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Comptes rendus

Leonora Dugonjic-Rodwin, Le privilège d’une éducation transnationale. Sociologie historique du baccalauréat international

Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2022, 352 p.
Caroline Bertron
Référence(s) :

Leonora Dugonjic-Rodwin, Le privilège d’une éducation transnationale. Sociologie historique du baccalauréat international, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2022, 352 p.

Texte intégral

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Crédits : Presses universitaires de Rennes

1Leonora Dugonjic-Rodwin livre un ouvrage passionnant sur la mondialisation de l’éducation en s’intéressant à l’institutionnalisation de « l’éducation internationale ». La recherche porte sur deux écoles, l’École internationale de Genève (surnommée « Ecolint ») ouverte en 1924, et l’United Nations International School (« Unis ») établie à New York en 1947, mais aussi sur l’International Baccalaureate (IB), organisation non gouvernementale créée en 1964. Cette dernière a fondé, à côté des systèmes éducatifs nationaux, un diplôme privé international du même nom, dont les programmes sont désormais dispensés dans plus de 5 000 établissements scolaires dans le monde.

2La perspective proposée est originale pour plusieurs raisons. Premièrement, l’autrice s’intéresse à la construction d’une valeur internationale dans le domaine scolaire et aux luttes sur sa définition, là où de nombreux travaux s’intéressent aux élèves et aux attentes des familles ainsi qu’à la manière dont les écoles d’élite ont transformé leur offre pour répondre aux injonctions d’internationalisation. Ensuite, en traçant la sociogenèse de l’éducation internationale au XXe siècle, l’ouvrage vient également occuper une place singulière en sociologie de l’éducation. Il propose en effet une sociologie historique des intellectuels et réformateurs qui ont œuvré à la légitimation d’une idée éducative dans l’esprit de la Société des Nations (SDN), du Bureau International du Travail (BIT) et de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et contribue ainsi à l’histoire de l’internationalisme et des organisations internationales. Enfin, l’ambition théorique est de considérer l’éducation comme un bien symbolique et de saisir l’éducation internationale comme un « champ ». Cette perspective donne lieu à un travail important de transposition de la sociologie des marchés de biens culturels au domaine de l’éducation et invite à un renouvellement des usages de la sociologie de Pierre Bourdieu en sociologie de l’éducation.

3Qu’est-ce qu’être international ? Et qu’une éducation internationale ? L’autrice qualifie d’« internationale élitiste » le projet qui émerge à la fondation de l’Écolint jusqu’aux IB schools aujourd’hui. Elle établit une continuité forte entre les trois institutions, autour du projet initial de l’Écolint et d’un objet de recherche : « l’émergence d’un espace d’activités pédagogiques caractérisé par l’élitisme » (p. 28). Cet élitisme se définit par une vision du monde (un ethnocentrisme euro-américain) et un projet éducatif (construire « le “meilleur” des systèmes d’enseignement dominants », p. 27).

4La première partie est consacrée à la construction de cet objet de recherche et au travail d’analyse et de mise à distance des discours des écoles internationales sur leur supériorité par rapport aux systèmes éducatifs nationaux. L’autrice, qui a été élève à l’École internationale de Genève, propose donc une lecture critique des productions institutionnelles et de la littérature sur l’éducation internationale qui ont selon elle largement contribué à légitimer une vision élitiste de la question. Elle présente ensuite les matériaux et l’enquête sur lesquels reposent les deux parties suivantes de l’ouvrage. Elle a en effet eu accès aux bases de données de l’IB, sur lesquelles elle s’appuie pour réaliser une analyse des correspondances multiples des IB schools, et au registre des élèves de l’Ecolint. Elle décrit en détail ses sources et en particulier les archives privées, les archives de la SDN, du BIT et de l’ONU, de l’Ecolint et de l’Unis, ce qui permet également de saisir la richesse de ces fonds d’archives. L’autrice s’appuie enfin sur des entretiens (surtout avec des enseignants) et des observations dans les écoles (lors d’événements), qui sont exploités de manière secondaire dans l’ouvrage.

5La deuxième partie porte sur les promoteurs de l’éducation internationale. L’Ecolint et l’Unis sont au départ des écoles de fonctionnaires internationaux, le produit d’échanges et d’intérêts communs entre acteurs internationaux. Plusieurs fonctionnaires de la SDN, acquis aux idées de l’Éducation nouvelle, vont rencontrer les pédagogues genevois de l’Institut Jean-Jacques Rousseau et notamment Adolphe Ferrière, qui s’intéresse en retour à l’internationalisme des nouvelles organisations. Face à la thèse du « besoin » mise en avant par les écoles, selon laquelle il était nécessaire de créer une école spéciale pour les enfants de fonctionnaires de tous pays amenés à repartir dans leurs pays, l’autrice oppose la mobilisation des fonctionnaires internationaux pour la reconnaissance de leur place et la légitimation de leur définition de l’internationalisme : ils créent une école à leur mesure et « sur mesure » pour des élèves alors surtout états-uniens et européens. Par leurs ressources symboliques, tirées des positions occupées dans leurs institutions d’origine, les fondateurs construisent un internationalisme « du dedans », à la fois moral et idéologique, autour d’un « esprit d’école ».

6Si les deux écoles sont toujours vues comme des écoles de fonction et un « service public » pour les fonctionnaires internationaux, ces derniers sont désormais minoritaires parmi les parents d’élèves, et ce malgré la participation élevée des organisations internationales aux frais de scolarité des enfants de leurs salariés. Les enfants de cadres d’entreprises multinationales et de professions libérales sont, eux, de plus en plus nombreux. Or, la réputation « d’école de l’ONU » qu’a l’Unis semble impérative pour maintenir le statut dominant de l’école et on peut s’interroger sur les pratiques effectivement déployées par les deux écoles pour maintenir une part importante d’enfants de fonctionnaires internationaux, capital symbolique à même de les distinguer par rapport à des concurrentes locales. Les deux écoles ont aussi in fine beaucoup en commun ; en témoignent les circulations d’acteurs et l’héritage de l’Ecolint à l’Unis.

7La troisième partie aborde la structure du champ des écoles internationales. L’idée de forger un diplôme international était déjà présente chez les fondateurs de l’Ecolint, mais l’International Baccalaureate Organization (IBO) est fondée à Genève en 1964. L’initiative ne vient pas cette fois de fonctionnaires internationaux, mais d’une « internationale de réformateurs nationaux » (p. 165). Ceux-ci se préoccupent d’emblée de la reconnaissance universitaire du diplôme (le « baccalauréat des écoles internationales », p. 171), car l’IB concurrence d’autres réseaux comme les Lycées français à l’étranger, et les États ne souhaitent souvent pas reconnaître l’IB comme une « alternative pour leurs propres étudiants nationaux » (p. 177). Le chapitre 6 montre comment se construit dans différents pays la valeur du nouveau diplôme dans l’accès aux études supérieures. Après l’adoption d’une mesure d’accès direct en deuxième année prise par Harvard et Princeton pour les détenteurs de l’IB, celui-ci commence à s’imposer et vient incarner un nouveau type de diplôme qui se passe des autorités étatiques pour accéder aux marchés universitaires. Il participe aussi à un marché des certifications, chaque matière pouvant être passée séparément et donner lieu à une certification dans la matière concernée.

8L’analyse des correspondances multiples des IB schools montre que les écoles les plus anciennes du réseau sont plutôt privées, tandis que les écoles publiques ont plus récemment rejoint l’IB et sont en grande partie situées aux États-Unis. Ces résultats ne sont pas anodins. L’IB attire désormais à la fois des élèves « locaux », surtout issus des classes moyennes et supérieures en quête d’internationalisation, et des élèves dont les parents, mobiles professionnellement, changent fréquemment de pays. En étant introduit massivement dans les magnet schools états-uniennes, écoles publiques qui sont désectorisées et qui proposent des spécialisations ou des programmes plus avancés dans certains domaines, l’IB a de facto été intégré aux politiques scolaires de déségrégation raciale et contribué sur les vingt dernières années à attirer ou retenir des familles aisées dans des écoles et des quartiers défavorisés. Les écoles publiques qui dispensent l’IB dans le monde sont désormais plus nombreuses que les écoles privées, ce qui conduit à interroger les transformations de la valeur symbolique du diplôme.

9L’unification du champ des IB schools est abordée à travers plusieurs focales. Le recrutement des enseignants dans des salons dédiés assure une circulation entre écoles et des carrières au sein du réseau. Plus que des contenus communs, l’IB assure aux écoles un cadrage partagé, des « manières d’apprendre » et d’« apprendre pour apprendre ». Les curricula de « littérature mondiale » et d’« histoire mondiale » qu’analyse en détail l’autrice illustrent la reconduction des hiérarchies nationales dans les contenus enseignés : les corpus de « littérature mondiale » dépendent largement du marché de la traduction en anglais. Les programmes d’« histoire mondiale » n’offrent, eux, qu’un décentrement partiel des perspectives états-uniennes et européennes.

10L’ouvrage montre l’autonomisation progressive du champ de l’éducation internationale par rapport aux tutelles étatiques. Mais les logiques nationales à l’œuvre dans les programmes, dans les manières d’identifier les élèves et les hiérarchisations internes à cet espace continuent d’être structurantes. On relève une forme de déception ou de désillusion de la part de l’autrice, face à l’utopie non réalisée d’un « vrai » internationalisme scolaire, qui aurait été à même de renverser des rapports de domination internationaux. Dans le champ de l’éducation internationale, la concurrence de l’IB avec d’autres diplômes, la compétition locale entre les écoles « IB » et les autres, les rapports entre écoles dominantes et plus dominées, et les luttes de définition avec d’autres institutions mériteraient d’autres recherches pour saisir l’architecture de l’éducation internationale à toutes les échelles. À la lecture de l’ouvrage, on se demande par exemple ce qu’aurait apporté à l’analyse la prise en compte d’une autre école internationale, dominante mais moins liée aux organisations internationales, ou au contraire le cas d’une école « dominée » ancienne dans le réseau, voire d’aborder plus directement le cas de l’IB dans les écoles publiques états-uniennes. L’autrice ouvre ainsi la voie à des approfondissements théoriques et empiriques sur l’économie symbolique des diplômes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Caroline Bertron, « Leonora Dugonjic-Rodwin, Le privilège d’une éducation transnationale. Sociologie historique du baccalauréat international »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46389 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12atv

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Auteur

Caroline Bertron

Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, équipe Cultures et sociétés urbaines (CRESPPA-CSU)
UMR 7217 CNRS, Université Paris-Ouest Nanterre et Université Paris 8
59-61 rue Pouchet, 75017 Paris, France
carolinehs.bertron[at]gmail.com

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