Michael Gibson-Light, Orange-Collar Labor: Work and Inequality in Prison
Michael Gibson-Light, Orange-Collar Labor: Work and Inequality in Prison, Oxford University Press, New York, 2023, 232 p.
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Crédits : Oxford University Press
1Avec la publication d’Orange-Collar Labor, le sociologue Michael Gibson-Light apporte un éclairage nouveau sur le phénomène d’incarcération de masse qui touche les États-Unis depuis la fin des années 1970. Tandis que les œuvres de Loïc Wacquant et de Ruth Wilson Gilmore s’étaient entre autres attachées à souligner la relation entre la montée des inégalités, le désinvestissement de l’État social et une justice de plus en plus punitive, des sociologues comme Bruce Western et Erin Hatton se sont plus récemment tourné·es vers l’analyse des inégalités induites par l’expérience carcérale elle-même. L’ouvrage de Michael Gibson-Light s’inscrit dans ce dernier mouvement en proposant une étude de l’expérience du travail pénitentiaire dans une institution qu’il surnomme « Sunbelt State Penitentiary » (pénitencier d’État de la Sunbelt, nom fictif). L’auteur s’appuie sur une observation du travail des personnes détenues pour proposer un changement de perspective. Il juge en effet que le travail pénitentiaire est trop souvent abordé sous l’angle de problématiques fiscales et financières (liées à la privatisation d’une partie du système pénal états-unien) ou bien sous l’angle de problématiques criminologiques (en particulier, la question de savoir si le travail permet ou non de réduire les taux de récidive). Michael Gibson-Light propose une autre voie pour l’analyse : en suivant de près l’expérience des personnes détenues, il met au jour des tensions passées inaperçues dans le débat public — notamment la nature fondamentalement inégalitaire du travail pénitentiaire.
2L’ouvrage s’ouvre sur un contraste parlant entre Soto, un homme détenu de nationalité mexicaine assigné aux cuisines de la prison, et Jake, détenu lui aussi, mais blanc et de nationalité américaine, qui a réussi à être affecté à une opération de démarchage téléphonique gérée par une entreprise privée à l’intérieur de la prison. À tous égards (rémunération, pénibilité, perspectives d’emploi à l’issue de la détention), le poste de Jake est plus avantageux que celui de Soto — et il est perçu comme tel par les détenus et l’administration. À partir de ce contraste, Michael Gibson-Light cherche à démontrer que le travail pénitentiaire doit être envisagé comme un système de stratification sociale. Après un premier chapitre introductif, le chapitre 2 montre que les emplois pénitentiaires ne se valent pas tous ; comme les emplois du monde libre, ils sont associés à un prestige variable, allant du démarchage téléphonique (très valorisé) aux emplois vus comme particulièrement dégradants tels que la réparation d’un mur d’enceinte. Dans ce dernier cas, qui exige des détenus qu’ils renforcent leur propre détention, les travailleurs incarcérés refusent fréquemment le travail proposé. La désirabilité variable des postes apparaît dans les entretiens réalisés par l’auteur avec les détenus, qui déclarent souhaiter accéder à un « bon boulot », à « un des boulots qui sont convoités » en détention (p. 2).
3À travers une analyse qui s’inscrit explicitement dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, l’auteur montre que cette stratification des postes s’appuie en partie sur une stratification sociale préexistante (chapitres 3 et 4). Ainsi, les emplois les plus demandés recrutent principalement des citoyens américains, en particulier ceux qui possédaient déjà des compétences valorisées avant leur incarcération. Les détenus qui n’ont pas la nationalité américaine sont souvent relégués à des postes moins attractifs, au motif de leur manque de maîtrise de la langue anglaise. Un autre type de sélection linguistique est à l’œuvre dans l’entreprise de démarchage téléphonique, où les managers excluent systématiquement les détenus qui parlent de façon trop informelle, ou avec un accent qu’ils associent aux quartiers urbains défavorisés — une pratique qui débouche sur une sous-représentation des détenus racisés dans les emplois perçus comme désirables. L’expérience carcérale vient alors renforcer des inégalités qui préexistaient à l’incarcération, au lieu de tenir ses promesses de réinsertion.
4Grâce à son enracinement dans une enquête de terrain au long cours, la démarche de Michael Gibson-Light est à même de saisir la complexité de l’expérience du travail pénitentiaire. L’auteur montre une tendance à dénuer les personnes détenues de droits vus comme acquis à l’extérieur (une protection en cas d’accident du travail, l’accès à une rémunération digne ou à une représentation syndicale), et souligne l’aspect dégradant du travail en détention (en particulier, l’épreuve de la fouille à nu chaque fois que les détenus entrent et sortent de l’atelier). Le travail est constamment subordonné aux impératifs de sécurité de l’institution ; ainsi, l’auteur explique qu’il est fréquent que des détenus perdent leur poste pour une infraction au règlement en dehors de leur lieu de travail. De même, la rémunération très basse, couplée aux prix excessifs des biens de consommation, mène à une précarité constante pour les personnes détenues — et donc à une dépendance toujours plus grande envers les emplois qui leur sont proposés (chapitre 5). Mais l’auteur s’attache aussi à mettre en valeur les façons dont les personnes incarcérées s’approprient leur travail en détention et en exploitent les avantages (chapitre 6). Ainsi, les détenus postés en cuisine se servent en rations supplémentaires, sous l’œil de surveillants qui jugent que ces petits illégalismes doivent être tolérés pour maintenir une atmosphère respirable dans l’institution. Certains détenus, placés en position de formateurs lorsqu’ils ont acquis une certaine expérience à un poste, se retrouvent à exercer une forme d’autorité valorisante, qui vient brouiller les hiérarchies habituelles de l’espace carcéral. De même, lorsqu’ils travaillent depuis longtemps au même poste, ils sont en mesure de recommander d’autres détenus pour des positions vacantes. Le travail pénitentiaire s’insère dans le régime coercitif de la prison, mais il introduit aussi du jeu dans la chaîne hiérarchique habituelle. Ces conclusions font écho en France à celles de Fabrice Guilbaud, qui avait mis en valeur l’appropriation par les détenus de leur travail, et la redéfinition de la relation surveillant-détenu dans les ateliers.
5Tout au long de l’ouvrage, Michael Gibson-Light semble hésiter entre plusieurs cadres historiques. Dans l’introduction et la conclusion, il relie ses observations à l’ère néolibérale. La différentiation des opportunités offertes aux personnes détenues selon leur niveau de « compétitivité » au sein des institutions pénitentiaires est présentée comme l’une des voies par lesquelles le néolibéralisme « infuse dans le quotidien de la vie en prison » (chapitre 1, p. 19), tandis que les pressions économiques pesant sur les détenus permettent de compenser partiellement les coupes budgétaires caractéristiques de l’ère néolibérale (conclusion). Dans le même temps, l’auteur semble vouloir rattacher son étude à une temporalité plus longue. Les épigraphes de chaque chapitre, par exemple, sont tirés de périodes beaucoup plus anciennes — un rapport d’une organisation de lutte contre le paupérisme de New York datant de 1822, une citation de l’activiste Emma Goldman de 1911, et même une citation de Fiodor Dostoïevski, dont on peut se demander si elle est bien pertinente pour nous informer sur une réalité états-unienne. De même, le début de la conclusion rappelle la centralité permanente du travail pénitentiaire, y compris avant la période néolibérale. Les relations décrites sont-elles donc immuables, ou bien sont-elles le produit du néolibéralisme ? L’ouvrage ne tranche pas explicitement la question.
6Une question similaire peut être posée au sujet de la représentativité de l’établissement étudié par rapport aux autres maisons d’arrêt américaines. L’auteur semble vouloir faire de cette institution un cas généralisable à tout le territoire. Néanmoins, la région de la « Sunbelt » (le pourtour méridional des États-Unis) a souvent été associée à des politiques pénales particulièrement punitives (par exemple dans la monographie de Mona Lynch sur l’Arizona, ou les travaux de Robert Perkinson et Robert Chase sur le Texas) ; on peut donc se demander si cette culture pénale spécifique a pu modeler le travail pénitentiaire dans l’institution étudiée. De même, les rapports produits par l’organisation Prison Policy Initiative montrent la grande diversité des rémunérations perçues par les personnes détenues selon l’État dans lequel elles se trouvent. Les types d’emplois proposés peuvent aussi varier. L’expérience des personnes détenues dans le Sunbelt State Penitentiary, principalement employées dans l’industrie ou les services, est-elle comparable à celle de personnes incarcérées à Angola, en Louisiane, où les activités sont dominées par l’agriculture et l’élevage ? L’ouvrage de Michael Gibson-Light n’est sans doute pas à même de proposer une description exhaustive du travail pénitentiaire, mais sa riche analyse à hauteur d’homme ouvre de nouvelles perspectives sur la question.
Pour citer cet article
Référence électronique
Anaïs Lefèvre, « Michael Gibson-Light, Orange-Collar Labor: Work and Inequality in Prison », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46229 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12atm
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