1Le dernier ouvrage de Laurent Gayer est de ces livres dont le paratexte mérite qu’on s’y arrête. Le titre, d’abord, est très joliment imagé sous la formule du « capitalisme à main armée ». L’ouvrage ne l’est pas moins, avec une couverture originale du dessinateur Aseyn et un cahier de photos de l’auteur. Enfin, la récente collection intitulée « logiques du désordre » aux Éditions du CNRS paraît particulièrement indiquée pour accueillir cet opus sur les « caïds et patrons à Karachi ». L’ouvrage s’ouvre ainsi sur la violence d’un incendie qui, en 2012, a ravagé l’usine Ali Enterprises, causant la mort d’au moins 255 travailleurs et travailleuses de l’habillement. L’usine produisait pour une entreprise allemande, ce qui ébranla une partie de la société civile européenne. Le drame du Rana Plaza, quelques mois plus tard, achèverait de mettre à l’agenda des régulations européennes le problème des chaînes de valeur mondiales. Pour autant, et même si l’auteur reboucle sur cette question en fin d’ouvrage, ce n’est pas la violence de la mondialisation, sous la forme de ses injustices structurelles, qui occupe le cœur de celui-ci, mais bien plutôt la violence très localisée, faite de gardes armés et de passages à tabac.
- 1 Nous suivons le choix de l’auteur de faire usage du masculin pour désigner ses enquêtés, a priori s (...)
2Le terrain est d’une richesse remarquable. Mené de 2015 à 2022, il représente pour son versant pakistanais sept mois non consécutifs à Karachi. Environ 160 entretiens ont été réalisés, pour la plupart en ourdou, avec des ouvriers et du personnel d’encadrement, des militants syndicaux et des inspecteurs du travail, des membres des forces de l’ordre et des acteurs de la sécurité privée1. La recherche s’appuie également sur un travail d’archives, notamment aux États-Unis et au Royaume Uni. Le projet de l’auteur est en effet annoncé comme comparatiste. Hormis quelques coups d’œil vers le Guatemala, la Colombie ou même les Philippines, c’est en réalité surtout l’objet du premier chapitre qui, retournant aux temps de la répression syndicale dans les usines Ford de l’entre-deux-guerres, et évoquant plus rapidement la France et la Grande-Bretagne, pose les jalons d’une désingularisation du cas pakistanais. L’auteur souligne ainsi que l’intervention des nervis dans le fonctionnement capitaliste n’est pas propre aux seuls pays qui, comme le Pakistan, sont en proie à des instabilités politiques majeures et/ou caractérisés par un développement industriel récent. Le recours à la violence se rencontre aussi dans des pays industrialisés de longue date et plus stables politiquement. Le cas pakistanais se présente toutefois comme un cas particulièrement instructif.
3Comme le montre le chapitre 2, dès les premières décennies suivant la création du Pakistan (1947), l’« ordre patronal » s’est construit autour de trois piliers : un rapport fluctuant à la légalité, une vision phobique du monde social et des travailleurs, et le recours à une myriade d’entrepreneurs de violence. Le chapitre 3 offre ainsi une galerie de portraits de ceux qui, à la fois dans, aux portes et autour de l’usine, représentent les visages du capitalisme industriel depuis les années 1950-1960. Le jobber recrute et encadre dans l’usine, mais son autorité dépend davantage de son assise dans la ville que de sa position dans l’organigramme. Le chowkidar est un agent de sécurité qui sert en pratique d’homme à tout faire, et notamment à contrôler les travailleurs. Les fauji, des militaires retraités, contribuent également au marché de la sécurité privée. Quant à la police, elle se pose moins en garante du respect des lois qu’elle ne met ses propres méthodes de voyou au service du capital. Plus généralement, en décrivant une « dadaisation » de l’ordre patronal, l’auteur met surtout l’accent sur une figure centrale, le dada (le grand frère, le boss de quartier), qui incarne cette double fonction de relais de la domination patronale et de patron communautaire — son double maléfique n’étant autre que la figure du goonda, petite frappe sans foi ni loi.
4Les chapitres suivants mettent en scène ces supplétifs de l’ordre patronal dans une période récente (1985-2015) marquée par d’importants conflits urbains. Avec un certain talent dramaturgique, l’auteur nous conduit sur une série de scènes de la violence (quasi) ordinaire dans le monde industriel de Karachi. Une lettre de menaces à destination du PDG d’une entreprise pharmaceutique (chapitre 4), le lynchage d’un jeune ouvrier d’une tannerie (chapitre 5), l’interpellation de sept ouvriers tisserands accusés de terrorisme à la suite d’actions syndicales (chapitre 6), la visite d’un riverain au bureau d’une organisation de lutte contre la criminalité portée par les milieux d’affaire locaux (chapitre 7), le suicide d’un garde armé dans une usine textile (chapitre 8) sont autant de saynètes d’ouverture de chapitres qui interrogent le rôle de la violence dans le maintien de l’ordre patronal. Sur fond de luttes politiques mais aussi ethniques, cette violence a une forme d’imprévisibilité, les allégeances n’étant jamais totalement univoques. Néanmoins, Laurent Gayer montre que le recours des élites patronales à des spécialistes de la violence pour se protéger de l’instabilité environnante est devenu un moyen pour discipliner les ouvriers et casser les organisations syndicales. Et au-delà de l’anxiété d’un pacte toujours risqué avec les gardiens privés de la « paix industrielle », le patronat sait qu’il peut compter sur le soutien officiel ou officieux de la police et de l’armée.
- 2 Gesetz über die unternehmerischen Sorgfaltspflichten zur Vermeidung von Menschenrechtsverletzungen (...)
- 3 Directive (UE) 2024/1760 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 sur le devoir de vigil (...)
5Le chapitre 9 revient sur l’incendie de l’usine des Ali Enterprises en 2012. Se trouvent ainsi réunies, dans une sorte de « rappel théâtral » selon la formule de l’auteur, les figures du capitalisme industriel pakistanais. Le rôle des donneurs d’ordre internationaux et des auditeurs est un point de fuite, mais le coup de projecteur est porté sur l’affaire locale. Il en ressort qu’au gré de rebondissements intimement liés au cadrage politique donné à l’enquête, la thèse de la cause accidentelle assortie de pratiques criminelles imputables à la direction de l’entreprise (verrouillage des issues de secours) s’est transformée en thèse d’un acte « terroriste » (initié par le parti MQM — le Muttahida Qaumi Movement) seulement aggravé par quelques négligences peut-être de la direction. Malgré ce cadrage local de l’affaire, une ONG allemande a tenté d’inscrire ce cas dans une mise en cause du capitalisme mondialisé et d’aider des victimes à engager la responsabilité du donneur d’ordre Kik. Cette tentative fut vaine, mais l’auteur voit dans cet échec le moteur de la mobilisation collective ayant conduit à l’adoption de la loi allemande sur le devoir de vigilance dans les chaînes d’approvisionnement entrée en vigueur le 1er janvier 20232, suivie depuis lors par la directive européenne CS3D (« Corporate Sustainability Due Diligence Directive »)3.
6Plusieurs lectures peuvent être faites de cet ouvrage à la fois érudit et d’une grande finesse ethnographique, mais l’objectif principal de l’auteur est clairement de mobiliser le cas pakistanais pour défendre une thèse forte sur le capitalisme. Le premier volet de l’argument, posé en introduction de l’ouvrage, consiste à souligner l’importance de la prédation comme ressort de l’accumulation capitaliste. Laurent Gayer emprunte la notion à Thorstein Veblen, qui affirme que l’avènement du capitalisme industriel a réhabilité un instinct prédateur particulièrement visible dans les dernières décennies du XIXe siècle. Laurent Gayer concède à John Galbraith l’hypothèse d’une domestication du capitalisme au cours du XXe siècle, mais il soutient que l’époque contemporaine marque une « rechute » prédatrice. Le deuxième argument, posé en conclusion de l’ouvrage, consiste à prendre le contre-pied de « la plupart des courants de la sociologie économique », qui « s’accordent à considérer que le capitalisme a besoin de régularité et de prévisibilité pour assurer sa reproduction » (p. 396). Sur ce point, l’auteur durcit peut-être le consensus. Car en dépit de la prégnance du mantra wébérien, quand bien même Laurent Gayer souligne qu’il est partagé par une autrice marxiste telle qu’Ellen Meiksins Wood (2002), les analyses du capitalisme ne s’y réduisent certainement pas. Par exemple, comme le rappellent Pierre François et Claire Lemercier (2021, p. 25), Fernand Braudel fournit précisément un contrepoint à Max Weber en associant le capitalisme à l’opportunisme, aux rapports de force, voire directement à l’imprévisibilité. Il reste que l’essor d’un capitalisme industriel à Karachi illustre effectivement très bien la possibilité d’une accumulation capitaliste dans un contexte politique chaotique. Pour Laurent Gayer, faire de l’ordre avec du désordre est même l’un des ressorts de la prédation qui, par-delà la violence directe, consiste aussi à « former l’État pour soi-même » (p. 16) en s’appropriant ses ressources matérielles et symboliques tout en paralysant ses fonctions régulatrices. Outre le travail conceptuel autour de la notion de prédation, une piste féconde serait certainement de poursuivre la comparaison avec des pratiques d’accumulation prédatrice plus ou moins coercitives — on pense à la mafia de Pino Arlacchi (1986) autant qu’aux grands patrons de Michel Villette et Catherine Vuillermot (2005) — dans des contextes politiques par ailleurs plus ou moins désordonnés. La constitution, depuis 2023, d’un groupe de recherche « Capital, Coercition, Prédation » au sein de l’Association française de science politique (AFSP) est à cet égard on ne peut plus prometteuse.