Navigation – Plan du site

AccueilNumérosVol. 66 - n° 3Comptes rendusCamille Dupuy et François Sarfati...

Comptes rendus

Camille Dupuy et François Sarfati, Gouverner par l’emploi. Une histoire de l’école 42

Presses universitaires de France, Paris, 2022, 240 p.
Mathilde Krill
Référence(s) :

Camille Dupuy et François Sarfati, Gouverner par l’emploi. Une histoire de l’école 42, Presses universitaires de France, Paris, 2022, 240 p.

Texte intégral

couvertureAfficher l’image
Crédits : PUF

1C’est à l’école d’informatique « 42 », fondée par l’entrepreneur français Xavier Niel et objet d’une large couverture médiatique, que se confrontent Camille Dupuy et François Sarfati, sociologues de la relation formation-emploi, dans leur ouvrage paru en 2022. Pour expliciter tant les raisons de sa création que son fonctionnement, iels ont mené une enquête ethnographique fondée sur des observations et des entretiens, principalement à Paris mais aussi en province et dans le reste de l’Europe. Dès l’introduction du livre, iels indiquent vouloir utiliser les outils de la sociologie pour comprendre les questions d’emploi et ainsi analyser comment cette école de code contribue à véhiculer l’idée que l’emploi doit être la préoccupation sociale centrale. L’ouvrage est constitué de six chapitres qui rendent compte tant des discours des fondateurs que des profils des étudiant·es, en passant par les enjeux de genre dans l’école et l’insertion professionnelle.

2Le chapitre 1 revient sur la fondation de l’école 42. Dans un premier temps, les auteurices explicitent les justifications — avancées notamment par Xavier Niel et Nicolas Sadirac — de la fondation de 42 : pénurie de travailleurs et de travailleuses dans l’informatique, chômage des jeunes et absence d’action de l’État sur les formations liées aux transformations techniques. Iels notent aussi l’intérêt économique pour Xavier Niel d’investir dans une formation. Iels reviennent ensuite sur la création concrète de l’école : 42 emprunte à l’école privée d’ingénierie informatique Epitech ses cadres (dont Nicolas Sadirac), son vocabulaire et sa pédagogie. Puis les auteurices restituent la place ambiguë de l’État dans cette politique privée de formation-emploi. L’école 42 n’est, à sa création, pas reconnue par l’État. Ce dernier est critiqué par le fondateur de 42 comme incapable de prendre en charge les problèmes publics (chômage des jeunes, pénurie de personnes compétentes en informatique) auxquels souhaite répondre l’école. Cependant, les partenariats avec différentes institutions de formation supérieure (Sciences Po, des écoles d’art et des universités notamment) se multiplient, et l’école est par la suite reconnue comme un organisme de formation par Pôle Emploi. De plus, plusieurs nouveaux campus sont financés par des collectivités territoriales. Enfin, l’école est un lieu où des personnalités politiques ont souhaité se montrer.

3Dans le deuxième chapitre, « Insérer des décrocheurs », les auteurices reviennent sur les ambitions de 42 de remédier aux manques de l’État en s’occupant elle-même de former des décrocheurs et décrocheuses, entendu·es comme « des jeunes en marge de l’espace central de socialisation qu’est l’école » (p. 65). Iels reviennent sur les dispositifs ayant inspiré 42, en listant notamment les initiatives liées à Epitech. La question du financement des études est abordée : l’affiliation au dispositif étatique « la Grande école du numérique » (un regroupement de formations en informatique) a permis d’offrir des solutions de financement des études à une partie des étudiant·es. De plus, les fondateurs essaient de proposer des infrastructures d’hébergement ou de restauration aux étudiant·es. L’ouvrage décrit ensuite les deux profils d’étudiant·es rencontré·es à 42. D’une part, on y trouve des décrocheurs et décrocheuses, présenté·es comme ayant eu un cursus heurté après l’obtention de leur baccalauréat ; d’autre part, on y trouve des élèves qualifié·es de « bon·nes » — ce qui englobe des élèves ayant eu des mentions au bac et des étudiant·es venant en poursuite d’études.

4Le chapitre 3 est consacré aux enjeux de féminisation dans l’informatique, et en particulier à 42. Les auteurices reviennent sur les raisons ayant conduit à la création de politiques en faveur des femmes, puis sur la mise en œuvre de ces politiques dans la pratique. Il y a très peu de femmes dans l’informatique (le chiffre donné dans l’ouvrage est de 23 %), et très peu dans les différentes institutions de formation en informatique, y compris à 42. Les femmes salariées à 42 sont reléguées dans des fonctions moins techniques et plus subalternes. Mais la question de la féminisation est l’un des « chevaux de bataille » (p. 106) de l’école, particulièrement après la publication d’articles dénonçant le sexisme en son sein. Le but est alors, selon des salariées de 42, de permettre à des femmes d’accéder à un secteur favorisé en termes de conditions d’emploi, dans une perspective d’égalité femmes-hommes. Mais un autre registre de justification s’ajoute à celui-ci : les femmes apporteraient leurs qualités au secteur, qui, par ailleurs, ne pourrait se permettre de se priver de la main-d’œuvre disponible. Dès lors, les politiques en faveur des femmes à 42 ont des objectifs variés : donner envie aux femmes de faire de l’informatique, favoriser leur sélection, leur offrir une place dans un environnement masculin. Mais les auteurices montrent bien que les dispositifs créés reposent sur du bénévolat, des personnes non formées ou, tout au plus, des rôles modèles.

5Le chapitre 4 revient sur la scolarité à l’école 42, en commençant par la sélection des étudiant·es. Cette sélection ne se fonde pas sur des critères scolaires (elle ne prend pas en compte la note ou les diplômes) mais passe par « la piscine », une phase de sélection d’un mois, fondée sur l’autoformation intensive. Les candidat·es passent en effet leurs journées à programmer et doivent se « vouer corps et âme » (p. 144) à la réussite de l’épreuve, en acceptant notamment d’être éventuellement réveillé·es la nuit par le « staff » (une partie des candidat·es dorment à 42). Beaucoup de candidat·es ont un fort intérêt pour la « culture geek » préalablement à leur venue à 42 et y arrivent avec envie. Le cursus est ensuite individualisé — l’école traditionnelle étant critiquée pour n’être pas assez adaptée à tous les profils — et « gamifié » (comme dans un jeu vidéo, les étudiant·es passent jusqu’à 21 niveaux dans l’école). Il se déroule sans cours et sans enseignant, mais dans un esprit de « peer-to-peer learning » (p. 162). Les auteurices rapprochent le modèle pédagogique de 42 des principes de l’« éducation nouvelle » (p. 164).

6Le chapitre 5 porte sur la façon dont l’école 42 transforme des étudiant·es en travailleurs et travailleuses, c’est-à-dire sur ce que les étudiant·es incorporent lors de leur passage à l’école en vue de se professionnaliser. Les étudiant·es travaillent par projet : iels doivent trouver les compétences par elleux-mêmes afin de réaliser ce qu’il leur est demandé de faire. Leur capacité à s’adapter serait nécessaire pour suivre l’évolution des technologies et trouver un emploi. Les étudiant·es sont aussi soumis·es à des règles strictes, au risque d’avoir des punitions ou d’être exclu·es de l’école. Enfin, iels apprennent à travailler selon des horaires extensifs, en n’ayant pas de frontière entre le travail et le loisir.

7Le sixième et dernier chapitre est consacré aux rapports à l’emploi et à l’insertion professionnelle des étudiant·es de 42. Les auteurices affirment que les étudiant·es ont intégré une norme d’« incertitude », puisqu’iels ont côtoyé ou vécu la précarité. Iels classent ensuite les modalités d’entrée dans l’emploi en trois types. Le premier type de trajectoire d’emploi consiste à rester à 42 : un certain nombre d’étudiant·es deviennent en effet des salarié·es de l’école. Le deuxième type de trajectoire est composé des personnes qui se lancent dans l’entrepreneuriat. Le troisième type de trajectoire consiste à intégrer l’industrie des services informatiques, parfois avant même d’avoir « fini » les niveaux à 42 (autrement dit, lorsqu’iels décrochent un emploi, les étudiant·es arrêtent leurs cursus).

8La sociologie s’est relativement peu intéressée à l’informatique ; il manquait des ouvrages qui s’attaquent à cet univers, objet de nombreux mythes (culture geek, hackers insociables…). Camille Dupuy et François Sarfati analysent une école qui a fait beaucoup parler d’elle, en s’appuyant sur une littérature dense et variée. Si l’ouvrage est très clair et permet de découvrir les différents aspects de l’école fondée par Xavier Niel, la contribution effective de celle-ci à la réduction des inégalités scolaires et à la féminisation des métiers de l’informatique mériterait d’être interrogée par-delà le discours des fondateurs. Du reste, l’ouvrage décortique finement la création d’une école privée, ses liens ambigus avec l’État et sa focalisation sur la question de l’emploi.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Mathilde Krill, « Camille Dupuy et François Sarfati, Gouverner par l’emploi. Une histoire de l’école 42 »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46285 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12atp

Haut de page

Auteur

Mathilde Krill

IRISSO – Université Paris-Dauphine – PSL
Place du Maréchal de Lattre de Tassigny, 75775 Paris Cedex 16, France
mathilde.krill[at]dauphine.psl.eu

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search