Vincent Dubois, Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre
Vincent Dubois, Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre, Raisons d’agir, Paris, 2021, 456 p.
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Crédits : Raisons d’agir
1Produit d’une vingtaine d’années de recherche, Contrôler les assistés analyse les modalités du renforcement progressif, depuis le milieu des années 1990, du contrôle des bénéficiaires d’aides sociales, notamment des allocataires du revenu minimum d’insertion (RMI), devenu revenu de solidarité active (RSA). Si cela fait écho à un mouvement international — particulièrement visible au Royaume-Uni et aux États-Unis et objet d’une littérature abondante —, l’ouvrage prend soin de souligner les différences, tant dans l’ampleur que dans les outils, de la politique menée en France. Né de son travail sur les interactions aux guichets des caisses d’allocations familiales (CAF) dans les années 1990, l’intérêt de Vincent Dubois pour la question du contrôle l’a conduit à entreprendre des recherches spécifiques, financées par la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), face auxquelles les résistances s’estompent, signe en soi que le contrôle est devenu plus légitime. Vincent Dubois montre ici tout l’intérêt d’une enquête au long cours, articulant divers matériaux : presse, documentation institutionnelle, entretiens, observations de réunions et de contrôles à domicile. L’analyse inclut aussi bien les « sommets de l’État » (parlement, gouvernement, ministères) que le niveau local des CAF (cinq CAF constituent les terrains d’étude en 2000-2003, deux en 2013-2015).
2Après un prologue et un chapitre introductif, l’ouvrage étudie la fabrique de la politique de contrôle, des arènes politiques et bureaucratiques nationales (chapitres 2 et 3) au travail des contrôleurs et contrôleuses (chapitres 8 et 9), en passant par les orientations et outils définis à l’échelle de la CNAF (chapitres 4 à 6) et par l’organisation de la division du travail au sein des CAF (chapitre 7). Vincent Dubois montre ainsi comment, dans différents espaces, se mettent en place des « spirales rigoristes » qui nourrissent l’institutionnalisation de la politique de contrôle par auto-renforcement : la thèse défendue est celle d’une cristallisation lente et d’« effets d’irréversibilité », qui rendent chaque fois plus difficile la remise en cause de la politique de contrôle.
3Le développement d’une telle politique s’inscrit d’abord dans des dynamiques internes au champ politique. La mise à l’agenda de la question sous le gouvernement Juppé — en réponse à des contestations internes à la majorité — crée une occasion de controverse et inscrit durablement la question à l’agenda politique et médiatique, à partir notamment du rapport parlementaire de 1996 sur les « pratiques abusives ». La présidence Sarkozy investit ensuite plus fortement cette offre politique, tandis que l’opposition de gauche, mesurée par les interventions au parlement, se fait plus discrète. Le chapitre 2 illustre ainsi une première « spirale rigoriste », par renforcement mutuel des initiatives politiques et du traitement médiatique, lequel suit l’essor des politiques de contrôle tout en poussant les organismes sociaux à montrer « qu’ils contrôlent bien ». Une autre spirale rigoriste, objet du chapitre 3, tient à l’inscription de cet enjeu d’action publique dans les structures administratives (création notamment de la Délégation nationale à la lutte contre la fraude en 2008), un nombre croissant d’agents étant amenés à s’y investir, tandis que des outils sont mis en place (partage des données entre administrations, création de « répertoires ») : le mot d’ordre se traduit en dispositifs concrets. À l’échelle des organismes de sécurité sociale, la politique gouvernementale se nourrit aussi de logiques propres (chapitre 4). Certains représentants de la CNAF — à un moment où des profils de « gestionnaire du social » arrivent aux postes de direction — voient ainsi dans le contrôle une façon de relégitimer l’institution et ses prestations. La conversion à un contrôle plus systématique ne va pas sans résistances internes, mais cette politique institutionnelle s’affirme et se durcit, via la redéfinition de certaines règles (définition plus précise de l’« isolement », caractère moins central de la notion d’intentionnalité). C’est aussi par l’encadrement des pratiques professionnelles, longtemps peu codifiées, que passe le renforcement du contrôle des bénéficiaires d’aides sociales (chapitre 5) : si, à la fin des années 1990, il s’agit plutôt de prévenir les excès des professionnel·les, cela a déjà pour effet d’afficher le contrôle comme une préoccupation de l’institution. Par ailleurs, un tel encadrement suscite la réaction des contrôleurs et contrôleuses, qui défendent leurs marges de manœuvre dans l’exercice d’un travail qu’iels présentent comme difficile et constitutif d’un ordre moral et social. Iels cherchent alors des soutiens à l’extérieur, dans le champ politique ou bureaucratique. L’appui sur les statistiques et les technologies de l’information est par ailleurs déterminant (chapitre 6) : elles ouvrent des possibilités inédites de traitement de données personnelles et permettent de renforcer les contrôles sans embauche massive de personnels. À partir de la fin des années 1990, le croisement des fichiers de différentes administrations rencontre moins d’obstacles juridiques et techniques et permet d’avoir accès à un plus grand nombre d’informations ; à partir du milieu des années 2000, la statistique prédictive (data mining) permet de « profiler » des individus à risque, en fonction de corrélations observées entre certains profils et des pratiques de fraude. Le contrôle change alors dans son organisation matérielle mais aussi dans sa logique : ce ne sont plus des anomalies ou des suspicions de fraude qui l’orientent, mais des facteurs de risque. La raison statistique est mise au service de la raison gestionnaire de « maîtrise des risques ».
4Le chapitre 7 montre comment toutes ces évolutions s’accompagnent d’une nouvelle division du travail, marquée à la fois par une centralisation de la politique de contrôle (rôle de cadrage et d’équipement de la CNAF), par l’augmentation du nombre de contrôleurs et contrôleuses dans les années 2000 et par la création de nouvelles positions dédiées au contrôle (conseillers à la maîtrise des risques, techniciens de gestion des contrôles), tandis que les « techniciens-conseils » doivent consacrer une partie de leur temps à l’examen des dossiers suspects. Le travail de contrôle accroît l’intérêt de certains postes mais produit aussi une forme de « déréalisation » favorable au durcissement, dans la mesure où il s’applique à des dossiers et non à des individus. L’espace du contrôle s’élargit par ailleurs par le renforcement des relations partenariales avec d’autres administrations, face auxquelles il s’agit de ne pas apparaître trop laxiste. Les chapitres 8 et 9, centrés sur les contrôleurs et contrôleuses, donnent très bien à voir l’évolution de leur travail sur la période d’enquête : jusqu’au milieu des années 2000, leur « juridisme de position » s’articule à une « insécurité juridique », liée au faible cadrage de leur travail et à la faiblesse des échanges entre eux, qui génèrent de fortes incertitudes quant à la façon de mobiliser le droit. S’ensuit une grande variété de pratiques, plus ou moins sévères suivant la trajectoire des agents, mais où la visite à domicile et l’entretien avec l’allocataire sont centraux. L’encadrement du contrôle et le data mining ont fortement réduit les marges de manœuvre, à la fois dans le choix des personnes à visiter, dans l’organisation des échanges (l’enjeu est aujourd’hui de récupérer des documents) et dans la manière de rédiger les rapports. Tout pouvoir discrétionnaire ne disparaît pas pour autant : il existe encore des variations dans les pratiques (nombre de contrôles par an, sévérité…) qui peuvent être rapportées au profil des contrôleurs et contrôleuses (ancienneté à la CAF et dans le poste, niveau de diplôme notamment).
5Le chapitre 10 conclut l’ouvrage sur les effets des dynamiques analysées : les contrôles sont devenus plus nombreux et plus efficaces (en termes de nombre d’anomalies détectées et d’impact financier) ; les plus précaires font l’objet d’un « surcontrôle », du fait de la nature des prestations touchées mais aussi du data mining, qui cible des populations « à risque ». Si l’ouvrage rend compte des pratiques plus ou moins rigoristes des agents de contrôle, s’il évoque (rapidement) les variations locales en matière de qualification de la fraude comme de poursuites, la conclusion est celle d’une transformation majeure de l’État social et des cibles du contrôle : alors que la fraude sociale s’est imposée comme un problème public majeur, les contrôles fiscaux et sanctions pour fraude fiscale ont pour leur part fortement diminué. Les ressorts d’une telle évolution sont à la fois idéologiques (le contrôle comme marqueur politique), moraux (condamnation de la fraude, voire de certaines aides sociales) et défensifs (réponse aux critiques de l’État social) ; les considérations gestionnaires apparaissent finalement surtout rhétoriques. Face à la centralité de l’argument de la bonne gestion publique, on aimerait savoir cependant dans quelle mesure le rapport coût/bénéfice de cette « course sans ligne d’arrivée » (p. 447) est objet de débat. Quant aux « assisté·es » et « contrôlé·es », si l’ouvrage ne les place pas au centre de l’analyse, il souligne que les technologies numériques et la dématérialisation les privent de certaines ressources : elles conduisent à un exercice moins direct de la domination bureaucratique mais elles offrent aussi moins de prise à des résistances (jouer sur l’attente, apitoyer lors des contrôles à domicile…). D’un point de vue méthodologique, ces changements invitent à diversifier les lieux d’enquête : « commission fraude », fabrique des algorithmes, Comités opérationnels départementaux anti-fraude (CODAF) qui réunissent différentes administrations… L’interaction de face à face (guichet ou visite sur place) doit être, plus que jamais, insérée dans un ensemble bureaucratique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Anne-Cécile Douillet, « Vincent Dubois, Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 3 | Juillet - Septembre 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/46206 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12atk
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