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Comptes rendus

Cyrine Gardes, Essentiel·les et invisibles ? Classes populaires au travail en temps de pandémie

Éditions du Croquant, Vulaines sur Seine, 2022, 150 p.
Marie Cartier
Référence(s) :

Cyrine Gardes, Essentiel·les et invisibles ? Classes populaires au travail en temps de pandémie, Éditions du Croquant, Vulaines sur Seine, 2022, 150 p.

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Crédits : Éditions du Croquant
  • 1 Au sortir du confinement du printemps 2020, le gouvernement français a incité les employeurs à vers (...)

1En déplaçant l’attention de l’expansion du télétravail au travail sur site, cet ouvrage entend replacer les salarié·es subalternes au cœur de l’analyse sociologique de la crise sanitaire survenue en mars 2020 et qui a déjà donné lieu à plusieurs ouvrages (comme, entre autres, Mariot et al., 2021, ou Cayouette-Remblière et Lambert, 2021). En effet, comme l’ont établi des données statistiques internationales et nationales issues de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et d’enquêtes collectives françaises, selon son appartenance à telle ou telle catégorie socio-professionnelle, la population n’a pas vécu la même crise sanitaire. Comment les personnes ayant continué à travailler sur site ont-elles vécu cette crise ainsi que leur mise en lumière inédite comme travailleuses et travailleurs « essentiel·les » ? L’ouvrage aborde les transformations des conditions de travail et du rapport au travail, la réception de la prime Covid1 puis les effets de la crise sur les dynamiques collectives. Il s’appuie sur 14 entretiens menés entre décembre 2020 et mars 2021 avec des employé·es et ouvrier·es de la grande distribution et de la logistique, majoritairement de plus de 40 ans et ayant plus de 20 ans d’ancienneté dans leurs entreprises. L’intérêt de ces entretiens est d’avoir été menés dans le temps même de la pandémie, entre le deuxième et le troisième confinement. Leurs limites tiennent au petit nombre d’interviewé·es, à la surreprésentation des syndiqué·es et aux conditions d’enquête imposées par le contexte sanitaire (par téléphone).

2L’ouvrage explicite la « charge émotionnelle » déjà repérée par les enquêtes statistiques sur les conditions de travail mais sans qu’elles l’aient décrite plus avant. Dans un contexte de forte incertitude et d’ignorance relative au virus, c’est la peur au ventre que ces hommes et ces femmes ont travaillé en mars et avril 2020, peur d’être elles et eux-mêmes contaminé·es (en lien avec l’absence de protections et le contact avec les client·es) mais surtout de contaminer leurs proches, une peur qui s’est matérialisée dans la mise à distance physique des enfants, conjoints ou parents âgés et dans l’invention de pratiques contraignantes de désinfection au travail comme au seuil des domiciles. Contre l’insistance de certains travaux à souligner la situation difficile des femmes cadres télétravaillant tout en faisant face à un travail parental accru du fait de la fermeture des écoles (Beatriz et al., 2021), l’ouvrage remet les pendules à l’heure : les salarié·es sur site, femmes et hommes, ont pour leur part subi dans la grande distribution alimentaire et la logistique du médicament une augmentation de la demande et une réduction des effectifs qui ont décuplé leurs cadences de travail alors même que les protocoles sanitaires l’alourdissaient et que les relations avec la clientèle se dégradaient. La réorganisation du travail s’est traduite par des changements de poste inopinés et une sujétion temporelle accrue. Tout en exposant à la contamination, ce travail plus intense a ainsi engendré une forte fatigue physique et morale. Cyrine Gardes consacre d’intéressantes analyses aux « tâches domestiques spécifiques au travail sur site » : outre les pratiques de désinfection précédemment évoquées, un suivi scolaire mené le week-end et la gestion des tensions familiales nées de la cohabitation forcée à domicile ont constitué de nouvelles tâches qui ont particulièrement pesé sur les femmes.

3C’est selon Cyrine Gardes une domination accrue au travail qui marque l’expérience de la crise sanitaire propre à ces personnes ayant continué à travailler sur site. L’ouvrage explore aussi leur rapport au travail et au discours public tenu à leur sujet : se sont-elles senties essentielles ? Retrouvant chez ces salarié·es de la logistique et de la grande distribution un sentiment d’utilité sociale établi par plusieurs enquêtes statistiques, l’ouvrage le nuance en soulignant qu’il coexiste avec des sentiments contraires de dévalorisation sociale (liés par exemple au fait d’avoir été d’abord privé·es d’équipements de protection contrairement aux soignant·es) et surtout avec le sentiment que la reconnaissance accordée ne fut pas à la hauteur des efforts fournis, la prime Covid dont les modes d’attribution furent très variables selon les entreprises ayant généré plus de critiques que de satisfactions. Ce sentiment d’utilité sociale serait finalement marginal dans le rapport au travail de ces salarié·es des classes populaires, centralement marqué par un sentiment d’exploitation, de contrainte, et par une conception instrumentale du travail.

4L’ouvrage montre enfin combien la réorganisation du travail et la mise en œuvre des consignes sanitaires ont renforcé l’éclatement des collectifs de travail en diminuant les relations face à face mais aussi en multipliant les conflits (par exemple autour du respect du port du masque), plaçant les syndicalistes dans une position délicate de relais de règles sanitaires destinées à protéger la santé des salarié·es mais perçues par ceux-ci et celles-ci comme de nouvelles injonctions à la fois « managériales » et « gouvernementales ». Si la réorganisation du dialogue social, avec notamment un recours à la visioconférence pour les réunions des instances ou des relations plus informelles avec les employeurs, a déstabilisé les représentant·es des salarié·es et restreint leurs marges de négociation, ils et elles ont en même temps été investi·es d’un rôle positif de relais d’informations qui les a rapproché·es des salarié·es. Une même ambivalence des effets de la pandémie ressort de l’ouvrage s’agissant des mobilisations collectives. Si celles-ci ont été globalement entravées, certaines tensions autour du Covid-19 ont pu engendrer des mobilisations ad hoc, notamment autour des modalités de versement de la prime Covid puis, vers la fin de la pandémie, autour des salaires, mobilisations qui ont su tirer parti du décalage entre la valorisation publique des salarié·es essentiel·les et la faiblesse objective de leurs rémunérations.

5L’ouvrage tient parfaitement son pari d’éclairer et parfois nuancer les faits mis en évidence par les enquêtes statistiques sur les conséquences de la crise sanitaire pour une partie des salarié·es dit·es « de la seconde ligne » et, ce faisant, il contribue à rééquilibrer notre approche de la crise sanitaire en restituant dans ses dimensions objective et subjective le travail des hommes et des femmes qui n’ont pas été confiné·es. La thèse de l’expérience de la crise sanitaire comme domination accrue au travail prête toutefois à discussion, tant les données empiriques, que l’autrice a toujours l’honnêteté de partager, sont ambivalentes.

6Parmi les 14 interviewé·es, certain·es ont ainsi rapporté une amélioration de leurs conditions de travail ou tout du moins n’ont pas mentionné de dégradation. Ces données à contre-courant sont placées dans un encadré et, malgré la faiblesse du corpus, sont présentées comme un nombre de cas « limité et situé ». Il s’agirait des salarié·es les mieux payé·es et d’hommes, chauffeurs-livreurs ou responsable de ligne dans la grande distribution. Mais la pandémie n’aurait-elle pas autant alimenté les petites différences intraclasses que les inégalités interclasses, les constituant même peut-être en inégalités comme le suggère le chapitre consacré à la prime Covid ? L’absence dans l’enquête des salarié·es sur site arrêté·es (pour garde d’enfants, pour maladie) empêche d’ailleurs de voir que la pandémie n’a pas seulement tendu les relations avec la hiérarchie mais aussi celles entre les salarié·es, comme le suggère un extrait d’entretien où une hôtesse de caisse mentionne avec à la fois réprobation et envie ses collègues qui ont été voir leur docteur « pour lui dire mettez-moi en arrêt maladie » (p. 91).

7Dans plusieurs extraits d’entretiens, des hommes mais aussi des femmes font entendre leur fort attachement à l’emploi et leur éthique du travail (certain·es laissent entendre qu’ils et elles auraient difficilement supporter un enfermement à domicile), mais Cyrine Gardes ne réserve à ces dimensions positives du rapport au travail salarié subalterne, réactualisées dans la pandémie, qu’une place secondaire dans son analyse, envisageant avant tout la mobilisation au travail de ces hommes et de ces femmes sous l’angle de la contrainte extérieure. De même, alors que 6 interviewé·es ont exprimé leur satisfaction relativement à la prime Covid sans réserves ni nuances, ce sont les perceptions et propos plus critiques des 8 autres interviewé·es qui sont mis en avant. Ainsi, alors que l’ambivalence du vécu de la crise ressort fortement des données, elle disparaît sous la thèse de la domination accrue au travail. On est enfin surpris d’apprendre à la toute fin de l’ouvrage que dans les entreprises étudiées le Covid-19 a fait l’objet de réunions fréquentes du comité social et économique (CSE) et que les représentant·es des salarié·es ont été activement associé·es à la gestion de la pandémie et à la réorganisation du travail, alors que celle-ci avait été présentée jusque-là comme « imposée » par les directions de manière « unilatérale ».

8Un autre point de discussion renvoie à la structure du corpus d’entretiens, dans lequel les salarié·es syndiqué·es ou proches des syndicats sont surreprésenté·es. Sachant la faible syndicalisation dans les secteurs enquêtés, on peut s’interroger sur la généralisation de l’expérience mise en lumière par l’enquête à l’ensemble des salarié·es sur site de la grande distribution et de la logistique, et a fortiori des classes populaires. Et l’on est d’autant plus incité à le faire que Cyrine Gardes elle-même y invite, en faisant ressortir la grande diversité de l’expérience de la crise sanitaire y compris au sein de son petit corpus d’entretiens. La crise sanitaire comme domination accrue au travail, réalité objective pour l’ensemble des salarié·es de la seconde ligne ou perspective syndicale destinée à coaliser les mécontentements ? Il faudrait d’autres enquêtes empiriques pour trancher ; l’ouvrage de Cyrine Gardes a le mérite de lancer la discussion.

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Bibliographie

Beatriz, M., Beque, M., Thomas Coutrot, T., Duval, M., Erb, L., Inan, C., Mauroux, A., Rosankis, E., 2021, « Quelles conséquences de la crise sanitaire sur les conditions de travail et les risques psycho-sociaux ? », Dares Analyses, n° 28.

Cayouette-Remblière, J., Lambert, A., 2021, L’Explosion des inégalités. Classes, genre et générations face à la crise sanitaire, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues.

Mariot, N., Mercklé, P., Perdoncin, A. (dir.), 2021, Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020, UGA Éditions, Grenoble.

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Notes

1 Au sortir du confinement du printemps 2020, le gouvernement français a incité les employeurs à verser une prime exceptionnelle aux salarié·es ayant continué à travailler à l’extérieur.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Cartier, « Cyrine Gardes, Essentiel·les et invisibles ? Classes populaires au travail en temps de pandémie »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46216 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12atl

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Auteur

Marie Cartier

Centre nantais de sociologie (CENS), UMR 6025 CNRS et Nantes Université
1, chemin de la Censive du Tertre, 44300 Nantes, France
marie.cartier[at]univ-nantes.fr

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