Stern, R. E., O’Brien, K. J., 2012, « Politics at the Boundary: Mixed Signals and the Chinese State », Modern China, vol. 38, n° 2, p. 174-198.
Isabelle Thireau, Des lieux en commun. Une ethnographie des rassemblements publics en Chine
Isabelle Thireau, Des lieux en commun. Une ethnographie des rassemblements publics en Chine, Éditions de l’EHESS, Paris, 2020, 390 p.
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Crédits : Éditions de l'EHESS
1Cet ouvrage est le fruit d’une enquête ethnographique de trois ans (2011-2014) réalisée par la sociologue Isabelle Thireau dans la ville de Tianjin. Il est divisé en deux parties consacrées chacune à l’étude d’un rassemblement : celui de la Place de la Victoire (chapitres 1 à 3) et celui qui regroupe les défenseurs du patrimoine architectural de la ville de Tianjin (chapitres 4 à 6). Chaque partie est suivie d’une conclusion, la conclusion générale ouvrant des pistes théoriques et empiriques. Tout au long de cet ouvrage extrêmement bien documenté (observations ethnographiques, sources historiographiques, nombreux extraits d’entretiens, etc.), Isabelle Thireau entreprend de saisir comment se nouent des relations sociales, et comment se constituent des formes d’action, des capacités d’agir, des interprétations et des savoir-faire partagés. Elle le fait en étudiant deux formes de « rassemblements publics » très contrastés. Le premier est un rassemblement quotidien de quelques dizaines de personnes pratiquant des exercices physiques de « rajeunissement » relevant des disciplines du Qigong et du Taiji sur la Place Shengli (la Place de la Victoire) à Tianjin. Le second est « l’équipe de volontaires pour la protection du patrimoine architectural de Tianjin », formée en 2008 et composée d’une centaine de personnes se mobilisant autour d’un site internet consacré à la sauvegarde de ce patrimoine. Ce rassemblement se distingue du premier en particulier par le fait d’être doté d’un nom et d’un manifeste précisant les principes et objectifs guidant les engagements de l’équipe de volontaires, ainsi que par ses modalités multiples d’apparition en public (p. 358).
2Ce qui rapproche néanmoins les deux rassemblements étudiés est qu’ils sont fondamentalement ouverts et qu’ils ne sont pas conditionnés par « des affiliations préexistantes ». Autre élément en commun, étant donné que le régime nourrit une suspicion profondément ancrée envers toute forme de rassemblement public : ces deux rassemblements sont éminemment contraints dans leurs modalités d’apparition et de visibilité dans l’espace public. La persistance de ce contrôle et les façons dont les acteurs sociaux prennent en compte ses modalités spatiotemporelles de mise en œuvre confèrent une coloration politique aux deux rassemblements étudiés. Ces « incertitudes et indéterminations » et cette attention quotidienne quant à la potentialité d’une intervention des autorités de l’État-Parti occupent une place centrale dans les deux rassemblements publics étudiés.
3On retrouve dans cet ouvrage des thèmes déjà travaillés par Isabelle Thireau dans ses travaux précédents, en particulier celui des capacités critiques et interprétatives des individus ainsi que la pluralité et la fluidité des formes d’association autour de l’action et de la parole. Les travaux d’Alain Cottereau (et sa notion d’« espaces publics intermédiaires » en particulier), d’Hannah Arendt, de Michael Warner ou encore de Paul Ricoeur constituent l’assise théorique de l’ouvrage. L’appareillage théorique et méthodologique mobilisé est très convaincant en ce qu’il permet de faire surgir le politique précisément là où on ne l’attend pas, en particulier dans l’étude du rassemblement autour de la Place Shengli. Isabelle Thireau souligne par exemple le caractère volontairement indéterminé de l’identité civile et sociale des participant·es, de leur façon d’apparaître en public, qui peut être considéré en soi comme une condition de possibilité d’apparition de concert ; ces rassemblements se distinguent ainsi de formes éminemment plus politisées et dirigées de rassemblements publics liés à l’ère maoïste. La place Shengli apparaît comme un espace au sein duquel se travaillent au quotidien repères de sens et repères normatifs à travers un entrelacs « d’accomplissement individuel d’exercices physiques, de sociabilité civile et de citoyenneté politique, même si cette dernière demeure infra-idéologique » (p. 128). Sur ce plan, bien que ce compte rendu n’offre pas l’espace pour une telle discussion, on aimerait savoir si ce surgissement du politique sur la place Shengli relève réellement de l’« infra-idéologique ». Conversations et interactions sur la place soutiennent ce que l’autrice appelle une « enquête collective » œuvrant à consolider les croyances sur la réalité sociale, sur l’écart entre la parole publique d’une part (celle prononcée par les autorités de l’État-Parti) et la réalité vécue et partagée par les individus d’autre part. L’usage de la parole publique par les autorités fait ainsi l’objet de « soupçons » répétés qui façonnent son usage au quotidien. Tout au long de l’étude, la sociologue suit de très près l’usage des mots fait par les acteurs sociaux pour désigner autrui, soi-même, ses actions, et la pluralité des modalités d’apparition dans l’espace public. L’autrice porte ainsi une attention particulière à la façon dont les participant·es aux deux rassemblements quotidiens décrivent la nature de leurs activités en commun en mobilisant un vocabulaire permettant une mise à distance de formes nettement plus politisées de rassemblement qui prévalaient par le passé (p. 357).
4Cette attention portée par l’autrice au sens des mots et à leur rapport à la réalité aujourd’hui et dans le passé politique récent permet par ailleurs de faire ressortir des formes subtiles de sociabilité, de « coprésence », et des façons de constituer du politique ou de préciser les modalités de son évitement.
5L’enquête auprès de l’équipe de volontaires pour la protection du patrimoine met en lumière un processus cumulatif de socialisation politique. La sociologue documente des processus par lesquels des croyances préalables sont combinées aux savoirs issus des expériences menées. Parmi les principes qui informent ces savoirs identifiés par l’autrice, on notera en particulier « les modalités d’apparition », à savoir une connaissance du degré et des formes de visibilité que peuvent ou ne peuvent pas tolérer le système politique et ses agents. Cette question, centrale dans l’étude des formes de rassemblement et de mobilisations sociales en Chine et plus largement dans les régimes autoritaires, fait l’objet de développements très intéressants dans l’ouvrage. Un des apports majeurs Des lieux en commun est précisément de lever un coin du voile en ce qui concerne la façon dont les acteurs sociaux conçoivent un jeu subtil d’équilibres instables entre divers degrés de publicisation ou d’invisibilité de leurs actions et les modalités d’interpellation des autorités. L’ouvrage rend intelligibles les principes et stratégies qui guident l’action des individus à travers de longs extraits dans lesquels ces personnes font un retour réflexif et explicitent les principes forgés au cœur de leur action.
6Isabelle Thireau attire par ailleurs l’attention sur le fait que le processus complexe et instable de reconnaissance du « public », de sa capacité à interpeller, à questionner voire à contester la légitimité des situations demeure non institutionnalisé. Ce constat confirme la très difficile institutionnalisation des fruits de luttes sociales et politiques en Chine — on pense ici aux mobilisations collectives autour du travail, mais aussi autour de la terre ou de la protection de l’environnement, durant les deux premières décennies des années 2000. En ce qui concerne le domaine du travail, si entre 2010 et 2015 un certain nombre d’acteurs sociaux (membres d’organisations sociales non gouvernementales, avocats, etc.) ont obtenu des droits en matière de négociations collectives, ces droits n’ont jamais fait l’objet d’une réelle institutionnalisation, ce qui les a rendu fragiles et les a fait disparaître pour l’essentiel, lorsque le régime a commencé à restreindre drastiquement les espaces de revendication et de mobilisation à partir de la deuxième moitié des années 2010.
7Comme le souligne avec justesse Isabelle Thireau, une ethnographie des agents de l’administration locale et du parti reste à écrire. Une telle entreprise serait cependant des plus difficiles du fait du manque d’accès aux agents de l’État-Parti. Mais Des lieux en commun éclaire en creux certaines modalités de gouvernement des agents de l’État-Parti au niveau local, notamment une capacité à jouer sur l’ambiguïté et sur les frontières mouvantes entre ce qui est autorisé dans certaines circonstances et ce qui ne l’est pas. L’enquête montre également quels types de prise de parole et d’interpellation seront entendus, ignorés, rendus invisibles ou éventuellement réprimés. En ce sens, l’ouvrage montre à quel point l’ambiguïté demeure une modalité clé de gouvernement pour le régime, comme l’ont montré les travaux de Rachel Stern et Kevin O’Brien (2012).
8Dans sa conclusion, Isabelle Thireau souligne toute l’importance de la réalisation d’enquêtes ethnographiques longues et approfondies afin de mieux comprendre les dynamiques complexes de la société chinoise. On ne peut, à la lecture de cet ouvrage majeur, que lui donner raison, ceci a fortiori dans le contexte de durcissement politique en Chine rendant la réalisation de ce type d’immersion éminemment difficile, voire impossible dans les années à venir.
Pour citer cet article
Référence électronique
Éric Florence, « Isabelle Thireau, Des lieux en commun. Une ethnographie des rassemblements publics en Chine », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46320 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ats
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