- 1 « A novel process between local territorialisation and global connectedness », p. 2.
1En tant que dix-neuvième économie mondiale, Taïwan est l’un des principaux pays d’immigration en Asie de l’Est. Il accueille non seulement un grand nombre de travailleurs immigrés dans le secteur de l’industrie et de l’aide à la personne, mais aussi une immigration de mariage passant souvent par des agences commerciales transnationales (Wang et Bélanger, 2008). En même temps, en raison de sa souveraineté incertaine sous la menace de la République populaire de Chine (Mengin et Chuang, 2022), sa politique d’immigration est marquée par un principe nationaliste et classiste particulièrement rigide, offrant peu de possibilités aux immigrés catégorisés comme « non qualifiés » d’avoir des droits pérennes. C’est à partir de cette réalité ambivalente qu’est né le projet de recherche de Beatrice Zani portant sur le parcours migratoire et professionnel des femmes chinoises immigrées à Taïwan. En réaction à la politique d’immigration taïwanaise, particulièrement discriminante à l’égard des citoyennes de la République populaire de Chine (RPC), la vente sur des plateformes de commerce digital devient une stratégie économique répandue. En décrivant minutieusement ces réseaux en ligne et hors ligne entre les deux côtes du Détroit de Taïwan, l’autrice met en évidence « un nouveau processus entre la territorialisation locale et la connexion globale »1. De la même façon que des chercheurs remontent les chaînes commerciales de jeans made in China ou des rickshaws fabriqués en Inde (Pliez, 2007 ; Tastevin et Pliez, 2015), l’autrice s’intéresse au parcours de la lingerie fabriquée à Shenzhen puis commercialisée à Taïwan. En suivant le chemin de cette lingerie, elle étudie les réalités sociales, économiques et émotionnelles qui sous-tendent les mobilités de ces femmes. S’appuyant sur une ethnographie itinérante entre Shenzhen, Taïwan et les divers villages chinois dont sont originaires ses interviewées, elle dévoile une chaîne commerciale subalterne tissée par ces femmes piégées entre les contraintes du régime de mobilité et le traitement hostile ou discriminant de la société taïwanaise.
2L’ouvrage se compose de neuf chapitres regroupés en trois parties. La première partie, « On the move », dresse le portrait de ces femmes migrantes avant leur arrivée à Taïwan. Souvent originaires des milieux modestes de la Chine rurale, ces jeunes femmes connaissent une première expérience de migration en arrivant à Shenzhen, ville industrielle entièrement construite dans les années 1990 pour accueillir les capitaux étrangers. De nombreuses études inscrites dans la tradition marxiste ont analysé la contribution des formes de contrôle minutieux dans ces usines à l’essor économique chinois dans les années 1990, ainsi que ses conséquences sur la santé des ouvriers et des ouvrières qui y travaillaient (Lee, 1998 ; Pun, 2012 ; Chan et al., 2020). Dans ce contexte, l’autrice décrit dans les chapitres 1 (« Becoming Dagongmei: Modernity and Urban Imaginaries ») et 2 (« Geographies of Migrations and Global Labour Régimes ») le point de départ d’émigration de cette nouvelle génération de travailleuses immigrées et leur sociabilité. Si les conditions de travail demeurent dures et aliénantes, cette jeune génération de travailleuses ne se contente plus d’un statut ouvrier. Imprégnées par la culture urbaine de consommation qui diffuse un imaginaire moderne de l’individualité, ces jeunes femmes ne voient plus l’émigration comme une mission confiée par leurs familles restées au village, mais comme un projet de réalisation individuelle dirigé vers une « vie meilleure » en termes matériels et émotionnels. Cette subjectivité individuelle permet de comprendre pourquoi la fabrication de lingerie féminine est perçue comme un emploi moins pénible que ceux qu’elles pourraient occuper dans d’autres types d’usines (électronique, textiles, etc.) : elle permet à l’ouvrière de projeter un imaginaire de féminité associé à l’érotisme romantique. Dans le chapitre 3, « Should I stay or should I go? », Beatrice Zani poursuit cette analyse pour expliquer ce qu’épouser un homme taïwanais représente pour ces femmes. Face aux pressions familiales pour qu’elles se marient, ces femmes rejettent la pratique traditionnelle du mariage arrangé avec les hommes ruraux ayant des origines sociales similaires aux leurs. Au contraire, les hommes taïwanais, occupant souvent des positions de cadres dans ces usines, bénéficient à la fois d’un capital économique de par leur position sociale, mais aussi d’un capital symbolique en tant que citoyens de Taïwan, pays perçu comme plus développé que la Chine. Ces avantages contribuent ainsi à la mise en couple des hommes taïwanais et des jeunes femmes chinoises impatientes d’entamer une nouvelle étape de leur carrière migratoire à Taïwan.
3La deuxième partie de l’ouvrage, « Connectedness », montre comment le commerce digital devient une stratégie économique répandue pour ces femmes une fois qu’elles sont arrivées à Taïwan. Le chapitre 4, « Trapped in migration », explique le désenchantement de ces immigrées face aux politiques et aux marchés de l’emploi discriminants. En raison de l’antagonisme politique avec la RPC, la politique d’immigration de Taïwan est particulièrement restrictive vis-à-vis des citoyens et citoyennes de RPC, interdisant les détentrices d’un visa familial de travailler avant quatre ans de résidence. Dès lors, une grande partie d’entre elles ne peuvent que travailler clandestinement, mais leur statut administratif les rend vulnérables, donnant lieu à l’exploitation et à des abus de la part des employeurs. De ce fait, le réseau d’interconnaissance devient non seulement source d’information et de soutien, mais aussi une opportunité pour elles. C’est ainsi, dans les chapitres 5 et 6, que l’autrice décrit comment WeChat, l’application chinoise qui combine les fonctions de messagerie instantanée, de média social et de paiement en ligne, devient une plateforme de vente pour contourner le marché de l’emploi taïwanais. Certaines revendent les produits importés de Chine ; d’autres prennent des commandes de nourritures régionales pour soulager leur nostalgie. Entre la discussion virtuelle et la rencontre physique, l’intérêt économique et le sentiment d’entre-soi s’entre-nourrissent, alimentant des réseaux extensibles de micro-entrepreneuriat féminin.
- 2 « The funny thing is that when we were in Taiwan we were Chinese, and now we are back to China we a (...)
4La troisième et dernière partie, « In-betweenness », raconte la bifurcation biographique et entrepreneuriale de certaines femmes qui remigrent en Chine après la séparation de leur couple. Si cette partie est beaucoup plus courte que les deux précédentes, elle n’est pas moins pertinente. On découvre que, loin d’être une illusion perdue, leur séjour à Taïwan fournit des ressources symboliques dans leurs nouvelles activités. Du choix des matériaux à la présentation des produits, ces femmes n’hésitent pas à mettre en avant leurs expériences de vie à Taïwan pour se démarquer des commerçants locaux. Au contraire de l’apparence figée et hostile de la frontière entre Taïwan et la Chine affichée par le discours gouvernemental, ces femmes vivent les frontières de manière bien plus fluide et ambiguë : « ce qui est amusant, c’est que lorsque nous étions à Taïwan, nous étions Chinoises, et que maintenant que nous sommes rentrées en Chine, nous sommes Taïwanaises »2. Ainsi, la « citoyenneté flexible » (Ong, 1999) n’est plus le privilège des classes d’élite mondiale ; malgré leur statut fragile et temporaire, à Taïwan comme en Chine, ces femmes parviennent à faire preuve de capacité d’agir dans l’espace interstitiel du système économique et politique.
5Il est difficile de ne pas admirer la capacité de l’autrice à naviguer entre les terrains et les univers culturels lors de sa collecte des 140 récits intimes de cet ouvrage captivant. Cette odyssée féminine des deux côtés du Détroit de Taïwan démontre le continuum entre les migrations « nationale » et « internationale » et déconstruit la catégorisation entre la migration « familiale » et « économique ». Malgré l’accent mis sur le sentiment positif de l’activité de commerce en ligne, il serait pertinent, afin de mieux situer ces femmes dans l’échelle sociale, d’objectiver l’apport réel de ces activités en termes de ressources financières : s’agit-il de revenus complémentaires substantiels ou anecdotiques ? Pour conclure, l’ouvrage apporte une contribution remarquable aux études sur les migrations et l’anthropologie de la mondialisation, grâce à l’attention portée à la capacité d’agir féminine.