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AccueilNumérosVol. 66 - n° 3Comptes rendusÉmilien Ruiz, Trop de fonctionnai...

Comptes rendus

Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle)

Fayard, Paris, 2021, 272 p.
Anne Marchand et Renaud Bécot
Référence(s) :

Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle), Fayard, Paris, 2021, 272 p.

Texte intégral

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Crédits : Fayard

1L’urgence de réduire le nombre de fonctionnaires, au nom de la maîtrise de la dépense publique, était au cœur de la campagne électorale du candidat Macron de 2017. De quoi convaincre Émilien Ruiz d’aborder cette « obsession française » en historien et de rappeler que « la dénonciation du nombre des agents de l’État apparaît consubstantielle à l’existence même des fonctionnaires » (p. 9). Si une historiographie récente s’est développée sur l’État, elle avait jusqu’à présent laissé dans l’ombre la question des nombres. Renouant avec l’histoire quantitative, l’auteur entend ici tout à la fois combler cette lacune et contribuer à éclairer le débat public sur cette question éminemment politique.

2L’ouvrage se décline en cinq chapitres. Le premier soulève notamment la question de la définition du fonctionnaire. On découvre qu’aucune définition consensuelle ne s’est imposée en France depuis deux siècles, pas même juridique. La loi de 1946 instaurant un statut des fonctionnaires n’a pas mis un terme aux débats sur les frontières de cette catégorie. Le nombre de ces agents (données de 2018) peut ainsi varier de 1,5 million à 7,7 millions selon le caractère restrictif ou non de la définition, qu’elle se limite aux seuls fonctionnaires d’État ou englobe les agents des autres fonctions publiques, titulaires et non titulaires, les militaires, les employés des administrations publiques.

3Ce flou qui définit les fonctionnaires n’est toutefois pas un obstacle aux attaques contre leur nombre. En suivant le parcours de cette dénonciation depuis 1793 (avec Saint-Just), l’auteur montre qu’elle est portée, selon les contextes, par des acteurs politiques de gauche ou de droite, mais toujours associée plus ou moins clairement à une vision du rôle de l’État. Ainsi, pour les pourfendeurs du « fonctionnarisme », du XIXe à la fin du XXe siècle, « le nombre de fonctionnaires était donc surtout un prétexte à la défense ou à l’attaque du régime » (p. 38) ou un moyen d’épurer une administration dans le contexte de changements de régime. Ces critiques vont progressivement se dépolitiser pour, à partir des années 1990, n’envisager la nécessité de « désencombrer » (p. 48) l’État qu’au regard d’un impératif budgétaire.

4Les effectifs de fonctionnaires, même s’il est ardu de les compter, ont bel et bien augmenté depuis le début du XIXe siècle, précise l’auteur dans le chapitre 2. Mais, rappelle-t-il, n’en déplaise aux détracteurs du Léviathan et aux libéraux convaincus que l’administration se repaît de sa propre croissance, cette augmentation doit être reliée à l’extension progressive du périmètre d’intervention de l’État depuis le début du XIXe siècle. À l’origine d’une « effervescence institutionnelle », les deux guerres mondiales ont été à cet égard un formidable accélérateur de création de postes, en lien avec des tâches et des besoins spécifiques. Elles ont également contribué, une fois la paix venue, à légitimer l’accroissement du périmètre d’intervention de l’État dans les domaines social, économique, culturel, sans compter la création de nouveaux ministères, comme ceux de la Coopération (1959) ou de l’Environnement (1971). En lien avec la crise économique et un « tournant néolibéral discret » (p. 80), cette dynamique d’extension a été stoppée au milieu des années 1980. En parallèle, les lois de décentralisation ont transféré de nombreuses compétences de l’État aux collectivités territoriales, celles-ci devenant alors « le moteur de la croissance de la fonction publique » (p. 81).

5Le chapitre 3 s’attache à déconstruire un préjugé tenace, celui de l’emploi à vie des fonctionnaires, figure de privilégiés, en lien avec un statut trop protecteur. Là encore, le regard historique offre un éclairage plus nuancé. L’auteur rappelle ainsi que le statut des fonctionnaires fut d’abord pensé comme un instrument de mise au pas. Dès la fin du XIXe siècle, il fut avant tout envisagé pour leur interdire le droit de grève, ce « droit pour les fonctionnaires de ne plus fonctionner tout en conservant leurs fonctions », pour reprendre les propos de l’économiste Alfred de Foville en 1909 (p. 91). Fruit d’un véritable compromis politique, syndical et administratif, le nouveau statut des fonctionnaires voté en 1946 organise un équilibre entre droits (à la carrière, à l’activité syndicale…) et obligations (d’obéissance, de discrétion…). Il n’évacue pas la possibilité d’être licencié pour faute professionnelle. Surtout, réformé en 1959 et en 1983, ce statut distingue le grade de l’emploi, offrant ainsi à l’administration la possibilité de ré-affecter les fonctionnaires sur d’autres postes que les leurs. Mais plus encore, la majeure partie des nouvelles embauches depuis les années 2000 le sont en dehors du statut. Si l’État n’a jamais cessé de recruter des personnels non titulaires, qu’on les appelle « auxiliaires », « temporaires » ou « contractuels », la part de ceux-ci est désormais majoritaire dans les nouvelles embauches. Progressivement, l’emploi statutaire dans la fonction publique est ainsi marginalisé et le cadre d’emploi se rapproche du droit commun, comme en témoigne la création en 2005 des CDI de droit public.

6Le chapitre 4 reconstitue une autre évolution, celle la féminisation progressive et « semée d’embûches » (p. 119) de la fonction publique. Si la part des femmes reste difficile à mesurer sur le temps long, des données montrent qu’elles représentent, à la fin du XIXe siècle, seulement 18 % de l’emploi public et pour 99 % d’entre elles dans des secteurs très spécifiques — l’instruction publique, les manufactures de tabac et allumettes et les postes et télégraphes —, avant que le développement conjugué de l’instruction secondaire et de la machine à écrire soit à l’origine du développement des emplois de dames dactylographes.

7Recrutées massivement durant la Première Guerre mondiale pour suppléer l’absence des hommes, les femmes de la fonction publique n’ont pas, à la différence de celles du secteur privé, été contraintes de rejoindre leur foyer au sortir du conflit. Les opposants à cette féminisation n’ont pu empêcher qu’elles conservent et finalement gagnent leur place. Mais celle-ci a longtemps été bien délimitée, en bas de l’échelle hiérarchique et de celle des rémunérations. Si la constitution de 1946 a proclamé l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions publiques, la ségrégation horizontale a perduré, tout comme le plafond de verre, et de grandes inégalités subsistent dans les faits et selon les ministères.

8Au-delà des discours et promesses de campagne appelant à réduire le nombre des fonctionnaires, qu’en est-il alors réellement des coupes et compressions de postes ? C’est tout l’intérêt du cinquième chapitre que d’interroger les effets des slogans. Si la dénonciation du fonctionnarisme fut précoce, aucune réduction d’effectifs ne fut toutefois mise à l’agenda avant les années 1920, dans un contexte d’après-guerre et d’endettement public, pour garantir une meilleure rémunération pour les fonctionnaires restants. Les résultats de ces politiques de compression qui se sont poursuivies dans les années 1930 sont toutefois difficiles à évaluer avec précision, d’autant plus que, dans le même temps, l’État s’étoffait progressivement de nouvelles attributions. La période du régime de Vichy illustre sans doute le mieux ce paradoxe : une volonté affichée de réduire le nombre de fonctionnaires qui se traduit d’abord par l’exclusion des indésirables (les juifs, les naturalisés, les francs-maçons), mais la création, dans le même temps, de dizaines de nouveaux services et de nouveaux postes. La réduction du nombre de fonctionnaires fut aussi, à la Libération, une priorité et une occasion pour parfaire l’épuration administrative.

9Il faut attendre le milieu des années 2000 pour qu’une nouvelle politique de réduction soit mise en œuvre, par le non remplacement des départs à la retraite. Émilien Ruiz précise à ce propos que le tournant libéral de Jacques Chirac s’inscrit en réalité dans la continuité des politiques de stabilisation du nombre de postes prônées par les socialistes dès 1983 et trouve son inspiration dans les préconisations de Jean Choussat, l’un des promoteurs de cette politique de rigueur. En plaçant la fonction publique sous la responsabilité du ministère des finances en 2007, Nicolas Sarkozy concrétisa finalement une aspiration ancienne des haut-fonctionnaires aux finances à disposer d’un contrôle plus étroit sur l’évolution des effectifs de l’État.

10L’ouvrage d’Émilien Ruiz est une contribution essentielle à l’interminable débat sur la « maîtrise » de la dépense publique. Derrière l’apparente technicité de la construction de chiffres sur les effectifs des agents publics, l’historien conclut que le « gouvernement de la fonction publique n’a rien de politiquement neutre » (p. 201). Parmi les multiples apports de cet ouvrage, le choix de déployer l’enquête du XIXe siècle à nos jours offre une précieuse mise en perspective des projets successifs de « modernisation » de l’administration, en éclairant les facteurs de continuité au-delà des alternances politiques. Il rappelle que la controverse sur les effectifs de l’État s’articule toujours à une conception des missions incombant à la puissance publique. S’il comble une sérieuse lacune, ce livre dessine toutefois à son tour un nouvel angle mort, celui de la santé au travail de ces fonctionnaires, qui doivent tout à la fois supporter le préjugé d’un travail dénué de pénibilités et les effets de l’intensification de leurs activités dans un contexte de réduction des postes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Marchand et Renaud Bécot, « Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle) »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12atr

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Auteurs

Anne Marchand

Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS)
UMR8156 – U997, EHESS, CNRS, Inserm et Université Sorbonne Paris Nord
Université Sorbonne Paris Nord, UFR SMBH 74 rue Marcel Cachin, 93017 Bobigny cedex, France
anne.marchand[a]univ-paris13.fr

Renaud Bécot

Pacte, UMR 5194 du CNRS, de l’Université Grenoble Alpes et de Sciences Po Grenoble
Institut d’études politiques de Grenoble, 1030 Avenue Centrale, 38400 Saint-Martin-d’Hères, France
renaud.becot[a]iepg.fr

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