Hadrien Clouet, Rationner l’emploi. La promotion du temps partiel par les services publics d’emploi allemand et français
Hadrien Clouet, Rationner l’emploi. La promotion du temps partiel par les services publics d’emploi allemand et français, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2022, 252 p.
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Crédits : Éditions de la MSH
1L’ouvrage « Rationner l’emploi » est une version remaniée d’une thèse de sociologie soutenue à l’Institut d’études politiques de Paris. Il offre un regard original non seulement sur le temps partiel, mais aussi sur le chômage, en se concentrant sur son traitement institutionnel en France et en Allemagne. Le travail à temps partiel est perçu comme un « chômage atypique », impliquant à la fois un sous-emploi involontaire et une compensation financière préservant une partie de l’allocation chômage.
2Ce prisme spécifique du temps partiel est abordé dans une perspective sociohistorique et comparative (entre la France et l’Allemagne, mais aussi entre divers sites d’observation). La mise en œuvre de l’action publique en faveur du temps partiel est liée à une sociologie des organisations et du travail des professionnels de l’emploi. Bien que les travaux sur le temps partiel soient nombreux, cet ouvrage contribue à une sociologie du marché du travail et de l’action publique. Cette perspective complète utilement l’analyse du temps partiel telle que Margaret Maruani l’a présentée dans le cadre de sa sociologie de l’emploi.
3Hadrien Clouet combine trois niveaux distincts : la comparaison France-Allemagne, le fonctionnement des organismes de placement (Pôle emploi en France, Arbeitsagentur et Jobcenter en Allemagne), et l’implantation locale des agences. Il étudie minutieusement les politiques du temps partiel en utilisant des méthodes mixtes : ethnographie avec immersion dans quatre agences locales d’emploi (deux en Sarre, Allemagne, et deux en France, en Seine-Saint-Denis et dans les Yvelines), observation d’entretiens entre conseillers et chômeurs (n=309), entretiens semi-directifs avec des conseillers d’emploi (n=41), dépouillement d’archives municipales et nationales, et travail quantitatif et statistique avec la construction d’une base de données sur les offres d’emploi. La diversité et la qualité du travail de terrain convainquent le lecteur. Un soin particulier est accordé aux verbatims des entretiens, ainsi qu’aux procédures et autres données, pour illustrer la mise en œuvre de l’action publique. La comparaison France-Allemagne est pertinente tant sur le plan contemporain qu’historique.
4Le premier chapitre nous invite à explorer l’histoire de l’extension du statut de chômeur aux salariés. Cette extension a été rendue possible grâce à l’introduction du principe de cumul des allocations chômage avec les revenus tirés de l’emploi occasionnel. Ce dernier est ainsi accessible aux chômeurs sans perte de revenu, permettant aux agents du service public de l’emploi de négocier à la baisse le temps de travail recherché par les personnes. Historiquement, les travailleurs occasionnels étaient un obstacle à la reconnaissance du chômage, car ils étaient positionnés entre deux statuts (occupé/inoccupé) et considérés comme « déviants, sans attache, indisciplinés ». Sous prétexte du contrôle et de l’aide, et sous la pression des réformateurs sociaux, ces travailleurs ont été intégrés au dispositif du chômage en Allemagne dès les années 1920. En France, il faut attendre l’assurance chômage nationale interprofessionnelle de 1958 pour que les travailleurs occasionnels soient inclus dans l’indemnisation du chômage. Cette évolution crée une catégorie ambiguë de chômeurs : occupés et inoccupés, en recherche de travail tout en étant déjà en emploi précaire. Les conseillers d’emploi peuvent ainsi négocier et influencer la durée du travail de ces chômeurs sans affecter leur niveau de revenu.
5Le second chapitre révèle que le cumul du travail à temps partiel et de l’allocation chômage est un outil pour les conseillers d’emploi, mais qu’il est étrangement peu utilisé et méconnu par les chômeurs. En revanche, les conseillers ont leurs propres motivations pour promouvoir des emplois à temps partiel. L’auteur montre, en appui à cet argument, que dans 290 des 309 observations d’entretiens entre conseillers et chômeurs, les dispositifs de cumul sont absents. Lorsque le cumul est abordé, il suit d’autres objectifs que ceux envisagés politiquement ou institutionnellement en termes d’« incitation ». Selon le conseiller concerné, le dispositif peut devenir un outil de contrôle ou d’aide. Parfois, l’utilisation du cumul répond à l’évaluation des performances des conseillers. Ainsi, les conseillers français et allemands contrôlent étroitement l’usage du cumul, ce qui leur permet d’ajuster les objectifs en fonction de leurs convictions. Cependant, cette utilisation n’explique pas la conversion massive des chômeurs au travail à temps partiel.
6Le troisième chapitre explore les motivations des conseillers pour orienter les demandeurs d’emploi vers le temps partiel. Ces motivations varient selon leur parcours, leur vision du marché du travail, leur perception des difficultés des chômeurs et leur recours à la sanction. Le temps partiel entraîne une augmentation des postes à temps réduit (la répartition du chômage), en ciblant spécifiquement certains profils ou en facilitant un recrutement plus rapide. Les profils concernés incluent généralement les femmes en France et en Allemagne, les jeunes et les plus âgés en France, et les migrants en Allemagne. Le lieu de convocation, soit l’agence locale, influence le sort des chômeurs, la distribution du temps partiel étant étroitement liée aux profils socio-économiques des publics de chaque localité. Là où la menace du chômage est plus grande, le recours au temps partiel est plus élevé. Par ailleurs, les conseillers sont confrontés à des facteurs indépendants de leur contrôle tels que le manque d’emplois, la pauvreté et les inégalités. Ce décalage se manifeste également dans les solutions proposées, ainsi que dans les critiques formulées par les demandeurs d’emploi. Dans l’ensemble, conseillers et chômeurs font face aux fluctuations à la baisse du marché du travail, qui mènent à la proposition de durées de travail réduites sous forme de temps partiel.
7Le quatrième chapitre révèle que les choix des conseillers en matière de solutions sont considérablement limités par les logiciels de mise en relation entre offre et demande de travail dans les deux pays. La « régulation numérique » des offres semble déconnectée ou contradictoire avec les perceptions des agents. Ce formatage se présente différemment en France et en Allemagne : en France, il favorise les contrats à durée déterminée à temps plein, alors qu’en Allemagne, il privilégie les emplois à temps partiel avec des horaires et rythmes spécifiques. Ce formatage répond aux attentes de certains demandeurs d’emploi et employeurs, mais entraîne une série de précarités propres à chaque contexte, en fonction des combinaisons de critères des logiciels (tels que l’ancienneté et le niveau de salaire) qui déterminent les solutions proposées.
8La conclusion générale de l’ouvrage aborde la bureaucratisation du travail à temps partiel face au chômage et au déplacement de la politique de l’emploi vers le bas. Le temps partiel apparaît comme le résultat des interactions et du formatage numérique des échanges. L’effet global réside dans la réduction individualisée du temps d’emploi grâce à un « rationnement discrétionnaire et programmé ». Cet effet varie en fonction du pays (premier niveau d’analyse). Les logiciels français et allemands diffèrent, car les premiers permettent, de manière discrétionnaire, d’éliminer le travail à temps partiel. En Allemagne, cette option n’existe pas, reflétant le manque d’infrastructures de garde d’enfants et expliquant la part plus importante du temps partiel dans l’emploi. Le type d’agence et sa localisation (deuxième et troisième niveaux d’analyse) influent également sur le résultat en termes de pouvoir de sanction — accru sur des publics plus précaires — et de négociation, de variabilité des solutions selon l’investissement des conseillers, et d’autonomie des chômeurs selon le degré d’apathie des agents. L’ouvrage se termine sur le constat de l’obsolescence de la distinction entre temps partiel « subi » et « choisi », car les analyses montrent de manière pertinente, à travers tous les chapitres, que ces solutions sont toujours à la fois subies et choisies, ou plutôt « consenties ». La force du livre réside dans l’analyse très complète du processus, qui associe histoire des politiques publiques et enjeux relatifs au traitement local du chômage à temps partiel. Au-delà de l’argumentation, la qualité du travail de terrain multiniveau conduit en France et en Allemagne est impressionnante. En particulier, de nombreux verbatims évocateurs des entretiens entre conseillers et chômeurs offrent une lecture stimulante et inédite.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jens Thoemmes, « Hadrien Clouet, Rationner l’emploi. La promotion du temps partiel par les services publics d’emploi allemand et français », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 1 | Janvier-Mars 2024, mis en ligne le 05 mars 2024, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/44999 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.44999
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