Bernard, S., 2020, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, Presses universitaires de France, Paris.
Coutrot, T., Perez, C., 2022, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Le Seuil, Paris.
Alexis Louvion, Des salariés sans patrons ?, La Dispute, Paris, 2023, 216 p.
1Les transformations actuelles du travail et de l’emploi se traduisent par l’émergence de formes d’emploi atypiques, symptomatiques d’un nouvel esprit du salariat (Bernard, 2020) s’éloignant du salariat traditionnel. Certaines d’entre elles se caractérisent par une hybridation entre salariat et indépendance ; c’est le cas du portage salarial qu’Alexis Louvion propose d’aborder. Le portage est une forme d’emploi multipartite particulière. D’un côté, elle unit un travailleur (le salarié porté)1 à une entreprise de portage salarial (EPS) via un contrat de travail. De l’autre, elle lie le salarié porté à des entreprises clientes par le biais de contrats commerciaux. Au sein de cette configuration spécifique, le travailleur fixe ses tarifs avec les entreprises clientes auxquelles il fournit ses services et détermine lui-même ses conditions et horaires de travail. Il est salarié de l’EPS et accède de ce fait aux protections sociales du salariat sans toutefois être lié à l’EPS par un lien de subordination.
2Présenté comme une « troisième » voie entre le salariat et l’indépendance, le statut peut faire l’objet de lectures multiples, qu’il soit pensé par les pouvoirs publics comme un outil de lutte contre le chômage ou par les travailleurs comme un accès aux protections salariales permettant dans le même temps une sortie de la subordination voire une reconquête de l’autonomie. L’auteur propose d’interroger cette forme d’emploi en ce qu’elle « renseigne sur les évolutions des rapports de travail et du salariat ». Le propos est construit autour d’une pluralité d’interrogations — comment le portage s’est-il institué, s’agit-il d’une « sortie par le haut » ? — qui pourraient in fine être ainsi résumées : de quel type de salariat le portage salarial est-il le nom ? Les analyses s’appuient sur une enquête menée entre 2016 et 2019 dans le cadre d’une thèse, reposant sur la réalisation d’entretiens (acteurs historiques du secteur, salariés portés, directeurs d’EPS) et d’observations.
3L’ouvrage est découpé en cinq chapitres, dont les deux premiers s’attachent à reconstituer l’émergence du portage depuis les années 1980. L’auteur montre comment cette forme d’emploi, initialement décriée, a fini par faire l’objet d’un « improbable consensus ». La première forme du dispositif naît en 1984, créée par des cadres au chômage. À ses débuts, le portage fait l’objet de dissensus pluriels et est combattu par une diversité d’acteurs syndicaux et de juristes ainsi que par la Direction générale du travail et l’Inspection du travail, considérant qu’il s’agit d’un dévoiement du droit du travail voire d’un prêt de main-d’œuvre illicite. Le chapitre 2 pose dès lors une question centrale : « comment une forme d’emploi contestée, instaurant un salariat dérogatoire en apparence proche de l’illégalité, devient-elle légitime au point de faire l’objet d’une loi puis d’une branche professionnelle ? » (p. 61). En dépit des oppositions initiales, les stratégies déployées par le Syndicat national des entreprises de portage salarial (SNEPS) insistant sur l’idée d’une « nouvelle manière de jouer le rôle d’employeur » ainsi que sur la restriction du dispositif aux cadres et professions intellectuelles supérieures participent progressivement à faire bouger les lignes. Outre ces arguments, c’est l’idée que le portage pourrait résoudre certaines difficultés du marché du travail français qui est avancée : le portage est ainsi présenté comme une « forme d’indépendance libératrice », comme une possibilité de « mobiliser une main-d’œuvre sans embaucher », ou encore comme un outil de lutte contre le chômage. Finalement, l’institutionnalisation du portage résulte de la combinaison de trois éléments : la promotion par certains acteurs de cette forme d’emploi comme outil de lutte contre le chômage, un « environnement politique et juridique favorable aux mécanismes de flexicurité », et l’abandon par les syndicats d’une posture d’opposition au profit d’une posture de négociation.
4Le troisième chapitre propose ensuite une plongée dans le fonctionnement des EPS et les différents leviers qu’elles actionnent pour attirer à elles de la main-d’œuvre, et ceux qu’elles mettent en œuvre pour la fidéliser. L’EPS est décrite comme « un employeur du point de vue juridique [et] un vendeur de service d’un point de vue commercial » (p. 89). Sur un marché concurrentiel, les EPS cherchent à se distinguer les unes des autres dans le but d’attirer une main-d’œuvre leur permettant de rester compétitives, notamment en jouant sur les frais de gestion facturés. Le travail des entreprises de portage salarial ne se résume pas à de simples opérations comptables et nécessite dans les faits des bricolages divers consistant peu ou prou « à faire rentrer le travail indépendant dans la forme du salariat » (p. 92).
5Le quatrième chapitre de l’ouvrage nous amène encore un peu plus loin dans la découverte du portage à travers l’analyse de ses usages. Les salariés portés y sont décrits via une typologie articulant deux schèmes : l’expérience professionnelle antérieure et les modes d’intégration au portage salarial. Trois profils se dégagent : les « consultants experts », les « piéçards modernes » et les « entrepreneurs de la débrouille ». Les premiers sont ceux qui s’en sortent le mieux. Souvent ingénieurs, ils ont quitté le salariat à la suite de ruptures conventionnelles ou de licenciements économiques et mobilisent leurs relations antérieures pour bâtir une clientèle peu nombreuse mais solide. Les seconds, dans une position intermédiaire, sont sortis du salariat par démission ou rupture conventionnelle. Ils travaillent souvent de façon intermittente et réalisent des missions à la tâche. Leur clientèle plus nombreuse leur confère une relative stabilité économique dont le maintien a pour pendant la raréfaction des périodes de relâche. Les troisièmes, qualifiés « d’entrepreneurs de la débrouille », sont les plus précaires car non détenteurs des ressources détenues par les précédents. À rebours d’une vision artificiellement homogénéisante, l’examen des profils de travailleurs met en exergue la diversité des usages et le fait que « tous les portés ne tirent pas parti de la même façon de ce salariat atypique » (p. 24).
6Le cinquième chapitre et la conclusion de l’ouvrage viennent élargir les questionnements pour interroger la manière dont le portage bouscule les frontières du salariat. L’exercice d’une activité en portage s’appuie sur différents déplacements quant au salariat traditionnel, qu’il s’agisse de l’adoption d’une culture entrepreneuriale ou d’un usage stratégique du salaire. Finalement, plutôt qu’une extension du salariat, le portage fait souvent l’objet d’usages « instrumentaux » : le salariat se présente alors presque paradoxalement comme un moyen pour les portés d’accéder au travail indépendant tout en conservant certaines sécurités.
7Cet ouvrage dresse un portrait dense du portage salarial, de sa naissance à son institutionnalisation en passant par ses usages réels. Porté par un souci de justesse, visant notamment à ne pas « trahir la spécificité de ce montage original » (p. 11), ce travail remplit pleinement son objectif par l’attention fine portée tant aux discours qu’aux usages de cette forme d’emploi. Partant de la faiblesse numérique du portage salarial, qui ne concerne finalement que 300 entreprises, on pourrait hâtivement conclure que la question est marginale. Mais tout l’intérêt de l’ouvrage est à situer dans l’ambition plus large qu’il se donne, à savoir éclairer le centre par ses marges et interroger la manière dont les formes atypiques d’emploi interpellent en creux le salariat tel qu’il est « classiquement » pensé. L’ouvrage est à ce titre l’occasion de renouveler les débats sur la question du sens au travail (Coutrot et Perez, 2022) et sur les aspirations croissantes à l’autonomie ou l’indépendance qui semblent se dessiner. On y comprend notamment que derrière ce qui est exprimé comme rejet du salariat, « ce sont plutôt les expériences de travail rencontrées par ces travailleurs qui font l’objet de […] critiques » (p. 134).
8Tandis que les analyses s’inscrivent plutôt dans une sociologie de l’emploi, on voit se dessiner les prémices d’une sociologie du travail dans le troisième chapitre que l’on aimerait voir prolonger. On se demande finalement ce que cette forme d’emploi fait au travail concret. Plus spécifiquement, ces recompositions de la fonction d’employeur interrogent sur le plan de la prévention des risques professionnels. La société de portage, en sa qualité d’employeur, est responsable de la sécurité et de la santé au travail des travailleurs tandis que les entreprises clientes ont des obligations relatives à leur accueil ainsi qu’en matière d’évaluation des risques. À l’instar d’autres relations d’emploi multipartites, la responsabilité des acteurs est en jeu. C’est aussi l’hybridation de la forme d’emploi qui bouscule la prévention des risques professionnels : comment organiser la prévention des risques à l’égard de travailleurs autonomes et pourtant salariés ? Quid du maintien d’une prévention collective dès lors que les lieux de travail sont disséminés, les temps dilués et les activités diversifiées ? Autant de questions qui ne remettent aucunement en cause toutes les qualités de l’ouvrage mais qui ouvrent des interrogations nouvelles.
Bernard, S., 2020, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, Presses universitaires de France, Paris.
Coutrot, T., Perez, C., 2022, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Le Seuil, Paris.
1 L’emploi du masculin neutre se veut conforme au mode d’écriture privilégié par l’auteur de l’ouvrage.
Haut de pageÉmilie Aunis, « Alexis Louvion, Des salariés sans patrons ? », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46245 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12atn
Haut de pageLe texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page