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AccueilNumérosVol. 66 - n° 3Comptes rendusAnne Bellon, L’État et la toile. ...

Comptes rendus

Anne Bellon, L’État et la toile. Des politiques de l’internet à la numérisation de l’action publique

Éditions du Croquant, Vulaines sur Seine, 2023, 316 p.
Simon Cottin-Marx
Référence(s) :

Anne Bellon, L’État et la toile. Des politiques de l’internet à la numérisation de l’action publique, Éditions du Croquant, Vulaines sur Seine, 2023, 316 p.

Texte intégral

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Crédits : Éditions du Croquant

1Le numérique est omniprésent. Ce constat, devenu banal, ne doit pas nous faire oublier que la « révolution numérique » n’a commencé qu’il y a une trentaine d’années. Les bouleversements qu’elle a entraînés ont notamment participé à une reconfiguration de l’État. C’est la thèse que défend Anne Bellon. Dans son livre, tiré de son doctorat en science politique (2018), cette maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Technologique de Compiègne, membre du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), questionne les liens « entre l’État et la toile ». Plus précisément, elle rend compte des résultats de son enquête socio-historique sur « la révolution bureaucratique » entraînée par l’essor du numérique. Ce travail de recherche repose sur une importante revue de la littérature, mais aussi sur une enquête réalisée auprès de celles et ceux qui ont fait cette histoire « depuis l’État ».

2L’ouvrage est organisé en six chapitres. Dans le premier, Anne Bellon s’intéresse à l’histoire de l’invention du réseau. Dans cette partie centrée sur les États-Unis, et dans la continuité des travaux de Janet Abbate, l’autrice s’attache à déconstruire le récit mythique d’Internet. Cela passe par la dénaturalisation de l’utopie politique, professée dans les années 1990 par des activistes (qui opposent les militant·es d’internet à l’intervention étatique). À rebours des discours homogénéisants, l’autrice rappelle la diversité des origines intellectuelles et politiques des débuts d’internet et montre que son histoire ne s’inscrit pas dans cet antagonisme, mais est à l’inverse le résultat de collaborations et de conflits entre une grande variété d’actrices et d’acteurs (militaires, commerciaux, scientifiques, informaticien·nes, etc.).

3Le second chapitre nous fait traverser l’Atlantique et nous amène au pays du Minitel, plus précisément dans l’État français des années 1990, où des pans entiers de l’administration ont freiné le développement de ce réseau, jugé par certains « trop américain ». Mais ici encore, rappelle l’autrice, la situation n’est pas réductible à un antagonisme entre tenants de l’État d’un côté et d’internet de l’autre. La politiste constate de multiples foyers de contestation au choix technologique d’un réseau centralisé défendu par les ingénieur·es des Télécoms. C’est notamment le cas des informaticien·es de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), engagé·es depuis longtemps dans les réseaux internationaux de développement de l’internet (même s’ils et elles sont aussi les héritier·es d’un autre projet colbertiste gaullien : le « plan calcul »), mais aussi plus largement de fonctionnaires militant·es.

4« L’affaire du JO » est emblématique des crispations de l’époque. En 1995, un fonctionnaire du ministère de l’Industrie ouvre l’un des premiers sites web administratifs français : admi.net. Celui-ci publie la copie numérique du Journal Officiel de manière gratuite alors qu’elle est accessible, mais de façon payante, sur le service télématique 3617. Le fonctionnaire va être contraint de retirer les documents… avant qu’ils ne réapparaissent ailleurs sur internet. Cette affaire montre bien les réticences de l’appareil d’État vis-à-vis de la « culture internet » caractérisée par l’ouverture et la libre diffusion de l’information, mais aussi que cette position est loin d’être complètement partagée en son sein.

5Le troisième chapitre présente les « évangélisateurs » de l’internet de la fin des années 1990. Anne Bellon étudie ici ce groupe des promoteurs du numérique dans l’État. Ces geeks, très majoritairement des hommes, partagent une « passion » pour l’informatique et internet. L’enquête souligne la diversité des origines sociales des acteurs et remet en cause l’imperméabilité supposée de la frontière entre public et privé. Fonctionnaires, politiques, entrepreneur·euses et militant·es d’internet se retrouvent autour d’un même projet : le développement de l’internet français.

6Le chapitre quatre traite quant à lui d’un « moment révolutionnaire », l’arrivée de Lionel Jospin au gouvernement. Plus que cette nomination, c’est le discours d’Hourtin, qu’il prononce en août 1997, qui marque la « naissance de l’État internaute ». Dans la continuité des travaux de Philippe Bezes, l’autrice souligne que ce qui fut le point de départ de nombreuses expérimentations numériques se produit dans un contexte particulier, celui de la diffusion du New Public Management. Internet devient un instrument majeur de la réforme de l’État, même si Anne Bellon montre bien les ruptures et les continuités de cette dynamique, mais aussi que l’évolution des pratiques informatiques dans l’État ne s’est pas faite en un jour, ni à la même vitesse selon les ministères. Après l’enthousiasme des premières politiques d’internet, le réseau devient l’objet d’une intervention étatique plus classique.

7Dans le cinquième chapitre, l’autrice s’intéresse au ministère de la Culture et aux politiques de lutte contre le piratage des années 2000, consacrées par la loi dite « HADOPI » de 2009, qui a créé la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet. La régulation publique du droit d’auteur participe à fracturer le groupe des promoteurs du numérique et notamment inscrire l’activisme internaute dans la contestation.

8Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage traite du « devenir des causes de l’internet dans l’État ». Pour Anne Bellon, internet s’est institutionnalisé de manière « paradoxale ». Malgré différentes initiatives, « l’État-plateforme » et les start-ups d’État par exemple, le numérique reste sans ministère, sans corps d'État, et les politiques publiques se limitent souvent au soutien des grandes entreprises du secteur. L’internet n’a pas été constitué comme un domaine d’intervention publique à part entière et ce dernier a un goût d’« inachevé ».

9L’ouvrage a de nombreuses qualités. La diversité des sources mobilisées et les biographies qui ponctuent le texte donnent un récit riche en références et anecdotes signifiantes. Avec ce livre, Anne Bellon apporte aussi une contribution à la sociologie des transformations de l’État. Internet a déstabilisé les routines et constitue un point d’observation pertinent pour saisir des transformations que l’autrice restitue tout en nuances. Elle montre que le déploiement du numérique dans l’État est fait d’errements et de tentatives, mais aussi qu’il a de « multiples visages ».

10Nous pouvons cependant pointer certaines limites. Notre première remarque concerne la problématisation annoncée par l’autrice. Alors qu’elle indique étudier ce que l’État fait à internet, l’ouvrage traite davantage de ce qu’internet fait au monde bureaucratique. À l’exception du chapitre cinq, l’enquête réalisée est moins un travail sur l'intervention publique sur internet que sur la manière dont les agents bureaucratiques se sont progressivement approprié la révolution numérique, l’ont accompagnée (ou non) et en ont importé les logiques au sein de l’État. Ainsi, nous voyons moins comment « l’État a progressivement pris pied dans la toile » que l’inverse. En ce qui concerne la méthodologie, l’étude de l’émergence de l’administration électronique repose en grande partie sur des entretiens menés auprès du petit monde des promotrices et promoteurs de l’internet au sein de l’État. C’est un matériau inédit analysé sous un angle particulier qui, cependant, limite la compréhension : il aurait été intéressant d’investiguer davantage les perdant·es et résistant·es à ces transformations.

11Enfin, nous pouvons regretter que l’ouvrage laisse plusieurs aspects de côté. Tout d’abord, il néglige la dimension matérielle de ces bouleversements. Pourtant, des entreprises publiques, comme France Télécom, ont été des acteurs majeurs des infrastructures numériques. Il est également remarquable que le tournant numérique coïncide avec une privatisation de l’action publique. Dans l’ouvrage, Anne Bellon observe bien que l’État apporte plus un soutien aux entreprises privées qu’il ne fait lui-même, mais elle ne développe pas cet aspect. Nous pouvons le regretter car, comme l’a montré l’actualité récente, le développement du numérique participe d’une pénétration importante du privé dans l’État. Pour mettre en œuvre ses politiques publiques ou maintenir ses systèmes d’information, les cabinets de conseils privés ont massivement pris place dans l’État. C’est ce que montre notamment un rapport du Sénat publié en 2022. L’ouvrage traite peu de ces acteurs privés, et plus largement des firmes multinationales qui sont devenues des rouages essentiels de l’action publique.

12Pour terminer, nous pouvons ajouter que le rôle des institutions européennes est également peu discuté dans l’ouvrage. Le déclin du corps des télécommunications dans la hiérarchie des corps d’État ou le rôle de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) comme autorité de régulation des télécoms, sont par exemple liés à l’obligation de mise en concurrence par les directives européennes à partir de 1990. Le discours de Lionel Jospin à Hourtin sur la société de l’information fut précédé de plusieurs rapports européens sur le même thème, avant le sommet de Lisbonne en 2000 qui entendait soutenir un développement économique harmonieux autour des nouvelles technologies. Cette dimension européenne est globalement absente des propos rapportés des évangélisateurs du numérique ; elle joue pourtant un rôle important dans la régulation de l’économie numérique. Il serait intéressant de comprendre comment ces mondes ont pu évoluer en parallèle sans, semble-t-il, se croiser.

13Ces quelques remarques, qui visent à élargir la perspective, n’entament en rien les qualités de l’ouvrage, la finesse d’analyse de l’autrice ni l’intérêt de ce moment de retournement de la position des pouvoirs publics vis-à-vis de l’internet et des innovateurs. Cet ouvrage représente une brique importante pour notre compréhension des relations entre l’État et le numérique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Simon Cottin-Marx, « Anne Bellon, L’État et la toile. Des politiques de l’internet à la numérisation de l’action publique »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46361 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12att

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Auteur

Simon Cottin-Marx

Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE)
UMR 3320 CNRS et CNAM
2, rue Conté, 75003 Paris, France
simon.cottinmarx[at]lecnam.net

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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