Navigation – Plan du site

AccueilNumérosVol. 66 - n° 3Comptes rendusCharles Gadea et Roland Lardinois...

Comptes rendus

Charles Gadea et Roland Lardinois (dir.), Les Mondes de l’ingénieur en Inde (XIXe-XXIe siècle)

Classiques Garnier, Paris, 2022, 448 p.
Konstantinos Chatzis
Référence(s) :

Charles Gadea et Roland Lardinois (dir.), Les Mondes de l’ingénieur en Inde (XIXe-XXIe siècle), Classiques Garnier, Paris, 2022, 448 p.

Entrées d’index

Haut de page

Texte intégral

couvertureAfficher l’image
Crédits : Classiques Garnier

1« Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les ingénieurs indiens sans jamais oser le demander » : voici un autre titre possible pour cet ouvrage riche et foisonnant, qui commence à instruire le lecteur dès la première de couverture en mettant le « monde » du titre au pluriel. En effet, de même qu’il y a eu plusieurs « Indes » dans l’histoire — le pays a accédé à son indépendance en 1947 seulement —, la figure de l’ingénieur indien a habité plusieurs « mondes » dans son parcours historique, et continue à le faire.

2Au service de l’Empire britannique pendant très longtemps, cette communauté d’experts en matière de techniques modernes avait une composante allogène très prononcée, d’extraction anglaise avant de se nationaliser progressivement, tout en devenant, à l’image de la population du pays, particulièrement imposante : alors qu’au début des années 1990 il y avait quelque 500 écoles d’ingénieurs, en 2018 on en dénombre près de 3500. Au vu de la place du pays dans la division mondiale du travail, les filières de formation dans les technologies de l’information ont progressivement produit plus de 50 % des ingénieurs diplômés. La fragmentation, l’hétérogénéité ainsi que le caractère hiérarchique de la société indienne font sentir aussi leur présence à l’intérieur des « mondes » de l’ingénieur de ce pays. On décèle ainsi l’existence de « segments professionnels » plus ou moins dominants, à l’instar du groupe formé par les membres de divers corps d’État spécialisés durant les premières années de vie de l’Inde postcoloniale. Des hiérarchies fortes sont aussi observées au sein du système de formation, avec les cinq Indian Institutes of Technology (IIT), créés au cours de la décennie qui a suivi l’indépendance du pays, qui tiennent le haut du pavé. Force est de constater que le système traditionnel de castes, l’existence de plusieurs confessions religieuses, la persistance enfin, au niveau des mœurs et des mentalités surtout, de fortes traditions patriarcales, ont aussi informé la profession. Ainsi de nombreuses écoles, les plus prestigieuses y compris, pratiquent-elles activement aujourd’hui des politiques de discrimination positive, en réservant jusqu’à quasiment la moitié de places aux étudiants classés parmi les grandes catégories de castes d’État — à savoir, des castes et des groupes tribaux qui sont inscrits sur les listes officielles constituées par la puissance publique (p. 21). Il est intéressant de noter aussi que les minorités religieuses disposent des écoles d’ingénieur destinées à accueillir de façon prioritaire les enfants de familles partageant le culte dont elles relèvent. Quant aux femmes indiennes, si elles ne souffrent pas aujourd’hui de discrimination de genre, elles doivent toujours batailler fort pour faire leur place dans une profession très masculine.

3En fermant Les Mondes de l’ingénieur en Inde, le lecteur disposera de tous les éléments dont il a besoin pour construire, par touches successives, une large fresque représentant la trajectoire de la communauté des ingénieurs indiens sur plusieurs décennies. Ces éléments lui sont abondamment fournis par quatorze contributeurs qui ont produit, seuls ou en collaboration, un nombre équivalent de chapitres.

4Certains auteurs ont souhaité proposer des vues panoramiques sur le « monde complexe des ingénieurs dans ce vaste sous-continent » (p. 293). C’est le cas des éditeurs du livre qui signent l’introduction générale, où ils esquissent les « grandes étapes socio-historiques qui marquent la construction de la profession d’ingénieur [indien] » (p. 441). C’est aussi le cas d’André Grelon, qui a produit une très riche « Postface » dans laquelle il pose, par l’intermédiaire d’une série de thèmes — « recruter de futurs ingénieurs », « le fait religieux », « devenir ingénieure », « un groupe professionnel ? », « romans d’ingénieur »... —, un regard croisé sur les deux « mondes » sociaux que forment les ingénieurs indiens et les ingénieurs français. Riches en comparaisons, les deux textes réservent au lecteur quelques belles « surprises », en lui apprenant, par exemple, que l’émergence de la profession d’ingénieur en Inde coloniale est contemporaine de ce que l’on observe dans des pays du « centre » comme l’Angleterre et la France.

5Si des tentatives de synthèse ne manquent pas, la majorité des auteurs ont décidé de centrer leurs contributions sur des aspects particuliers de l’univers de l’ingénieur indien et de son histoire. Ainsi, à partir d’une enquête historique sur les ingénieurs des Travaux publics dans la province de Bombay durant la période 1860-1940, Vanessa Caru conclut que ce sont des hommes issus majoritairement de groupes favorisés qui ont su profiter le plus du développement de la nouvelle profession. S’alliant avec Aparajith Ramnath, les deux éditeurs du recueil questionnent, à partir d’une série de « tentatives lancées par les associations professionnelles indiennes pour obtenir une réglementation du titre », la thèse, d’extraction anglo-saxonne, selon laquelle « tout ce qui ressemble à une profession [doit faire] l’objet d’une fermeture » (p. 55-56). Aparajith Ramnath étudie les débats qui ont entouré la conception et la construction du pont de Howrah, inauguré en 1943, pour conclure que, « dans le monde rare des ingénieurs-conseils et des concepteurs de pont, l’indianisation de la profession était moins avancée que dans les services gouvernementaux » (p. 97). Roland Lardinois s’applique quant à lui à retracer le parcours difficile d’une poignée de pionnières qui ont pu accéder à la profession d’ingénieure en Inde, le plus souvent par la porte de l’enseignement. Ross Bassett s’intéresse au millier d’Indiens qui sont passé par le MIT états-unien et l’université du Michigan entre 1945 et 1971, et dont une partie a participé à la réalisation du programme atomique du pays et au lancement de son industrie informatique. S’appuyant sur le cas de l’école IIT Kanpur, Odile Henry et Mathieu Ferry analysent les logiques de placement professionnel des diplômés de cette école d’élite dans le secteur privé, pour constater que, en dépit de politiques de discrimination positive, la caste continue à peser sur les trajectoires scolaires et sociales des anciens élèves. Aminah Mohammad-Arif s’attelle à étudier la façon dont trois écoles d’ingénieurs musulmanes de Bangalore essaient de combiner l’objectif d’améliorer la condition sociale d’une minorité (ici religieuse) avec l’impératif de survie dans un environnement d’offre de formation devenu hautement compétitif. Le cas de Guru Das Agrawal (1932-2018) étudié par Bérénice Girard suggère que l’on peut faire partie d’une communauté professionnelle qui s’est illustrée dans la réalisation systématique de grandes constructions hydrauliques et lutter en même temps contre l’exploitation des sources du Gange. Utilisant comme cas d’étude les ingénieurs qui peuplent l’organisme chargé de la valorisation des terrains dont les Chemins de fer indiens sont les propriétaires, Bérénice Bon étudie les tensions intergénérationnelles entre les « anciens », gardiens de l’« ethos du service public », et les « jeunes », porteurs de « valeurs libérales ». Significativement intitulée « Technologues imaginés ? », la contribution de Balaji Parthasarathy, Amit Prakash et Supriya Dey montre combien le groupe des software ingénieurs, qui symbolise la réussite technologique de l’Inde contemporaine, manque en fait d’homogénéité et de cohésion professionnelle. Dans sa quatrième contribution au volume édité, Roland Lardinois se sert de trois romans, écrits par des ingénieurs et parlant d’ingénieurs, pour interroger la place qu’occupe cette profession dans l’imaginaire des classes urbaines anglophones dont sont issus les auteurs des romans en question.

6Entreprise polyphonique et kaléidoscopique, bénéficiant des compétences de nombreux spécialistes venant de plusieurs horizons disciplinaires, l’ouvrage comble à coup sûr un vide dans la littérature, de langue française en tout cas, sur l’histoire et la sociologie des ingénieurs indiens. Il sera lu avec grand profit par plusieurs types de public, aux intérêts et besoins souvent différents. Le spécialiste du sujet pourra mettre au service de ses propres travaux les informations et les analyses ici réunies ainsi que l’imposante bibliographie proposée. Celui qui étudie l’Inde d’aujourd’hui et/ou son histoire pourra utiliser la figure de l’ingénieur indien comme véhicule d’exploration des territoires qui l’intéressent plus particulièrement. Des sociologues des professions peuvent bénéficier désormais pour leurs investigations de nouveaux matériaux empiriques d’une texture particulièrement riche. Des collègues qui travaillent sur la figure de l’ingénieur dans des zones géographiques autres que le continent indien — c’est le cas de l’auteur de ce compte rendu — seront, enfin, amenés à revoir leurs propres objets sous une lumière différente : en se rendant compte, par exemple, que les « dominés » sont parfois en avance sur les « dominants » (l’Inde colonisée a, en effet, mis en place ses premières écoles d’ingénieurs à partir des années 1850, en devançant ainsi sa métropole coloniale), ou en constatant — tout en le regrettant — que le pays qui se targue de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » est parfois en proie aux mêmes problèmes (surreprésentation des élites dans les écoles les plus prestigieuses, faible présence des femmes dans les segments dominants de la profession) qu’un pays toujours marqué par la logique hiérarchique du système de castes et par de fortes traditions patriarcales.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Konstantinos Chatzis, « Charles Gadea et Roland Lardinois (dir.), Les Mondes de l’ingénieur en Inde (XIXe-XXIe siècle) »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46305 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12atq

Haut de page

Auteur

Konstantinos Chatzis

Laboratoire techniques, territoires et sociétés (LATTS)
UMR 8134 CNRS, École nationale des ponts et chaussées et Université Gustave Eiffel
6-8, avenue Blaise-Pascal, Cité Descartes, Champs-sur-Marne, 77455 Marne-la-Vallée, France
chatzis[at]enpc.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search