Lefebvre, H., 1968, Le droit à la ville, Anthropos, Paris.
Clémence Léobal, Ville noire, pays blanc. Habiter et lutter en Guyane française
Clémence Léobal, Ville noire, pays blanc. Habiter et lutter en Guyane française, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 2022, 194 p.
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Credits: PU Lyon
1Clémence Léobal s’intéresse dans cet ouvrage à l’interaction entre les « modes d’habiter » bushinengués — catégorie désignant l’ensemble des groupes ethniques issus des grands mouvements de marronage et descendant des esclaves africains — et les politiques postcoloniales de la ville à Saint-Laurent-du-Maroni (Soholang), en Guyane. L’autrice entend écrire la morphogénèse d’une ville-frontière, sans jamais se limiter à la monographie d’un groupe social mais en rendant compte de la co-présence de différents groupes sociaux (classes populaires bushinenguées, mais aussi créoles, haïtiennes et brésiliennes, bourgeoisie blanche venue de France hexagonale et bourgeoisie créole). Son ethnographie laisse toutefois de côté une partie de ces groupes sociaux pour se centrer sur les interactions entre les Ndjukas — sous-groupe bushinengué — et les agents des administrations étatiques. Au travers de cinq chapitres, auxquels s’ajoute un cahier photographique signé par le photographe italien Nicola Lo Calzo, l’ouvrage explore la construction dichotomique d’une frontière raciale au travers de son incarnation urbaine.
2Dans le premier chapitre, Clémence Léobal présente la méthodologie de son enquête, menée entre 2013 et 2014 et précédée par une expérience professionnelle de deux ans au service du patrimoine de la municipalité de Saint-Laurent-du-Maroni. Elle entreprend de décrire son positionnement ethnographique, son identification au monde bakaa (blanc), et détaille en particulier la façon dont elle a été perçue en tant qu’enquêtrice. Jeune femme, célibataire, elle raconte avoir été amenée à privilégier les interlocutrices au détriment des interlocuteurs, afin d’éviter les sollicitations non désirées. Cette orientation de l’enquête vers les femmes se fera plus tangible au cours des descriptions ethnographiques : les plus précises et les plus suivies concernent systématiquement des femmes, avec lesquelles l’autrice a entretenu des contacts privilégiés.
3Le deuxième chapitre est consacré à l’ethnographie des modes d’habiter à Saint-Laurent-du-Maroni, caractérisés par l’omniprésence des deux rives du fleuve : celles-ci structurent un espace intégré, dense en déplacements et en échanges échappant largement aux contrôles frontaliers. Clémence Léobal décrit des modes d’habiter faits de résidences multiples, qu’elle identifie comme des « configurations de maisons » liées aux modes d’organisation de la parenté, traversées par des liens de collaboration mais aussi par des tensions et des conflits. Ces modes d’habiter transfrontaliers font l’objet d’une criminalisation croissante, corollaire d’un contrôle plus effectif des frontières nationales.
4Le troisième chapitre fait place à une analyse des politiques de « résorption » de l’habitat insalubre, dont les premières opérations ont lieu en 1970. Ces démolitions façonnent les trajectoires résidentielles des habitant·es ; l’habitat bushinengué que les autorités qualifient de « spontané » se révèle par là bien mal nommé : il est moins le fruit d’un choix spontané que contraint par des décennies de démolition. Dans les années 1980, cette politique urbaine forge une véritable culture administrative de la démolition, qui se routinise tout en renforçant l’application de la frontière : les opérations de démolition s’accompagnent souvent d’un recensement et d’expulsions en dehors du territoire français. Dans les années 2010, cette imbrication entre politique urbaine et contrôle de la frontière nationale s’approfondit encore, dans la mesure où les modes d’appréhension des habitant·es comme des personnes « primitives » s’infléchissent : les Bushinengué·es sont de plus en plus considéré·es comme des étranger·es indésirables. Mais ces habitant·es résistent et refusent parfois de partir, ce que l’autrice illustre par la photographie remarquable d’une maison isolée par les terrassements, culminant telle une île au-dessus d’un sol creusé par les bulldozers.
5Si une partie des habitant·es s’engagent dans ces mouvements de résistance, d’autres expriment le souhait d’accéder à un logement social. Le quatrième chapitre examine ces demandes de logement social, surtout exprimées par des femmes — qui constituent 80 % des attributaires — installées depuis longtemps en ville, à la différence des habitant·es les plus attaché·es aux « planches », ces maisons de bois dites « spontanées » et menacées par les démolitions. Les passages concernant les motivations à quitter les « planches » sont particulièrement riches : Clémence Léobal décrit les éléments d’inconfort de l’habitat en bois (l’absence de raccordement au réseau des eaux usées et l’utilisation de latrines enterrées, l’absence de raccordement au réseau électrique et l’utilisation onéreuse de générateurs à essence…) tout en montrant que ce ne sont pas les facteurs les plus décisifs dans la décision des habitant·es de chercher un logement social. C’est en effet le stigmate urbain en lui-même, c’est-à-dire la honte associée au fait de vivre dans les « planches », qui est mis en avant par les personnes qui s’engagent dans une procédure de demande de logement social.
6Le cinquième et dernier chapitre explore les usages et les appropriations des logements sociaux. Ce chapitre est celui qui permet à l’autrice de s’inscrire dans un débat théorique fort, structuré par l’influence de la perspective d’Henri Lefebvre (1968) sur les études urbaines. Henri Lefebvre soutient en effet que les habitant·es de HLM entretiennent un rapport aliéné à leur logement, car dépourvu d’appropriation, à la différence des habitant·es de pavillons. Clémence Léobal montre au contraire comment le logement social fait l’objet d’appropriations, voire de transformations, même si celles-ci s’opèrent dans un cadre relativement contraint et font l’objet de disqualifications de la part des autorités publiques et des bailleurs sociaux. Ce chapitre permet à l’autrice de préciser la différence entre deux types de logements sociaux, construits à deux périodes distinctes : le logement évolutif social ou habitat adapté (sité), construit dans les années 1980 et 1990, et les logements locatifs (batiman), plus récents. Le rapport d’appropriation aux sité est plus marqué et plus évident, dans la mesure où ces logements font partie d’un dispositif d’accession à la propriété et sont prévus pour l’auto-construction. Ils ont donc vocation à être complétés et achevés par leurs habitant·es, même si les marges de manœuvre demeurent restreintes, en particulier quant au choix de la localisation du logement. Le batiman incarne davantage l’urbanité et l’ascension sociale, ce qui lui donne d’ailleurs un attrait symbolique et peut susciter un discours de distinction vis-à-vis des habitant·es des maisons en bois. Ces logements collectifs, construits après l’abandon de la politique d’habitat adapté à la fin des années 1990, sont souvent mieux reliés à la ville et facilitent les déplacements de leurs habitant·es. En revanche, les modes d’appropriation s’y opèrent dans un cadre plus contraint que celui des sité, limitant essentiellement les personnalisations à l’espace intérieur, sous la surveillance étroite des bailleurs sociaux. Clémence Léobal montre comment la stigmatisation des usages de ces logements sociaux traduit une « ethnicisation » des classes populaires — ainsi, des cas particuliers de dégradation sont assimilés par certains agents à la tradition bushinenguée dans son ensemble. Surtout, ces discours aboutissent à présenter la mixité comme inadaptée et donc à justifier une forme de ségrégation raciale, non pas rompue mais perpétuée par ces nouveaux logements sociaux.
7L’autrice démontre finalement à quel point la catégorisation des personnes et des groupes sociaux est étroitement liée à la catégorisation des logements et des modes d’habiter. Si cette démonstration s’opère à partir de la ville de Saint-Laurent-du-Maroni, souvent vue comme un bout du monde depuis l’Hexagone, elle vaut pourtant bien au-delà du seul contexte étudié et engage en cela un dialogue plus fondamental avec la sociologie urbaine autant qu’avec la sociologie de la race et de l’ethnicité — deux concepts que l’autrice manie conjointement, dont la différenciation plus nette aurait sans doute servi la portée analytique du propos. Un dialogue aussi stimulant aurait sans doute pu être conduit avec la sociologie du genre, dans la mesure où les passages concernant l’appropriation du logement ouvrent des questionnements potentiellement riches sur la dimension genrée des modes d’habiter. La force de l’ouvrage tient en particulier au fait qu’il parvient, à chaque page, à montrer que transformations de la ville sont réalisées à la fois par les habitant·es minorisé·es et par l’État bakaa. En cela, l’analyse de Clémence Léobal suit très finement les ramifications du pouvoir, rendant justice aux multiples résistances — de la mobilisation collective à des formes plus discrètes — sans se limiter à une description unilatérale de la domination.
References
Electronic reference
Claire Cosquer, “Clémence Léobal, Ville noire, pays blanc. Habiter et lutter en Guyane française”, Sociologie du travail [Online], Vol. 65 - n° 4 | Octobre-Décembre 2023, Online since 15 November 2023, connection on 02 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/44395; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.44395
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