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Comptes rendus

Marion Charpenel, Marion Demonteil, Reguina Hatzipetrou-Andronikou, Alban Jacquemart et Catherine Marry, Le genre des carrières. Inégalités dans l’administration culturelle

Presses de Sciences Po, Paris, 2022, 216 p.
Muriel Mille
Référence(s) :

Marion Charpenel, Marion Demonteil, Reguina Hatzipetrou-Andronikou, Alban Jacquemart et Catherine Marry, Le genre des carrières. Inégalités dans l’administration culturelle, Presses de Sciences Po, Paris, 2022, 216 p.

Texte intégral

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Crédits : Presses de Sciences Po

1Cet ouvrage restitue une enquête collective, inédite, menée auprès des cadres du ministère de la Culture français. Prolongeant des analyses déjà développées par deux chercheur et chercheuse du collectif dans Le plafond de verre et l’État, le livre vise à comprendre dans quelle mesure les carrières dans ce ministère singulier sont façonnées par des inégalités de genre. En effet, si de nombreuses recherches ont montré les effets du genre sur les trajectoires des professions artistiques, peu de travaux se sont penchés sur les professionnel·les de l’administration culturelle. L’originalité de l’enquête est de saisir ces inégalités au sein d’un secteur de la fonction publique supposément moins exposé aux inégalités de genre en raison de « l’aura égalitaire » prêtée (à tort) aux mondes des arts et de la culture. Le ministère affiche ainsi un taux important de féminisation, avec 56 % de femmes parmi les cadres de catégorie A, et 45 % pour les A+, soit un peu plus que pour la moyenne de la fonction publique d’État. Pour dépasser ces représentations, les auteurices ont mené une enquête par récits de vie et récolté des données quantitatives pour analyser les trajectoires et les rapports au travail de 65 cadres supérieur·es et dirigeant·es du ministère de la Culture. Cette administration présente plusieurs spécificités par rapport au reste de la haute fonction publique, et l’ouvrage montre bien les effets ambivalents en termes de genre de ces particularités. Les auteurices mettent d’abord en évidence dans un premier chapitre les effets du genre sur les modèles de carrières au Ministère et le plafonnement des carrières féminines, avant d’examiner dans un second chapitre les socialisations plurielles des cadres supérieur·es et dirigeant·es du ministère de la Culture, et en particulier leur rapport à l’art et à la culture. Le troisième chapitre décortique finement les mécanismes organisationnels de la fabrique genrée des dirigeant·es. Le quatrième chapitre revient sur les effets genrés et inégaux de la parentalité et du célibat au sein du Ministère. Enfin, la dernière section de l’ouvrage expose la réception ambivalente des politiques d’égalité par les cadres du Ministère.

2L’ouvrage commence donc par le constat que le ministère de la Culture, éloigné du cœur du pouvoir, se démarque des autres ministères par la moyenne d’âge un peu plus élevée de ses cadres dirigeant·es et par la coexistence de nombreux corps, à la fois administratifs, scientifiques et techniques, comme les conservateurs et conservatrices du patrimoine. De plus, en raison de sa proximité avec les milieux artistiques et culturels, le Ministère accueille des agent·es ayant démarré leur carrière en dehors de la fonction publique. Cette hétérogénéité se retrouve également dans les statuts : une partie des cadres supérieur·es rencontré·es sont contractuel·les ou ont commencé leur carrière par ce type de contrat précaire, dont 80 % de femmes. Cette hétérogénéité des parcours renforce les inégalités de genre, favorisant les trajectoires masculines commencées dans d’autres administrations, et pénalisant les carrières féminines débutées dans la précarité au sein du Ministère. La relative féminisation masque de fait des formes de carrières inégales : si les hommes rencontrés sont pour les trois quarts dans des trajectoires ascendantes, les femmes ont au contraire en majorité une carrière plafonnée.

3L’enquête met en évidence deux autres singularités dans les modalités de recrutement du Ministère. Si comme dans d’autres segments de la haute fonction publique, une partie des enquêté·es ont des parcours d’excellence scolaire, et sont issu·es de familles cadres du secteur public, le ministère de la Culture se distingue cependant par la plus grande diversité de son recrutement : 40 % des enquêté·es ont des origines sociales moins favorisées. De plus, à la différence d’autres ministères, « les femmes cadres de l’administration culturelle ne sont pas sursélectionnées socialement » (p. 62). Cette singularité les prive de certaines ressources dans la compétition pour les postes de direction. Les cadres du ministère de la Culture se distinguent aussi par leur appétence pour les pratiques artistiques : une proportion importante des enquêté·es a été socialisée dès l’enfance à l’art et à la culture, soit dans leur famille soit par l’école. Cette proximité avec l’univers artistique renforce la dimension vocationnelle de l’engagement et la disposition au dévouement intégral à leur travail des agent·es, justifiant l’ampleur de leur investissement temporel au travail d’autant que les postes vont parfois de pair avec d’intenses activités culturelles en dehors des horaires de bureau.

4Le troisième chapitre souligne comment malgré le discours de distance à la technocratie courant au sein du Ministère, celui-ci ne se soustrait pas à « l’ordre du genre bureaucratique » (p. 118 ; voir aussi Marry et al., 2017), avec une même hiérarchie des corps, les mêmes modalités inégales de la promotion et une même définition (au masculin) du bon dirigeant. Le concours initial de recrutement, et en particulier le passage par l’École nationale d’administration (ENA), imprime sa marque sur la carrière, établissant des hiérarchies symboliques et matérielles entre les cadres. Les auteurices décortiquent finement les mécanismes genrés de sélection qui sous-tendent l’apparente neutralité des concours, montrant comment le « choix » de passer tel ou tel concours ainsi que le jeu des promotions et des soutiens sont structurés par le genre. Les femmes ne sont pas autant accompagnées que les hommes dans ces démarches, et réussissent moins à dégager le temps nécessaire à la préparation de ces concours internes. De manière très intéressante, l’ouvrage rappelle que ces inégalités de carrières correspondent à des inégalités de rémunération, donnant à voir les pratiques de négociation sur le montant des primes, plus favorables aux hommes. Un des apports du livre est d’ailleurs de chercher à tenir ensemble les dimensions objectives et subjectives des carrières, de comprendre comment hommes et femmes perçoivent ces structures d’opportunités, soulignant le rapport ambivalent des enquêté·es à ces mécanismes : ils et elles font état de l’existence de ces réseaux de soutien… surtout pour les autres.

5Dernière singularité, le ministère de la Culture présente une plus grande diversité de modèles familiaux avec la présence importante d’hommes sans enfants et un plus grand taux de célibat que dans la haute fonction publique. Cet écart à la norme parentale et conjugale n’a pas les mêmes conséquences selon le genre : non pénalisant pour les hommes célibataires sans enfants, il est particulièrement coûteux pour les femmes divorcées avec enfants qui n’ont pas les moyens de réaliser les mobilités demandées par la carrière et sont désavantagées dans la compétition pour les postes de direction. Cette spécificité ne remet ainsi pas en cause le modèle mis en évidence pour la haute administration : la parentalité pèse davantage sur les femmes, contraintes de rompre avec l’ethos de l’hyperdisponibilité à l’arrivée du premier enfant. Les spécificités des postes dans l’administration culturelle renforcent ces mécanismes, puisque certaines fonctions nécessitent des sorties culturelles fréquentes, en plus des horaires déjà extensifs en vigueur dans la haute fonction publique (Favier, 2015).

6Une des originalités de l’ouvrage est enfin de chercher à appréhender la réception des politiques d’égalité par les cadres rencontré·es. Les perceptions des inégalités sont contrastées : deux tiers des enquêté·es les mentionnent au cours de l’entretien, et certaines cadres en développent même une lecture politique. L’exposition à des informations sur les inégalités de genre ne conduit pas toujours à une prise de conscience, de même que la connaissance des dispositifs d’égalité professionnelle ne va pas forcément de pair avec l’adhésion à ceux-ci : des critiques émergent, en particulier à l’égard des quotas, parmi les cadres (plutôt masculins) plus attaché·es à l’idéal méritocratique. Ces réticences sont révélatrices de l’éloignement des cadres du ministère de la Culture des cercles réformateurs de l’élite de la haute fonction publique qui ont intégré l’égalité des sexes dans leur agenda (Bereni et Jacquemart, 2018).

7Force est de constater, à la lecture de l’ouvrage, que la Culture est une (haute) administration comme les autres, n’échappant pas aux mécanismes inégalitaires mis en évidence pour la haute fonction publique. Les spécificités du Ministère, comme l’importance des sorties culturelles, le discours de la vocation, les carrières plus tardives et précaires, contribuent plutôt à renforcer les inégalités de genre. Le principal apport de l’ouvrage est ainsi de mettre en évidence les singularités de l’administration culturelle dans la reproduction organisationnelle des inégalités de genre. Pour prolonger ces résultats essentiels, il serait intéressant de comprendre, par exemple, comment ces inégalités de carrière se traduisent dans le rapport au travail et dans les pratiques professionnelles (et culturelles) des cadres, mais aussi de poursuivre la piste ouverte à propos de la perception de ces structures d’opportunités inégalitaires par les acteurs et actrices : quelles sont les éventuelles résistances féminines à ce modèle du bon dirigeant et à la conception masculine d’une carrière réussie ? Seul et léger bémol, on peut reprocher à l’exposé de l’enquête d’être parfois un peu désincarné, le choix d’anonymisation des enquêté·es, jamais nommé·es et désigné·es seulement par certaines caractéristiques, empêche de suivre des profils d’un chapitre à l’autre et de relier les différentes dimensions des inégalités abordées. Mais en somme l’ouvrage confirme bien l’intérêt d’une approche organisationnelle des inégalités de carrière, et ouvre peut-être à des recherches l’appliquant aux cadres à la tête des institutions culturelles.

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Bibliographie

Bereni, L., Jacquemart, A., 2018, « Diriger comme un homme moderne », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 223, p. 72‑87.

Favier, E., 2015, « “Pourquoi une présence au bureau de quinze heures par jour ?” Rapports au temps et genre dans la haute fonction publique », Revue française d’administration publique, n° 153, p. 75‑90.

Marry, C., Bereni, L., Jacquemart, A., Pochic, S., Revillard, A., 2017, Le plafond de verre et l’État : la construction des inégalités de genre dans la fonction publique, Armand Colin, Malakoff.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Muriel Mille, « Marion Charpenel, Marion Demonteil, Reguina Hatzipetrou-Andronikou, Alban Jacquemart et Catherine Marry, Le genre des carrières. Inégalités dans l’administration culturelle »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46639 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12au1

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Auteur

Muriel Mille

Professions, institutions, temporalités (Printemps)
UMR 8085 du CNRS et de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt, France
muriel.mille[at]uvsq.fr

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