1Les « pédagogies alternatives » suscitent de plus en plus d’attention dans le paysage de l’éducation contemporaine. Cela se manifeste par l’ouverture d’écoles alternatives, l’engagement de certain·es enseignant⋅es en leur faveur et une demande croissante de la part des parents, en particulier les mères, remettant en question le modèle scolaire traditionnel et privilégiant des approches centrées sur les besoins et les spécificités de leurs enfants. Dans son livre, Ghislain Leroy propose une analyse sociologique des pédagogies alternatives en examinant à la fois leurs fondements théoriques, la diversité de leur mise en pratique au cours des cinquante dernières années, leurs conséquences sur le système éducatif et leurs implications sociales.
2Ghislain Leroy s’appuie sur une solide base théorique en sciences de l’éducation et en sociologie, ce qui lui permet de retracer l’histoire sociale des pédagogies alternatives. Il explore d’abord l’émergence de l’« Éducation nouvelle » et sa diffusion au sein de l’Éducation nationale, ainsi que ses développements récents. Tout au long de l’ouvrage, Ghislain Leroy se penche principalement sur le potentiel inégalitaire de ces pratiques éducatives. Cette question émerge dès la fin du premier chapitre, intitulé « L’éducation nouvelle pour les dominés ou les dominants ? », bien que l’auteur présente également quelques perspectives positives dans le chapitre 4 concernant les approches alternatives pour la réussite de tous les élèves.
- 1 Le plan Langevin-Wallon, élaboré après la Seconde Guerre mondiale, visait à réformer l’éducation en (...)
3Les deux premiers chapitres reviennent sur le mouvement de l’Éducation nouvelle, un courant de recherche varié regroupant de nombreuses initiatives, parfois contradictoires, qui se sont succédé depuis la fin du XIXe siècle jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Malgré des positionnements distincts, en particulier sur la place accordée au groupe classe, sur la place accordée au jeu et au travail et sur la domination adulte, Ghislain Leroy montre que les pédagogies de l’Éducation nouvelle partagent l’objectif commun de replacer l’enfant au centre de l’école. L’ensemble de ces pédagogies s’inscrit ainsi à rebours d’une pédagogie dite « traditionnelle » qui ne serait pas adaptée aux enfants. Ghislain Leroy souligne que cette transformation de la relation pédagogique implique notamment la recherche de la motivation de l’enfant et une approche non coercitive de l’enseignement, sans toutefois s’éloigner radicalement de la « forme scolaire ». Il conclut ce chapitre en soulignant l’ambiguïté politique de l’Éducation nouvelle, qui a permis à la fois aux dominants de disposer de ressources distinctives et aux dominés de se préparer aux caractéristiques de leurs futurs métiers. Le deuxième chapitre se concentre sur la diffusion de ces nouvelles pédagogies par leurs inventeurs, ainsi que sur leur expansion au sein de l’Éducation nationale entre 1950 et 1970. Des pratiques telles que la méthode Montessori en classe maternelle, le soutien des inspections académiques à ces méthodes, l’ouverture d’écoles et les expériences menées au collège, ainsi que le plan Langevin-Wallon1, constituent des exemples d’une volonté d’allier démocratisation de l’enseignement et pédagogies nouvelles (notamment en utilisant celles-ci auprès des publics non favorisés). Ghislain Leroy montre également que si l’Éducation nationale reflète des traces des pédagogies nouvelles, notamment dans les textes officiels, cette influence est davantage formelle voire de façade, comme l’a déjà souligné Patrick Rayou (2000), pour qui le puérocentrisme est devenu un lieu commun « pédagogiquement correct ».
4Le chapitre 3 offre une transition des pédagogies nouvelles vers le terme de pédagogies « alternatives » en examinant la pénétration du néolibéralisme dans l’école, à la fois dans son fonctionnement gestionnaire, calqué sur celui de l’entreprise privée, et du point de vue pédagogique, à travers la promotion de la pédagogie par objectifs ou projets et de la logique des compétences, qui accordent une place prépondérante aux valeurs entrepreneuriales, voire, dans certains cas, conservatrices. Ghislain Leroy analyse finement comment « le nouvel esprit du capitalisme » s’approprie habilement certains éléments des pédagogies alternatives, les vidant de leur contenu subversif, afin de servir l’idéal du travailleur créatif, entrepreneur de sa propre vie.
5Le potentiel inégalitaire des pédagogies alternatives se pose à nouveau lorsqu’il s’agit d’évaluer leur efficacité pour les enfants issus des classes populaires. Le chapitre 4 aborde leur rôle dans la lutte contre les difficultés voire l’échec scolaire. Ghislain Leroy montre clairement comment le processus de décentralisation en cours dans le système éducatif français s’accompagne d’une injonction à l’innovation scolaire, à travers des dispositifs dits « différents » qui utilisent abondamment une « pédagogie du détour », c’est-à-dire l’utilisation de méthodes pédagogiques « différentes » pour enseigner à des enfants qui ne parviennent pas à apprendre par les voies habituelles. Ces dispositifs, telles les écoles de la « seconde chance », favorisent des approches axées sur l’expressivité, l’activité et le sens que les élèves donnent à leurs apprentissages, parfois au détriment des objectifs scolaires communs, notamment en abandonnant les aspects plus directifs liés à l’explication et à l’argumentation, voire en externalisant les difficultés scolaires. Proches des pédagogies invisibles, ils peuvent avoir comme effet de placer les élèves issus de milieux populaires dans une situation de « malentendu cognitif ». Certain·es auteurices plaident ainsi en faveur d’une pédagogie « rationnelle » ou « explicite » (Garcia et Oller, 2015) qui part du constat des inégalités sociales entre les élèves, ce qui peut conduire à des formes de directivité plus ou moins prononcées dans la relation pédagogique.
6Le cinquième chapitre propose d’étudier les acteurs des pédagogies alternatives, à savoir les enseignant⋅es et les élèves, bien que l’absence des parents, et en particulier des mères, puisse être regrettée. L’utilisation de ces pédagogies par des enseignant⋅es socialement situé·es du côté des classes dominantes a été analysée comme une forme de « distinction », liée soit à un sentiment de déclassement professionnel, soit à un manque de perspectives d’évolution dans la profession. Ghislain Leroy rappelle qu’elle implique souvent un travail supplémentaire pour les enseignant⋅es et, dans certains cas, de nombreuses contraintes (programme scolaire, hiérarchie, attentes des familles, etc.). La question des parcours des enfants reste encore peu étudiée, les quelques études existantes signalant à la fois des difficultés de réintégration dans l’enseignement classique et des réussites, ainsi que des opinions divergentes parmi les élèves quant aux apports des pédagogies alternatives. Bien que cela ne soit pas abordé par Ghislain Leroy, on peut supposer que ces succès ou ces échecs sont davantage liés à l’origine sociale des élèves qu’aux caractéristiques des parcours scolaires qu’iels ont suivis.
7Enfin, dans le sixième et dernier chapitre, Ghislain Leroy revient sur l’actualité très récente — 2020 — des pédagogies alternatives. Une fois de plus, il replace cet essor dans le contexte du néolibéralisme, la pédagogie Montessori étant un exemple emblématique de celui-ci. Bien que cette pédagogie soit axée sur l’autonomie individuelle de l’enfant, certaines de ses variantes actuelles reflètent des valeurs individualistes et concurrentielles propres au néolibéralisme. À l’inverse, la pédagogie Freinet est associée à des valeurs collectivistes et émancipatrices. En occultant les déterminismes sociaux sous-jacents aux « périodes sensibles » et à l’« intérêt » de l’enfant, la pédagogie Montessori illustre également le potentiel inégalitaire des pédagogies alternatives. Ghislain Leroy observe ce même potentiel inégalitaire voire élitiste dans les écoles Steiner ou démocratiques.
8L’auteur aurait pu également mentionner d’autres raisons derrière ces choix d’écoles, telles que le décrochage scolaire ou les situations particulières de certains élèves (comme les troubles dys), qu’il évoque par ailleurs pour l’instruction en famille. À cet égard, l’instruction en famille constitue un excellent exemple de ce que Ghislain Leroy décrit depuis le début de l’ouvrage : les pédagogies alternatives peuvent servir des projets sociaux et politiques extrêmement variés et attirer des familles d’origines sociales diverses. Cette diversité implique que les parcours scolaires alternatifs soient différemment bénéfiques pour les enfants et que ce qui compte finalement le plus ne soit pas tant le type de parcours suivi que l’origine sociale des parents, ce que Phillip Brown (1990) a conceptualisé sous le terme de « parentocratie ».
9La réflexion se conclut sur les pédagogies critiques, encore largement méconnues en France, qui cherchent à remettre en question les structures de domination sociale dans l’éducation en mettant l’accent sur la conscientisation, l’autonomisation et la transformation sociale des apprenants. À cet égard, Ghislain Leroy propose des pistes fécondes pour envisager une hybridation de différentes approches pédagogiques, par exemple en combinant les apports des pédagogies actives avec ceux des pédagogies explicite et rationnelle évoquées ci-dessus, afin de concevoir un enseignement véritablement émancipateur pour toutes et tous. Des recherches futures sur l’espace social des alternatives scolaires, les pédagogies critiques et les pédagogies explicite et rationnelle, permettront de combler un manque dans la littérature actuelle.