1L’ouvrage de Prisca Kergoat s’inscrit dans la continuité de travaux récents en sociologie de l’enseignement professionnel (Palheta, 2012 ; Depoilly, 2014), et vient utilement compléter les analyses de ce segment du système scolaire en proposant une approche décloisonnée, qui prend pour objet les relations entre sphère éducative et sphère productive. L’autrice s’appuie sur les matériaux issus de deux enquêtes collectives menées entre 2013 et 2018 dans différents territoires (Occitanie, Île de France, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Hauts-de-France) et déployant chacune un double dispositif empirique articulant une enquête extensive par questionnaires (n=2949) et une campagne d’entretiens (n=43). L’ambition portée est de positionner son analyse des expériences scolaires et professionnelles en lycées professionnels et en centres de formation des apprentis sur une ligne de crête, cherchant à éviter le double écueil du misérabilisme et du populisme, pour restituer positivement les pratiques et les représentations d’élèves et d’apprentis trop souvent définies par la négative.
2Pour ce faire, Prisca Kergoat propose de théoriser les rapports à l’école et au travail des jeunes étudiés en termes d’indocilité, notion qui lui permet de rendre compte des logiques de domination sociale et genrée qui pèsent sur eux, tout en leur reconnaissant une capacité de prise de conscience et de résistance. Une seconde notion centrale traverse l’ouvrage, celle d’injustice, qui est mobilisée par la sociologue comme moyen d’objectiver les pensées et les pratiques indociles, et qui n’est pas sans faire écho à d’autres études en sociologie de l’expérience scolaire sur le rapport à la justice et à la méritocratie des élèves (Tenret, 2011).
3L’ouvrage se structure en deux parties. La première, scindée en trois chapitres, explicite les conditions de possibilité de l’émergence d’une pensée indocile, par l’étude successive des différents sas d’orientation et de sélection qui distribuent les jeunes dans les différentes filières et établissements de l’enseignement professionnel et qui les conduisent à occuper une place reléguée dans les hiérarchies scolaires et professionnelles. La seconde partie, composée de deux chapitres, permet de caractériser les conduites et pratiques indociles déployées.
4L’expérience première et la plus manifeste d’injustice sociale s’inscrit dans l’orientation vers la voie professionnelle, au cours de l’enseignement secondaire, vécue comme une véritable relégation. Prisca Kergoat souligne l’humiliation ressentie par une large partie de ces élèves, constituant une expérience commune et partagée, permettant de passer de l’expérience individuelle de l’inégalité de traitement vis-à-vis des élèves qui sont restés dans la voie normale à la prise de conscience collective et à l’élaboration d’un « nous » à même de développer des pratiques d’insoumission.
5Cette analyse permet au passage de rappeler l’hétérogénéité des classes populaires et les rapports différenciés à l’école et à la certification des élèves qui en sont issus, et qui sont loin de se réduire à une « culture anti-école ». Les appartenances de sexe et de race pèsent aussi sur les trajectoires objectives et leur perception subjective, les jeunes issus de l’immigration et les jeunes femmes bénéficiant de conditions moins favorables d’affectation mais aussi d’accès aux stages et aux contrats d’apprentissage (espace des possibles limité en termes de spécialité, sur-sélection scolaire à l’entrée, etc.), là où les jeunes hommes non issus de l’immigration disposent d’un éventail de filières plus large et par conséquent moins concurrentiel. Pourtant, c’est bien davantage d’une expérience de l’injustice qu’il est question d’après les résultats de l’enquête, plutôt que de situations de discrimination.
6L’expérience collective de la stigmatisation est donc un moyen pour les élèves de prendre conscience des mécanismes de domination qui pèsent sur eux et de développer en retour des pratiques d’indocilité. Prisca Kergoat met en évidence cinq modes d’expression des pratiques indociles, rendant compte de la façon dont les élèves « critiquent leur condition, l’investissent et la pratiquent ». Cette typologie contribue à rendre compte de l’hétérogénéité des jeunesses populaires et à restituer les logiques propres de chacun des groupes constitués. Trois de ces modes d’expression concernent les façons de penser et de faire des élèves et apprentis masculins, des métiers du bâtiment et de la mécanique automobile, tandis que les deux autres explicitent les expériences des jeunes femmes inscrites dans les spécialités du soin et du service à la personne. Tous expriment à leur manière les différentes injonctions qui pèsent sur eux et qui définissent pour partie leur façon de faire jeunesse, qui est différente des élèves de la voie générale : injonctions à grandir, à faire des choix, à être autonome, à se rendre utile, à contrôler sa façon de se tenir et de parler, etc. En retour, les élèves développent des pratiques de transgression et de ruse, capables de donner le change (« se créer une personnalité pour le travail », se faire « caméléon »), qui dessinent in fine « une autre culture populaire ». Si l’autrice donne à voir les pratiques de solidarité masculine, déjà assez connues, un grand apport des enquêtes présentées est de rendre compte des formes de camaraderie au féminin, de la façon dont les jeunes femmes parviennent à développer l’humour et l’autodérision dans leurs situations de travail.
7Prisca Kergoat insiste enfin sur la nécessité de penser les situations de domination sociale et sexuée vécue par les élèves et les apprentis en formation et au travail dans toute leur ambivalence, et d’en saisir les effets réels sur les transformations des cultures populaires. La confrontation aux hiérarchies professionnelles et à la subordination salariale est ainsi une expérience d’oppression mais aussi d’acculturation. Garçons et filles, en travaillant au contact des catégories intermédiaires et supérieures, ont accès à une partie de leurs normes et de leurs valeurs, et trouvent à cette occasion les moyens de les saisir, de les déconstruire, voire d’y résister.
8La conclusion ouvre sur les marges d’émancipation possible qui émergent des situations d’apprentissage et de travail, et insiste sur la dynamique de renouvellement normatif qui traverse la reproduction des milieux populaires. L’objectif d’une approche de l’enseignement professionnel qui rompe avec une vision surplombante et écrasante des parcours et des individus est donc suivi de bout en bout de l’ouvrage. Ceci étant, la démarche compréhensive aurait pu nous semble-t-il être poussée plus loin par endroits, notamment dans le récit qui est fait, au chapitre 3, d’un raté d’enquête lié à l’absence d’une grande partie de la classe qui devait être interrogée par questionnaires, en raison de la fête de l’Aïd. La remise en cause du bon déroulé de l’enquête par cet absentéisme massif aurait pu être analysée de manière plus réflexive, en mobilisant justement le prisme de l’indocilité développé par ailleurs, tant cette situation nous semble donner un exemple de la façon dont les élèves peuvent chercher à s’affranchir des cadres temporels de l’institution et à remettre en cause l’ordre scolaire.
9À l’inverse, et cela tient à toute la difficulté de ne céder ni au misérabilisme ni au populisme (Grignon et Passeron, 1989), on peut se demander, au terme de la lecture, si la notion d’« injustice » ne force pas parfois un peu trop le trait, et si la posture subjectiviste adoptée ne présume pas trop systématiquement de la capacité de prise de conscience et de thématisation des expériences vécues par les enquêtés. L’autrice pointe d’ailleurs elle-même cette limite possible en évoquant le fait que les enquêtés s’approprient peu la notion d’injustice (p. 51). L’analyse laisse aussi parfois penser que l’orientation vers une filière professionnelle est toujours associée par les jeunes à de la stigmatisation et de l’humiliation, alors qu’elle est aussi une occasion de réassurance scolaire pour certains ou encore d’une rencontre heureuse entre un élève ou apprenti et une formation ou un métier. Sans nier le principe de relégation qui sous-tend objectivement ces parcours, une place plus grande aurait pu être accordée aux sentiments positifs de libération exprimés par les jeunes, de reprise en main de leur scolarité et de satisfaction d’accéder à des contenus d’apprentissage plus concrets.
10Ces quelques points de discussion tiennent aux vraies questions théoriques et empiriques que pose cet ouvrage ambitieux et invitent à poursuivre les réflexions sur la façon d’objectiver les cultures populaires et les modalités de leur reproduction.