautés d’internautes enrichissent de manière contributive et gèrent à travers des formes d’autogouvernement, à l’instar de Wikipédia. Apparu aux États-Unis au tournant des années 1990, le mouvement des communs numériques défend des modes d’organisation alternatifs au marché et à l’État redonnant du pouvoir d’agir aux citoyens connectés. Il est composé de trois courants principaux, porteurs de projets politiques plus ou moins radicaux caractéristiques du monde Internet (Papadimitropoulos, 2020). Les défenseurs du libéralisme informationnel défendent les communs numériques en tant qu’instruments d’émancipation individuelle et d’innovation sociale (Lessig, 2005). Les tenants d’une société autogouvernée les envisagent comme les ferments d’une démocratie approfondie (Hess et Ostrom, 2007). Enfin, les penseurs postmarxistes les inscrivent dans un horizon post-capitaliste (Bauwens et Kostakis, 2017). Au-delà de leurs divergences, ces courants se mobilisent régulièrement pour critiquer l’État qui serait tout à la fois trop favorable au capitalisme numérique, centralisé, hiérarchique, empêchant la libre circulation de l’information et s’opposant à l’auto-organisation des internautes (Shulz, 2021b). Or, de manière intrigante, malgré leur charge critique, les communs numériques sont mis au service de la modernisation de l’État par un mouvement réformateur mobilisé depuis une quinzaine d’années en France.
6Pour étudier ce mouvement, une enquête au long cours a été menée dans le cadre d’une recherche doctorale. Afin d’analyser les activités de ce mouvement réformateur in concreto, l’enquête a reposé sur la constitution de trois corpus : des entretiens semi-directifs (n=41), des observations en ligne (n=3) et un ensemble de littérature grise comme des discours et des rapports publics (voir la méthodologie dans l’encadré 1). La restitution des résultats se structure à travers la déclinaison analytique des différentes catégories d’activités des entrepreneurs de réforme — problématiser (partie 1), instrumenter (partie 2), créer des prises sur l’institution (partie 3), constituer des soutiens (partie 4) — dont l’article s’attache à mettre au jour les modalités singulières. La conclusion revient sur la manière dont ce modus operandi réformateur prend lui-même la forme de l’éthos des mouvements critiques du monde Internet — en privilégiant le « faire », les « expérimentations » ou encore les pratiques de « hacking » (Lallement, 2015) —, ce qui le rend difficilement compatible avec une institutionnalisation forte, mais conduit malgré tout à une institutionnalisation faible des projets de réforme dont l’étude fine permet de rendre compte.
Encadré 1. Méthodologie de l’enquête
Nous avons établi l’étude de cas comme étant la méthode d’enquête la plus pertinente pour observer le travail de réforme dans un espace bureaucratique donné. Afin de sélectionner le cas d’étude, nous avons commencé par identifier les espaces bureaucratiques où des réformes par les communs numériques étaient menées (n=7). En prenant en compte les critères d’importance en termes de communication politique, de moyens engagés et de durée, l’administration centrale française de 2012 à 2022 a été choisie comme cas le plus pertinent (Flyvbjerg, 2006).
Ensuite, nous avons récolté nos données à travers deux stratégies. La première a visé à identifier les principaux entrepreneurs de réforme (n=4) afin de conduire des entretiens semi-directifs et de récolter leur production écrite (ouvrages, discours, billets de blogs). La seconde a consisté à sélectionner des séquences particulièrement significatives de réforme d’État par les communs numériques. Deux séquences ont été choisies : la consultation en ligne dans le cadre de l’élaboration de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (LRN) et la constitution de la « Base adresse nationale » (BAN). Chacune des deux séquences a fait l’objet d’entretiens semi-directifs (LRN : n=7 ; BAN : n=30), de la constitution d’un corpus de littérature grise (rapports publics, articles de loi, etc.) et d’observations en ligne des applications de communication et de travail (LRN : site de la consultation en ligne ; BAN : Github et Slack). Ces observations en ligne ont consisté à consulter régulièrement ces applications afin d’y observer les discussions, les pratiques et les dynamiques de prise de décision dont les plus significatives ont été reportées dans le carnet de terrain.
Enfin, ces différents corpus ont été analysés de manière semi-inductive, à l’aide des outils de l’analyse thématique (Guest et al., 2011). Cette méthode a permis, à partir des catégories génériques de l’activité réformatrice — problématiser, instrumenter, trouver prise, nouer des alliances —, d’en mettre au jour les modalités singulières en régime numérique.
7La première activité des entrepreneurs de réforme consiste à présenter le fonctionnement actuel de l’État face aux enjeux technologiques, économiques et politiques de l’ère numérique comme un problème de gouvernement (Bezes et Le Lidec, 2011). La sociologie de la traduction dirait qu’ils « problématisent » ces enjeux en identifiant un ensemble d’acteurs publics dont ils s’attachent à montrer, en vue de les convaincre, qu’ils ne parviendront à atteindre leurs objectifs que s’ils adoptent leur solution réformatrice (Callon, 1986). Les entrepreneurs de réforme que nous avons identifiés ont la particularité d’être multipositionnés entre le monde bureaucratique et les mondes économique, académique et militant. Cela leur permet de mobiliser des grammaires variées, relevant d’une « multivocalité », pour emporter l’adhésion de leurs différents interlocuteurs (Bergeron et al., 2013). L’activité de problématisation qu’ils ont menée s’est matérialisée par un important travail cognitif de rédaction d’ouvrages, de rapports publics, de discours, de tribunes et de billets de blog. L’analyse thématique de ce corpus permet de tirer cinq principales mises en problème de l’État face auxquelles ces entrepreneurs de réforme présentent les communs numériques comme la solution idéale : l’inefficacité des systèmes d’information de l’État (1.1), les menaces qui pèsent sur sa souveraineté numérique (1.2), la fermeture de ses administrations à la contribution citoyenne (1.3), ses pratiques technocratiques (1.4), et enfin son opacité informationnelle (1.5).
8À partir des années 1990, les États ont adopté des systèmes d’information dans le cadre des réformes de l’« administration électronique » (OCDE, 2004). Ces politiques réformatrices ont été porteuses de promesses relatives à l’efficacité de l’action publique (Boudreau, 2009). Mais des problèmes récurrents se sont posés : échecs des grands projets informatiques, surcoûts perçus comme des « gouffres financiers », doublons générés par des organisations en silos ne communiquant pas entre elles, dépendance accrue aux prestataires de services privés (Christophle, 2015).
9Les entrepreneurs de réforme que nous avons étudiés s’appuient sur les mécontentements suscités par ces dysfonctionnements chez des agents publics, des hauts fonctionnaires et des élus. Ils soulignent que le cloisonnement des systèmes d’information multiplie les risques d’erreur et génère des dépenses inutiles. Ils défendent que si les systèmes d’information publics prenaient la forme de communs numériques, ils seraient ouverts et collaboratifs, ce qui permettrait d’en mutualiser le développement entre administrations tout en maîtrisant la dépense publique. Le Conseil national du numérique (CNNum), où siègent alors plusieurs militants des communs comme la chercheuse Valérie Peugeot et l’ancien élu Michel Briand, publie un rapport « Ambition numérique » dans lequel il défend que les communs numériques « présentent de nombreux avantages comme la mutualisation des moyens » (Thieulin et al., 2015). Pour illustrer leur propos, les auteurs du rapport prennent l’exemple d’un logiciel utilisé pour gérer les cimetières que toutes les communes de France auraient intérêt à développer ensemble plutôt que d’acheter individuellement les licences à des prestataires privés. Ils présentent ainsi les communs numériques comme les instruments d’une rationalisation de la bureaucratie.
10Dès les années 1990, les rapports publics français alertent sur les risques géopolitiques et économiques du développement de l’internet américain par rapport au Minitel, ainsi que sur les difficultés à réguler les nouvelles pratiques qui s’y déploient (Bellon, 2023). Cette mise en problème s’accentue dans les années 2010 face à la mainmise croissante des grandes plateformes numériques américaines sur certaines prérogatives informationnelles dont les administrations avaient jusqu’alors le monopole. Les entrepreneurs de réforme soulignent les risques que l’usage des outils et des services des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) fait peser sur l’indépendance des États dans l’exercice de leurs fonctions.
11Henri Verdier, à la tête de l’agence Etalab en charge des politiques de la donnée, puis de la Direction interministérielle du numérique, a largement contribué à souligner l’importance de cette « menace » qui résonnait avec le discours d’Arnaud Montebourg alors ministre de l’Économie et du Numérique (2012-2014). Comme il l’explique dans une note co-écrite avec l’entrepreneur Pierre Pezziardi :
« [Les communs] deviennent encore plus importants dans une économie numérique qui, sans eux, tend à se refermer sur les monopoles des géants numériques. Wikipédia, OpenStreetMap ou Linux sont aujourd’hui les seuls points de butée face à l’emprise croissante des grandes plateformes. Si nous n’y prenons garde, l’État devra bientôt acheter les bases de données nécessaires à l’exercice de ses missions, car il aura besoin de recourir aux plus complètes et n’aura pas les moyens de les maintenir. Préserver notre souveraineté numérique impose de bâtir des alliances nouvelles, plus loyales et plus respectueuses, avec les usagers-contributeurs » (Pezziardi et Verdier, 2017).
12Aujourd’hui Ambassadeur du numérique, Henri Verdier continue à présenter les communs numériques comme des remparts sur lesquels pourraient s’appuyer les États européens pour regagner leur souveraineté numérique (voir l’encadré 2).
Encadré 2. Sociologie d’un entrepreneur de réforme. Le cas d’Henri Verdier
Issu d’une famille de fonctionnaires, Henri Verdier entre à l’École normale supérieure et mène en parallèle des études de sociologie politique, un master sous la direction de Pierre Lascoumes et une thèse (non terminée) sous la direction de Jacques Lagroye. À la sortie de ses études, il cofonde une entreprise de conseil de média informatique avec la maison d’édition Odile Jacob. Dans les années 2000, il s’engage dans le pôle de compétitivité Cap digital, il s’acculture au monde de la French Tech et participe à des voyages d’études pour découvrir le monde de l’économie numérique dans divers pays, en particulier aux États-Unis. Il tire de ses expériences l’ouvrage L’Âge de la multitude, entreprendre et gouverner après la révolution numérique, co-écrit avec l’entrepreneur Nicolas Colin et dans lequel il présente les stratégies des plateformes comme Amazon pour générer et capter la valeur de la « multitude » (Colin et Verdier, 2015). Au milieu des années 2010, il monte le think tank « Futur numérique » à l’Institut Télécom Paris, où il se nourrit des recherches en cours sur les enjeux numériques en invitant des chercheurs et chercheuses comme Valérie Peugeot. En plus de ses liens avec les mondes académique et de l’Internet, il fréquente la gauche française dans la section numérique du Parti socialiste. Il y découvre les enjeux politiques d’Internet et des logiciels libres en côtoyant Benoît Thieulin ou encore l’informaticien et militant Philippe Aigrain. Lorsqu’il devient directeur d’Etalab en 2012, il se vit comme un « franc-tireur » important au sein de l’administration française un ensemble de recettes qui ont fait le succès des plateformes numériques et des entrepreneurs bureaucratiques américains, à l’instar de la juriste Beth Noveck. Mais l’entrée dans l’administration française opère une bascule dans ses représentations et ses discours. Si jusqu’alors il envisageait le numérique principalement à travers ses enjeux économiques, il commence à l’articuler avec des problèmes propres à l’État comme celui de la souveraineté. En 2018, il est remercié par le nouveau gouvernement, qui le nomme toutefois Ambassadeur du numérique au ministère des Affaires étrangères où il continue à porter un discours relatif à l’importance des communs numériques pour préserver la souveraineté numérique de l’État français et de l’Union européenne.
Les données présentées dans cet encadré sont issues d’un entretien semi-directif mené avec Henri Verdier le 24 avril 2018
- 3 Administration of Barack H. Obama, 2009, « Memorandum on Transparency and Open Government », en lig (...)
- 4 Un wiki est une application web qui permet la création, l’enrichissement et la modification collabo (...)
13À la fin des années 2000, le concept de « gouvernement ouvert » est popularisé par Barack Obama lors de sa première investiture. Dans une note où il en dessine les contours, le Président états-unien déclare que « la participation citoyenne renforce l’efficacité de l’État et améliore la qualité de ses décisions »3. Pour porter sa politique de gouvernement ouvert, il nomme la juriste Beth Noveck. Cette dernière publie l’ouvrage Wiki Government à l’occasion de sa prise de poste. Elle y défend que les communs numériques en général, et les wikis en particulier4, sont la solution idéale pour outiller une politique de gouvernement ouvert conséquente :
« [Les wikis] permettent à une équipe d’individus en réseau de rédiger ensemble un document. Une agence publique pourrait s’appuyer sur l’expertise des citoyens pour rédiger ses rapports ou ses régulations. Ces expériences devraient remplacer les pratiques traditionnelles des administrations “à huis clos” par de nouvelles méthodes numériques de travail, qui permettent aux citoyens de participer à l’action publique sur la base de leur expertise et de leur enthousiasme » (Noveck, 2009, p. 150-184, nous traduisons).
- 5 Henri Verdier, « Pour une action publique transparente et collaborative : plan d’action national po (...)
14En 2014, Henri Verdier reprend ces arguments pour convaincre le gouvernement de François Hollande de signer le Partenariat pour un gouvernement ouvert. Dans la feuille de route que son administration publie à cette occasion, il défend que « les nouvelles formes de coopération entre les autorités publiques et les citoyens permettent désormais de créer de nouveaux biens communs indispensables au service public »5. S’inspirer de l’organisation des communs numériques pour rendre les administrations ouvertes à l’intelligence collective permettrait ainsi de renforcer dans un même geste l’efficacité de l’État et son alignement avec les principes de la démocratie participative.
15Pour certains entrepreneurs de réforme, même lorsque les administrations cherchent à faire contribuer les citoyens à l’action publique, elles restent dans une logique descendante entravant la démocratisation de la société dans son ensemble. Ils mobilisent des représentations et des discours issus du monde Internet qui dénoncent l’État comme une puissance technocratique centralisée et valorisent les communautés de citoyens auto-organisés (Turner, 2013).
16Ainsi, pour Valérie Peugeot, « les nouvelles formes de gouvernance attachées aux communs [permettent] un dépassement des limites de la démocratie formelle et de nouvelles formes du “pouvoir d’agir” citoyen » (Peugeot, 2014, p. 88). De son côté, Henri Verdier promeut « des services publics sans administration, auto-organisés par des communautés de citoyens » (Colin et Verdier, 2015, p. 257). Il nous explique que son ambition consiste à émanciper le citoyen et lui donner les capacités de faire par lui-même, sans la médiation de l’État (entretien, 8 novembre 2020). Ces acteurs présentent ainsi les communs numériques comme un puissant levier pour revitaliser la démocratisation de la société dans la tradition politique de l’autogouvernement.
17À la fin des années 2000, des juristes et des technologues américains se mobilisent pour promouvoir l’ouverture des données publiques (Goëta, 2016). En invoquant les principes du libéralisme informationnel, ils dénoncent le monopole qu’exercent les États sur les données publiques. Ils soutiennent que le libre accès à ces dernières renforcerait à la fois la transparence de l’action publique et les organisations de la « société civile » qui pourraient proposer des services innovants « que le gouvernement n’a pas envisagés ou qu’il n’a pas les moyens de créer » (O’Reilly, 2010, p. 26, notre traduction).
18Inscrite dans la longue tradition des revendications du droit d’accès aux informations publiques, cette problématisation a en partie été employée en France par des entrepreneurs de réforme du Conseil national du numérique et d’Etalab pour porter les politiques d’ouverture des données publiques (open data). Leur discours comporte une ambiguïté sur le public destinataire d’une telle politique. Elle vise, d’un côté, les firmes technologiques qui seraient les mieux outillées pour exploiter ces données et, de l’autre, les associations et communautés d’internautes qui pourraient les utiliser pour développer des services d’intérêt général (Birchall et al., 2015). Mais cette ambiguïté est justement utilisée comme un atout pour convaincre des élus de différents bords politiques que « les données publiques sont un bien commun essentiel » qu’il faut rendre accessible à tous pour des raisons tant économiques que politiques (Verdier, 2014).
19Le contenu des activités de problématisation est souvent hétérogène, voire ambigu, car il vise à convaincre des acteurs aux intérêts variés et parfois divergents au sein du champ bureaucratique. C’est la raison pour laquelle les « entrepreneurs-frontières » multi-positionnés et familiers avec les grammaires de mondes sociaux multiples sont les mieux à même de conduire ce travail (Bergeron et al., 2013). Mais cette hétérogénéité est particulièrement saillante dans le cas du travail de réforme de l’État par le numérique en général, et par les communs numériques en particulier : d’un côté, parce que le numérique véhicule des enjeux transverses au champ bureaucratique, ce qui conduit les entrepreneurs de réforme à essayer de convaincre un grand nombre de ministères, d’agences et de publics ; de l’autre, car les communs numériques sont vecteurs de plusieurs projets politiques plus ou moins radicaux. En résumé, il apparaît que les grammaires mobilisées au cours de ce travail de problématisation convoquent trois rôles potentiels pour l’État : un rôle d’« intégration » dans lequel l’État affirme son efficacité et sa souveraineté en s’appuyant sur les communs numériques, un rôle de « coopération » où l’État coproduit l’action publique avec les citoyens connectés, et un rôle de « délégation » envisageant un État transférant certaines de ses prérogatives à des communautés d’internautes. On retrouve ces trois rôles dans d’autres travaux qui étudient les transformations contemporaines du gouvernement à l’ère numérique (Margetts et Dunleavy, 2013). Il s’agit de représentations de l’État véhiculées par les entrepreneurs bureaucratiques pendant leur activité de problématisation, et qu’ils convoquent également à l’occasion des autres activités réformatrices, comme nous le verrons dans les prochaines parties.
Tableau 1. Synthèse du travail de problématisation
Problématisation
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Projet réformateur associé
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Rôle de l’État véhiculé
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Les bureaucraties fonctionnent mal car…
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S’appuyer sur les communs numériques permettrait de…
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L’État serait alors dans une posture de…
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La multiplication des systèmes d’information génère des dépenses et des erreurs (1.1)
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Rendre l’action administrative plus rationnelle et souveraine
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Intégration (faire)
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Les GAFAM menacent la souveraineté numérique des États (1.2)
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L’organisation des administrations est fermée à la co-production citoyenne (1.3)
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Promouvoir la co-production de l’action publique entre citoyens et administrations
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Coopération (faire avec)
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Le verrouillage technocratique empêche l’autogouvernement de la société (1.4)
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Favoriser l’autogouvernement et l’innovation au sein de la société civile organisée
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Délégation (faire faire)
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Le monopole sur les données publiques freine l’innovation (1.5)
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20Après la problématisation, l’instrumentation est la seconde activité importante du travail de réforme. Elle matérialise le contenu des réformes et les reconfigurations de l’État à l’œuvre (Lascoumes et Le Galès, 2010 ; Smith, 2019). Comme nous allons le voir, la spécificité du travail d’instrumentation des réformes d’État par les communs numériques réside dans leur modalité expérimentale : prototypes, méthodes dites « agiles », « start-ups d’État », etc. Ces expérimentations visent à importer au sein de l’administration des pratiques, des dispositifs et des modes d’organisation issus du monde Internet pour prouver que la réforme est viable en faisant émerger des success stories (2.1). Mais ces expérimentations, parce qu’elles cristallisent une partie importante du projet réformateur, sont le lieu de résistances de la part des bénéficiaires de l’ordre institutionnel existant. Notre enquête permet d’observer que ces résistances sont dépassées par des pratiques d’hybridation institutionnelle (2.2) ou contournées par l’ouverture d’espaces numériques d’autonomie (2.3).
21Les entrepreneurs de réforme que nous avons étudiés instrumentent principalement leur réforme en menant des expérimentations. Ils développent au sein de l’administration des dispositifs qui prennent la forme de communs numériques. Cette prévalence de la modalité expérimentale peut se comprendre par plusieurs facteurs. Pour commencer, cette modalité est adoptée pour compenser le manque de ressources nécessaires à la conduite de réformes de plus grande envergure. Ensuite, ces acteurs ont une préférence pour le « faire » qui est propre à la culture hacker (Lallement, 2015). Comme le rapporte un membre de l’association OpenStreetMap, « on ne fait pas dans la complexité, dans la lourdeur administrative, on cherche à faire simple, direct, par nous-mêmes » (entretien, 16 octobre 2019). Enfin, mettre en œuvre concrètement des expériences de réforme de l’État par les communs numériques permet de prouver que « cela fonctionne ». La sociologue Marie Alauzen (2019) parle à cet égard de l’importance des « démonstrateurs » pour tenter d’emporter l’adhésion des décideurs. À « l’argument statistique » qui trouve son apogée dans le nouveau management public (Desrosières, 2008), viendrait ainsi s’ajouter « l’argument de l’expérience réussie » à l’ère des réformes numériques. Dans tous les cas, ces expérimentations suivent rarement une stratégie prédéterminée et relèvent plutôt d’un certain opportunisme.
22Prenons pour illustrer ces points l’exemple de la Base adresse nationale (BAN). Alors que depuis le tournant des années 2000 de nombreux rapports publics appelaient à la constitution d’une base de données numérique, unifiée et nationale, regroupant les adresses du territoire et leurs coordonnées géographiques, aucune administration n’en prenait la charge. La jeune association OpenStreetMap (OSM) décide en 2011 de « mettre la main à la pâte » pour constituer une première version. Ses dirigeants trouvent l’astuce de passer par les planches cadastrales mises à disposition en ligne sous format PDF par Bercy pour en scrapper le contenu, c’est-à-dire extraire automatiquement les informations relatives aux adresses pour les mettre en base de données. En quelques semaines, ils mobilisent leur communauté et parviennent à constituer cette première Base adresse nationale ouverte. Ce « hacking des données publiques », et le succès technique et organisationnel qui en résulte, se font remarquer au sein de l’écosystème de l’information géographique. Henri Verdier saisit alors cette opportunité pour prouver qu’il est possible de faire collaborer l’administration et les citoyens connectés (rôle d’un État coopérateur) autour de cette base de données qui relève, pour de nombreux acteurs publics et privés, d’un enjeu de souveraineté (rôle d’un État intégrateur). Il recrute le président de l’association OSM au sein de la Direction interministérielle du numérique afin que ce dernier poursuive le développement de la BAN en lien avec la communauté de contributeurs bénévoles de l’association. Par la suite, Henri Verdier mobilise régulièrement l’exemple de la BAN comme un cas réussi de son action réformatrice. Dans le billet de blog cité en introduction dans lequel il tire le bilan de son action, il écrit :
« [Ma Direction] a prouvé à quel point la puissance publique pouvait compter sur la société civile, et surtout sur des citoyens militants, civic tech, contributeurs aux grands communs numériques, etc. Des projets comme la Base adresse [nationale] ont montré combien il pouvait être facile, et utile, de coopérer dans une logique de communs » (« Pour une administration libérée », billet publié en juin 2018 par Henri Verdier sur son blog www.henriverdier.com/2018/06/pour-une-administration-liberee.html, consulté le 21 janvier 2020).
23Ces expérimentations fonctionnent ainsi comme des « coups politiques » réalisés par les entrepreneurs de réforme pour légitimer un nouvel instrument dans l’arsenal des réformes de la bureaucratie par le numérique (Bellon, 2021).
24Malgré le discours d’Henri Verdier dans la dernière citation, la constitution de la BAN n’a pas été « facile ». En réalité, ces expérimentations, qui visent à importer des pratiques et des acteurs issus du mouvement des communs numériques au sein de l’administration, rencontrent de nombreuses oppositions, notamment de la part des bénéficiaires de l’ordre institutionnel existant (Bezes et Le Lidec, 2011, p. 69-73). Ces expérimentations deviennent alors les foyers d’épreuves et de rapports de force pour déterminer ce que doit faire l’État, de quelle manière et qui en a la prérogative (Linhardt, 2012). Ces épreuves sont résolues soit lorsqu’une des parties gagne de manière unilatérale, soit lorsqu’un compromis est trouvé. Dans les cas que nous avons étudiés, ce compromis s’est généralement concrétisé par une « hybridation institutionnelle » (Emery et Giauque, 2014) entre les règles bureaucratiques et celles propres aux communs numériques.
25Reprenons l’exemple de la Base adresse nationale. Après les succès techniques de la première version, Henri Verdier parvient à convaincre La Poste et l’Institut géographique national (IGN) de rejoindre l’expérimentation. La direction CGT6 de l’IGN réagit vertement en regrettant « que l’État ne s’appuie pas sur “son” opérateur national pour constituer [la BAN] »7. On comprend cette résistance par le fait que la production de l’information officielle est une prérogative étatique dont les administrations cherchent à conserver le monopole (Bourdieu, 1993). Mais l’opposition des agents de l’IGN témoigne également d’une défense des principes institutionnels de l’administration que ces derniers considèrent légitimes au regard de l’intérêt général. Ainsi pour certains agents, le caractère contributif de la BAN inspiré par OSM et promu par Henri Verdier mettrait en danger l’égalité des citoyens face au service public puisque la qualité de la base de données serait plus ou moins bonne en fonction des zones où les contributeurs volontaires seraient plus ou moins actifs. La contribution citoyenne nuirait également à la traçabilité et la sécurité de la production de cette base de données officielle. Comme le rapporte un membre de la Gendarmerie nationale à l’occasion d’un atelier de travail organisé par l’IGN : « le problème du collaboratif, c’est que ça dilue la responsabilité » (Carnet de terrain, 16 novembre 2017).
26Pour dépasser ces blocages, une hybridation institutionnelle a été élaborée pour parvenir à une organisation à la fois verticale bureaucratique et horizontale contributive. Comme l’explique un des agents publics en charge de la BAN :
« Ce n’est pas comme OpenStreetMap où je peux me balader dans une ville et modifier l’adresse, ce n’est pas un commun contributif grand public. Par contre, on a fait le choix, avec les collectivités, qu’elles étaient responsables de l’édition des données sur leur territoire. On est en train de mettre sur la feuille de route un outil de contribution grand public, avec différents niveaux d’identification, allant d’un anonyme à un pompier, qui ne permettra pas de modifier directement une adresse, mais de proposer un signalement. Ça me paraît essentiel d’y revenir, mais ce sera la commune qui tranchera en dernière instance, parce que ce sera sa compétence » (entretien, 6 mai 2021).
27Le dispositif actuel ne permet pas aux citoyens de contribuer directement à la base de données comme l’auraient souhaité les membres d’OSM. Néanmoins, ils peuvent suggérer des ajouts ou des modifications qu’il revient aux mairies de valider en tant qu’administrations compétentes sur l’adressage.
28Dans les cas étudiés, de nombreuses pratiques d’hybridation entre institutions bureaucratiques et institutions des communs numériques ont ainsi été déployées par les entrepreneurs de réforme. Elles permettent de rendre acceptables les expérimentations en les acclimatant à l’ordre institutionnel existant, bien que cela se fasse au risque d’en émousser la radicalité transformatrice.
29Lorsque la stratégie d’hybridation ne suffit pas, une dernière modalité du travail d’instrumentation consiste à construire des espaces numériques d’autonomie pour contourner l’ordre institutionnel existant. A priori, ces espaces d’autonomie ne devraient pas être considérés comme un instrument pour réformer la bureaucratie puisqu’il s’agit justement de s’en tenir éloigné. Pourtant, nous avons observé que ces espaces numériques permettent de déployer discrètement des technologies, des pratiques et des formes organisationnelles inspirées des communs numériques afin d’y acculturer certains agents publics, tout en contournant le contrôle de leur hiérarchie susceptible de s’y opposer.
30Dans le cas de la BAN, si la stratégie d’hybridation a été mise en œuvre pour instituer une contribution citoyenne indirecte, elle n’a pas abouti à l’instauration d’une gouvernance partagée formelle entre administrations et citoyens. À l’origine du projet, une gouvernance stratifiée par statut avait été mise en place. Elle réunissait, d’un côté, les directeurs des quatre organisations fondatrices décidant des grandes orientations stratégiques et, de l’autre, les agents censés appliquer leurs décisions. Mais des blocages, relatifs aux intérêts économiques de La Poste et de l’IGN qui vendaient des bases adresses et s’opposaient à la mise à disposition gratuite de la BAN soutenue par Etalab et OpenStreetMap, ont conduit le projet au point mort. Un arbitrage ministériel a contraint le responsable de la BAN au sein de la Direction interministérielle du numérique à restructurer une gouvernance, plus verticale et fermée, excluant notamment le président d’OpenStreetMap. Si le responsable s’est exécuté, il a décidé en parallèle d’investir des espaces de discussion en ligne pour maintenir le lien avec la « communauté » (en mobilisant le registre de l’État coopérateur). Comme le rapporte un agent public impliqué dans le projet :
« On n’a presque plus besoin d’organe officiel parce qu’on a créé des canaux pour avoir des débats et trancher. Les grands directeurs, qu’ils se débrouillent ; on n’a pas de grandes attentes, nous on veut juste qu’ils soient sensibilisés, qu’ils s’assurent que ça avance. En parallèle, on a mis en place une gouvernance plus agile, avec les agents publics et les personnes réellement impactées et concernées par le projet » (entretien, 7 mai 2021).
31Ainsi, sur l’espace de travail en ligne Github et le réseau de communication Slack, des groupes de discussion permettent à quelque trois cents participants actifs de collaborer, d’échanger des informations, de résoudre des conflits, et de débattre des orientations stratégiques de la BAN (voir la figure 1).
Figure 1. Exemple d’un échange sur Slack à propos de la certification des adresses
Capture d’écran d’un échange sur la plateforme de travail en ligne (Slack) de la BAN, septembre 2023.
Lecture : un membre d’une collectivité locale (Robin) lance une discussion à propos de la certification des adresses à laquelle répondent des membres de l’administration centrale en charge de la BAN (Sophie et Ariane), qui demandent des avis à la communauté.
32Bien qu’ils restent marginaux, ces espaces numériques permettent aux entrepreneurs de réforme de diffuser les instruments de réforme inspirés des communs numériques de manière discrète et relativement autonome vis-à-vis de leur hiérarchie tout en y acculturant les élus et les agents publics qui y participent.
33Si le travail d’instrumentation est une activité habituelle des réformateurs, il se matérialise ici par des modalités spécifiques. D’abord, il se déploie principalement sur le mode expérimental. En lien avec l’éthos hacker du « faire » (Lallement, 2015), et dans un contexte de contrainte budgétaire, il vise à prouver à travers une expérience réussie que les technologies numériques sont des instruments efficaces pour moderniser l’État. Ensuite, il se caractérise par des stratégies d’hybridation institutionnelle permettant d’acclimater les instruments de la réforme aux institutions bureaucratiques. Ces pratiques, qui ont acquis une importance notable avec l’importation d’instruments managériaux issus du monde de l’entreprise privée au sein de l’administration publique (new public management), connaissent un nouveau développement avec les réformes inspirées du tiers-secteur (new public governance) dont les communs numériques constituent une déclinaison (Pestoff et al., 2012 ; Emery et Giauque, 2014). Enfin, le travail d’instrumentation s’opère en dernier recours sur un mode mineur par une stratégie plus discrète de contournement. Celle-ci consiste à créer des espaces numériques d’autonomie sur lesquels les hiérarchies ont encore peu de prise afin de diffuser « par le bas » les instruments de la réforme.
34La modalité expérimentale du travail d’instrumentation vise à emporter l’adhésion des décideurs. Mais elle est relativement fragile. Il suffit d’un changement de majorité politique ou d’un remaniement ministériel pour arrêter une expérimentation en cours et gripper un processus réformateur. Conscient de cet écueil, un entrepreneur de réforme nous explique qu’« il fallait, comme on dit, institutionnaliser, fixer, laisser une trace difficile à changer. Cela implique de faire une norme juridique » (entretien, 14 septembre 2020). Les activités visant à créer des prises sur les institutions bureaucratiques occupent une place importante dans le travail de réforme que nous avons observé. Les bureaucraties étant caractérisées par une forte prévalence des normes et des règles, ces activités se sont principalement portées sur le droit. Elles ont pris deux formes principales : des batailles législatives (3.1), et des activités plus discrètes de ruse légale que nous qualifions de « hacking juridique » (3.2).
35Certaines réformes de la bureaucratie passent par des processus législatifs importants, à l’instar de l’instauration de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances. Mais ces processus législatifs n’ont pas tous le même degré de publicisation, n’engagent pas les mêmes groupes d’intérêt, et ne requièrent pas les mêmes stratégies pour « passer ». Les réformes numériques de l’État touchent de manière transversale de nombreux ministères et mobilisent fortement le monde Internet, ce qui implique un travail législatif singulier.
36La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (LRN) est un cas paradigmatique d’une bataille législative menée pour réformer l’État par les communs numériques. Durant le quinquennat de François Hollande, Bercy et Matignon entrent en concurrence pour porter une grande loi numérique (Bellon, 2021). Le Premier ministre Manuel Valls gagne l’arbitrage et demande des propositions au Conseil national du numérique (CNNum). Ce dernier organise une consultation aboutissant à la rédaction du rapport « Ambition numérique ». Son président de l’époque explique dans la préface que « [c’est] autour de la notion de communs, comme lieu d’innovation à la fois politique, économique et sociale, qu’un nouveau paradigme peut se structurer » (Thieulin et al., 2015). De nombreuses propositions sont formulées pour réformer la bureaucratie par les communs numériques : « donner priorité aux solutions libres et open source » dans la commande publique ; « développer des modes de gouvernance collaboratifs pour la constitution et l’entretien de référentiels de bases de données » comme la Base adresse nationale ; « réaffirmer le principe de gratuité des données publiques » et des connaissances scientifiques financées sur fonds publics afin qu’elles soient instituées comme des biens communs informationnels produits par l’État.
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37Suite à la publication du rapport, Axelle Lemaire à la tête du Secrétariat d’État chargé du numérique est désignée pour écrire le projet de loi. Elle organise une consultation en ligne de grande ampleur à partir de trente propositions inspirées du rapport du CNNum que les citoyens peuvent commenter, modifier ou compléter par de nouvelles propositions8. Par ce mode d’écriture législatif original, Axelle Lemaire cherche à légitimer le fond de la réforme par sa forme : les technologies numériques peuvent générer de l’intelligence collective mise au service d’un État plus démocratique (rôle de coopération). Mais elle cherche également à obtenir le soutien du monde Internet sur des propositions auxquelles certaines administrations ont déjà exprimé leur opposition9. Pour l’ancien président du CNNum :
« [Même si] le Secrétariat du numérique était globalement de notre côté, ils avaient un pied dans la politique, ils avaient leur responsabilité du pouvoir et des interactions avec d’autres ministères, ils voulaient nous modérer. Donc ils se sont dit “ça on ne l’aura jamais”, “ça ok”, etc. » (entretien, 23 mars 2021).
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38On observe ainsi un premier arbitrage opéré par le Secrétariat chargé du numérique dans le choix des trente propositions retenues par rapport à celles du rapport du CNNum. Cet arbitrage est particulièrement visible dans le refus d’inclure une proposition relative à l’obligation pour les administrations d’utiliser des logiciels libres. Prenant connaissance de cet arbitrage, les principales associations du mouvement du logiciel libre se mobilisent en ligne pour rédiger des propositions allant dans ce sens, qui deviennent rapidement parmi les plus plébiscitées de la consultation10. Pourtant, elles ne sont finalement pas retenues dans le projet de loi. Lors des débats parlementaires, certains députés de l’aile gauche de l’hémicycle tentent de les réintroduire dans un amendement, mais le texte final ne mentionne qu’un « encouragement » aux administrations d’utiliser des logiciels libres, ce qui provoque une réelle déception des associations et internautes mobilisés11. Le gouvernement justifie cet arbitrage final en arguant qu’une obligation contraignante irait à l’encontre du principe de libre administration. Au-delà de cette justification, cet arbitrage peut se comprendre par le fait que ces propositions ne bénéficiaient pas de soutiens suffisamment importants dans le champ bureaucratique.
39À l’inverse, une autre proposition ayant suscité de fortes oppositions a été adoptée suite à des ajustements, notamment parce qu’elle a obtenu le soutien actif d’un ministère — celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Il s’agit d’une proposition établissant que la production scientifique financée par au moins 50 % d’argent public devra être mise en libre accès sous format numérique après un embargo d’un an ou deux ans maximum en fonction du domaine de recherche. Pourtant, c’est initialement celle qui a récolté le plus d’avis négatifs parmi les trente propositions soumises par l’équipe d’Axelle Lemaire. Des collectifs de chercheurs et des instituts de recherche comme le CNRS se mobilisent en ligne et hors ligne pour réclamer que toute production scientifique financée sur fonds publics, même à moins de 50 %, soit placée sous format numérique en libre accès dans des archives ouvertes et que la durée d’embargo soit sinon supprimée, au moins réduite de moitié pour correspondre aux préconisations de la Commission européenne. On peut voir dans la figure 2 ci-dessous une proposition d’amendement formulée par la Direction pour la science ouverte de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Pour cette dernière, ces légères modifications permettent d’instituer par la loi les articles scientifiques issus de la recherche publique comme « des biens communs de la connaissance ».
Figure 2. « Les articles scientifiques sont des biens communs de la connaissance »
Amendement de l’Article 9 écrit par l’INRA qui vise à faire des articles scientifiques des « biens communs ».
Lecture : en haut, les explications des modifications ; en bas, les modifications du texte avec en rouge les sections de l’article initial supprimées et en vert celles ajoutées.
Source : https://www.republique-numerique.fr/projects/projet-de-loi-numerique/consultation/consultation/opinions/section-2-travaux-de-recherche-et-de-statistique/article-9-acces-aux-travaux-de-la-recherche-financee-par-des-fonds-publics/versions/les-articles-scientifiques-sont-des-biens-communs-de-la-connaissance (page consultée le 21 novembre 2021).
- 12 « République numérique : “Il faut entendre la voix des chercheurs“ pour l’Open Access », Actualitte (...)
40Face à cette mobilisation, les éditeurs scientifiques et leurs porte-paroles se mettent en action sur le site de la consultation, puis dans les couloirs de l’Assemblée lors du débat parlementaire. Le Syndicat national de l’édition scientifique et la Fédération nationale de la presse d’information spécialisée dénoncent un projet « fossoyeur de la recherche scientifique française »12. Un membre du CNNum se rappelle que « c’était avec Elsevier qu’il y a eu des difficultés. Et ils ont fait un énorme lobbying. On a fait des tribunes avec les chercheurs et le patron du CNRS » (entretien, 7 avril 2021). Finalement, à la faveur du soutien en ligne des propositions, de la mobilisation du monde académique et de l’appui du ministère de la Recherche, l’article 9 a été amendé par le Gouvernement. Valérie Peugeot, impliquée dans le CNNum à cette période, conclut que « sur l’open science […] on a réussi à sauver les meubles, à faire passer des petits bouts qui relèvent des communs » (entretien, 30 novembre 2017).
41Cette forme particulière de travail législatif pour incorporer les communs numériques dans les pratiques des administrations, ici celles de la recherche publique, contraste avec les formes plus discrètes de ce que nous qualifions de « hacking juridique ».
42Les pratiques de hacking juridique s’inscrivent dans l’histoire du mouvement des logiciels libres (Coleman, 2009). Dans les années 1980, l’informaticien Richard Stallman, voyant qu’il n’aurait pas suffisamment d’influence politique pour s’opposer aux législations américaines instituant l’extension des droits de propriété intellectuelle aux ressources numériques, décide de s’appuyer sur ces mêmes droits pour les retourner contre eux-mêmes (Broca, 2013). Il rédige une licence dite « copyleft » qui permet aux propriétaires d’un logiciel de garantir non pas son exclusivité, mais sa libre diffusion. Cette pratique de retournement, caractéristique de la culture hacker, est également utilisée par les entrepreneurs de réforme pour moderniser l’État par le numérique.
43Pour observer cette pratique singulière de hacking juridique, reprenons le cas de la BAN. À la fin des années 2010, la licence sous laquelle la base de données allait être diffusée a été un sujet de tension autant qu’un objet de créativité juridique. À l’origine, l’association OSM a placé la première version de la BAN sous la même licence qu’elle utilisait pour sa propre base de données : l’Open Database License (ODbL). Cette licence autorise tout type d’usage de la base de données — consultation, téléchargement, modification, services commerciaux — à condition de maintenir sous la même licence les bases dérivées produites à partir de la base originale, raison pour laquelle elle est qualifiée de « contaminante ». Mais la licence ODbL pose plusieurs problèmes aux agents de l’administration. Selon les juristes de l’IGN, le texte de cette licence est « bancal » et « incompréhensible ». Pour un agent de la gendarmerie, son caractère contaminant rend impossible son usage pour des missions relevant du secret administratif :
« Je faisais du géocodage sur un fichier des agressions sexuelles avec la Police de Paris. Si j’utilise une base d’adresses sous ODbL, je devrais diffuser cette seconde base aussi… on comprend que ce n’est pas possible » (entretien, 20 juillet 2018).
44Une seconde licence plus permissive écrite par Etalab est alors envisagée : la licence Ouverte. Elle autorise n’importe qui à utiliser la base de données. Mais ici encore, cette licence pose problème à différents partenaires du projet parce qu’elle permettrait aux GAFAM d’utiliser la BAN gratuitement sans y contribuer en retour. Les juristes de l’IGN et de La Poste en collaboration avec Etalab écrivent alors une troisième licence, dite « gratuite de repartage ». Cette dernière permet l’utilisation gratuite de la BAN, sauf aux acteurs qui ont une activité commerciale et qui ne contribuent pas à son enrichissement. Comme l’explique Henri Verdier :
« Je trouvais ça génial que ceux qui utilisaient la ressource soient contraints de l’enrichir ; c’est l’idée qu’on réinjecte la valeur ajoutée à la ressource [et que cela] permet de financer le bien commun en faisant payer ceux qui n’y contribuent pas » (entretien, 8 janvier 2020).
- 13 SAVOIRSCOM1, 2015, « Ouverture de la Base d’Adresses Nationale (BAN) : la fête gâchée par une “lice (...)
45Pourtant, certaines clauses de cette troisième licence, stipulant que l’IGN et La Poste restaient « propriétaires » de la base de données en ne concédant qu’un usage qu’ils pouvaient révoquer à tout moment, sont vivement critiquées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’administration. Une association militante s’offense de cette « licence piège [où] il ne s’agit plus de protéger la circulation libre d’un bien commun numérique, mais bel et bien de donner le maximum de contrôle à La Poste et l’IGN »13. Finalement, le gouvernement intervient pour débloquer la situation et décide de placer la BAN sous licence ouverte en mobilisant des arguments relatifs au libéralisme informationnel.
46Au-delà de son intérêt politique, cette séquence autour des licences témoigne de l’intense activité légale menée par les acteurs du mouvement réformateur. En cherchant à trouver des prises sur le droit, ils font preuve de créativité juridique afin d’inventer de nouveaux compromis légaux entre institutions bureaucratiques et institutions des communs numériques.
47À l’instar des pratiques du « faire », le travail autour du droit est omniprésent dans l’histoire des mouvements critiques du monde Internet, depuis la rédaction de licences juridiques jusqu’aux batailles législatives contre l’extension des droits de propriété (Coleman, 2009). Dans le cas des réformes numériques de l’État, ce travail autour du droit apparaît comme un moyen de créer des prises sur les institutions bureaucratiques tout en cherchant à les transformer de l’intérieur. Il se déploie autour de séquences législatives, outillées par des dispositifs numériques et mobilisant le monde Internet, ou bien à travers des pratiques plus discrètes de bidouillage avec le droit que nous avons qualifiées de hacking juridique.
48Nous avons vu plusieurs pratiques réformatrices visant à obtenir des soutiens (comme la problématisation) et à éviter des blâmes (comme l’hybridation institutionnelle). Ces pratiques sont caractéristiques des activités de réforme de l’État qui anticipent les alliances et les résistances attendues au sein et à l’extérieur du champ bureaucratique (Pierson, 1994). Mais elles s’opèrent à travers des modalités particulières en ce qui concerne les réformes par le numérique en général, et les communs numériques en particulier, en cherchant le soutien du politique (4.1) et en créant un réseau aux marges de l’État (4.2).
49Le contenu des réformes numériques de l’État est appropriable par le politique : fluidifier les relations entre administration et administrés, renforcer la participation citoyenne, rationaliser les dépenses, etc. Mais les formes expérimentales, prototypiques, voire technicistes qu’elles prennent rend cet engagement politique à la fois nécessaire et difficile à obtenir : nécessaire, car cet expérimentalisme découle d’un manque de ressources au sein du champ bureaucratique, que le soutien politique permet de contrebalancer ; difficile, car les réformes numériques sont souvent risquées (ex. les « fiascos » des grands projets informatiques) et peu rentables en termes de retombées électorales.
- 14 Voir le référé sur la valorisation des données de l’Institut national de l’information géographique (...)
50Dans le cas de la BAN, lorsqu’Emmanuel Macron arrive au pouvoir en 2017, la position d’Henri Verdier à la tête de la Direction interministérielle du numérique se fragilise jusqu’à son remplacement par Nadi Bou Hanna (2018-2022). La nouvelle majorité souhaite convertir la BAN en un actif stratégique pour soutenir l’économie numérique dans une logique libérale d’État-plateforme14. Elle abandonne les pratiques et les formes d’organisation propres aux communs numériques, dont le terme disparaît un temps des discours publics. La Direction interministérielle du numérique est appelée à restructurer une gouvernance plus fermée, ce qui conduit au départ de l’ancien président d’OpenStreetMap qui y avait été recruté. Ce dernier déclare dans sa lettre de démission adressée à Nadi Bou Hanna :
« Cette mission rattachée au Premier ministre était à ma connaissance une des rares administrations réellement ouvertes sur le monde extérieur […]. Votre feuille de route utilitariste et court-termiste n’intégrant quasiment aucune des valeurs qui m’ont fait [la] rejoindre […] m’oblige à prendre une autre route » (archive transmise par Christian Quest, ancien président d’OpenStreetMap, 18 février 2019).
51Ce basculement, propre aux aléas de la vie politique, témoigne plus largement de la fragilité du soutien politique aux réformes numériques de l’État.
52Les entrepreneurs de réforme sont conscients du fait que le portage politique, qui permet de compenser la faiblesse institutionnelle des réformes numériques de l’État, est fluctuant. Ils cherchent en parallèle à constituer des réseaux plus durables au sein et aux marges du champ bureaucratique. Ces pratiques de mise en réseau peuvent se comprendre si l’on tient compte du fait que les politiques numériques sont diffractées dans les différents ministères, prises en charge par de nombreuses agences (Etalab, CNNum, Commission nationale de l’informatique et des libertés, etc.) et possèdent des publics variés. Elles se matérialisent par des relations interpersonnelles, des recrutements croisés, des événements conjoints ou encore des partenariats plus formels entre administrations.
53En France, les différents acteurs « pro-communs numériques » se retrouvent principalement au sein des ministères de la Recherche et de l’Éducation nationale (Direction de l’information scientifique et technique, Direction du numérique), de certaines organisations du ministère de l’Économie (ancien Secrétariat chargé du numérique, CNNum) et des administrations en charge de la transformation numérique de l’État rattachées à Matignon (Direction interministérielle du numérique, Etalab, Beta.gouv). Ce réseau « pro-communs numériques » se modifie, s’agrandit ou se rétracte, au gré des nombreux remaniements qui rythment la vie des administrations. Par exemple, lorsqu’Henri Verdier est remercié de la Direction interministérielle du numérique, il acquiert le poste d’Ambassadeur du numérique au sein du ministère des Affaires étrangères. Ou encore, lorsque Sébastien Soriano quitte la présidence de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP), il devient président de l’Institut national de géographie (IGN) où il entreprend de développer les « géo-communs numériques ».
54Depuis 2012, ces acteurs se reconnaissent et se considèrent comme faisant partie d’une coalition de « pionniers » de la cause des communs numériques au sein de l’État. Ainsi, Axelle Lemaire se rappelle que « c’est Verdier qui était venu me voir pour me parler d’Etalab, d’open data, et je pense que je me suis sentie moins seule. Il y avait ce côté pionnier » (entretien, 3 mars 2020). De son côté, Henri Verdier rapporte qu’« Axelle et nous, c’était merveilleux. Axelle était à Bercy et nous à Matignon, mais on s’adorait. […] C’était une libre association d’entités administratives » (entretien, 24 avril 2018). Pour accroître leur légitimité, ces entrepreneurs de réforme recrutent des militants du mouvement des communs numériques (quand ils n’en sont pas eux-mêmes issus) comme le président d’OpenStreetMap à Etalab, le cofondateur de l’association de logiciels libres Framasoft au ministère de l’Éducation nationale, ou encore le cofondateur de l’association Savoirscom1 au ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur.
- 15 Événement organisé depuis 2018 par Bercy puis par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (...)
55Les acteurs de ce réseau « pro-communs numériques » se retrouvent à l’occasion d’événements, pour « faire corps ». Ces événements peuvent être organisés par le mouvement des communs numériques (comme Open Source Expérience, https://www.opensource-experience.com/) ou par l’administration elle-même. Ils prennent la forme de rencontres annuelles grand public comme Numérique en commun(s)15, ou de rencontres thématiques plus ponctuelles réunissant des hauts fonctionnaires, des agents publics et des acteurs du mouvement des communs numériques.
56La constitution de ce réseau inscrit au sein et aux marges de l’État représente une ressource symbolique pour les réformateurs. Ces derniers revendiquent leur profil atypique et leur capacité à favoriser des passerelles entre l’administration et le monde Internet. La position marginale de ce réseau « pro-communs numériques » par rapport aux administrations centrales entraîne des forces et des faiblesses, comme en témoignent les arbitrages à l’occasion de la loi République numérique (Bellon, 2021). La forme ramifiée de ce réseau joue quant à elle le rôle de garantie pour assurer la pérennité du projet réformateur que le soutien politique fluctuant et la modalité « expérimentale » rendent fragile. Ainsi, lorsque l’équipe en charge de la BAN a perdu le soutien de la nouvelle direction de la DINUM suite au départ d’Henri Verdier, elle a « trouvé refuge » au sein de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Nous avons observé une activité importante des entrepreneurs de réforme pour multiplier de manière opportuniste les attaches et les alliances administratives.
57Au sein du champ bureaucratique, les enjeux numériques sont transverses, diffractés dans différents ministères en concurrence, et tributaires d’une logique d’« agencification ». Comme le résume Anne Bellon (2023), les politiques numériques n’ont ni ministère, ni corps, ni public clairement identifié. Pour compenser cette faiblesse institutionnelle, les entrepreneurs de réforme déploient deux stratégies. D’une part, ils vont chercher le soutien politique des élus de la majorité. Cette stratégie comporte le double risque d’atténuation des dimensions radicales du projet réformateur et de récupération à travers sa mise au service d’autres agendas politiques. D’autre part, les entrepreneurs de réforme multiplient les réseaux au sein et aux marges de l’État. Ce travail est tributaire de la mobilité de ces entrepreneurs de réforme et des acteurs du monde Internet au sein de l’administration.
58Le travail de réforme d’État passe par des activités génériques déjà bien étudiées par la littérature (Bezes, 2009). À partir du cas des acteurs engagés dans la réforme de l’État par les communs numériques, notre article permet d’enrichir cette littérature en montrant certaines modalités de ce travail à l’ère numérique.
59Les activités de problématisation s’appuient sur les multiples enjeux du monde Internet pour convaincre les décideurs de l’importance de transformer l’appareil étatique à travers certains dispositifs numériques ouverts, contributifs et autogouvernés. Les activités d’instrumentation cherchent à matérialiser ces réformes en passant par des « expériences réussies », des pratiques d’hybridation institutionnelle et des espaces numériques d’autonomie pour contourner d’éventuelles oppositions hiérarchiques. Les activités de prise sur les institutions étatiques visent à utiliser le droit pour diffuser de nouvelles normes au sein de l’administration, soit en transformant la loi à travers des batailles législatives mobilisant le monde Internet, soit en rusant avec les règles déjà en place via des pratiques plus discrètes de hacking juridique. Les activités de constitution de soutiens ciblent les élus de la majorité d’un côté, et un réseau « pro-communs numériques » au sein et aux marges du champ bureaucratique de l’autre, afin de peser dans l’espace de la réforme de l’État aujourd’hui saturé par de nombreux ministères et groupes d’experts.
60À la lumière de ces éléments, synthétisés dans le tableau 2 ci-dessous, il apparaît que les réformes d’État inspirées par le monde Internet prennent une forme qui en matérialise le fond : prévalence du « faire », création d’espaces numériques d’autonomie ou encore hacking juridique. Le premier résultat de notre enquête consiste ainsi à montrer que ce travail de réforme se concrétise par des pratiques elles-mêmes inspirées des mouvements critiques du monde Internet dont nous avons cherché à synthétiser les principaux traits.
Tableau 2. Modalités du travail de réforme inspiré par les mouvements critiques du monde Internet
Travail réformateur
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Activités génériques
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Modalités spécifiques en régime numérique
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Problématiser
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Cadrer un enjeu pour convaincre de la nécessité de la réforme
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- Hétérogénéité des grammaires de justification (souveraineté, rationalisation, démocratie participative, autogouvernement, innovation) et des rôles envisagés pour l’État promouvant : la réintégration de certaines facultés d’action, la coopération avec les citoyens connectés, et la délégation de certaines prérogatives aux communautés numériques auto-organisées.
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Instrumenter
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Outiller la réforme pour concrétiser sa mise en œuvre
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- Prévalence des pratiques d’expérimentation, des logiques du « faire » et du mode prototype ; - Dépassement des oppositions à travers des hybridations institutionnelles et la constitution d’espaces numériques d’autonomie.
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Créer des prises sur l’institution
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Identifier et s’appuyer sur les règles institutionnelles pertinentes à réformer
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- Activités législatives outillées par des plateformes numériques et mobilisant le monde Internet ; - Pratiques discrètes de hacking juridique.
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Constituer des soutiens
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Déployer des stratégies d’alliance pour porter la réforme
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- Sollicitation du soutien des élus de la majorité ; - Construction de réseaux « pro-numérique » au sein et aux marges du champ bureaucratique.
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61Mais qu’en est-il des effets de ces réformes ? Les modalités du travail que mènent les entrepreneurs de réforme témoignent autant qu’elles perpétuent une situation de fragilité institutionnelle au sein du champ bureaucratique. Après les travaux de Marie Alauzen (2019), Gilles Jeannot (2020) et Anne Bellon (2023), notre second résultat confirme que le modus operandi de ces entrepreneurs, inspiré de l’éthos des mouvements critiques du monde Internet, semble difficilement compatible avec une institutionnalisation forte de leur projet réformateur. L’institutionnalisation qualifie le processus à travers lequel une institution se forme et se stabilise par la cristallisation de représentations, de normes et de pratiques au sein d’un groupe social. Or, certaines institutionnalisations sont plus fortes que d’autres au sens où leurs effets sont plus étendus et leur stabilité plus difficile à défaire. Cette force peut notamment provenir du pouvoir coercitif des bénéficiaires du nouvel ordre institutionnel (Lagroye et Offerlé, 2010), du pouvoir prescriptif des instruments élaborés (Lascoumes et Le Galès, 2010) ou d’un processus de professionnalisation (DiMaggio et Powell, 1991). Notre enquête permet de montrer que les réformes d’État inspirées par les mouvements critiques du monde Internet ne sont ni instrumentées par des dispositifs contraignants, ni soutenues par des ministères dominants du champ bureaucratique, ni accompagnées par la constitution d’un corps professionnel.
62Néanmoins, nous avons vu que ces réformes ne sont pas sans effets. Les entrepreneurs de réforme qui les portent obtiennent des positions singulières dans l’espace de la réforme de l’État. Ils bousculent certaines administrations en y acclimatant des pratiques, des organisations, et des dispositifs inspirés par le monde critique d’Internet. Aujourd’hui, l’IGN collabore avec OpenStreetMap pour développer des « géo-communs » ; l’Agence de la transition écologique (ADEME) substitue les appels à projets par des « appels à communs » ; le ministère de l’Éducation nationale paie des agents pour contribuer à des logiciels libres. Leur activité a ainsi des effets, certes limités mais bien réels, sur le fonctionnement de l’État. L’étude empirique du travail de réforme permet ainsi, c’est le parti pris analytique que nous avons défendu, de rendre compte de formes d’institutionnalisation faible, en sortant de l’ornière consistant à ne considérer la modernisation de l’État qu’à travers ses réussites ou ses échecs retentissants (Gibert et Thoenig, 2019).