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Comptes rendus

Martin Baloge, Vie et mort de l’impôt sur la fortune. Les luttes pour la représentation des intérêts à l’Assemblée nationale et au Bundestag

Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2022, 300 p.
Kevin Bernard
Référence(s) :

Martin Baloge, Vie et mort de l’impôt sur la fortune. Les luttes pour la représentation des intérêts à l’Assemblée nationale et au Bundestag, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2022, 300 p.

Texte intégral

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Crédits : Éditions de la FMSH

1L’ouvrage de Martin Baloge est issu de sa thèse de doctorat en science politique, conduite sous la direction de Daniel Gaxie au sein de l’Université Paris-1 Panthéon Sorbonne et soutenue en 2016. Son objectif est de comprendre d’un point de vue sociologique ce qui pousse les députés à prendre la défense de certains intérêts et groupes sociaux particuliers, ainsi que la diversité de leurs pratiques. Cette recherche s’inscrit dans une approche critique remettant en cause la vision universaliste de la représentation politique, dans laquelle les élus seraient les porte-paroles de tous. Une force de l’ouvrage est l’adoption d’une posture comparative entre la France et l’Allemagne. L’auteur croise de nombreuses méthodes, aussi bien qualitatives (analyse des débats parlementaires, entretiens, etc.) que quantitatives (analyses lexicométrique et des trajectoires). Il a également bénéficié d’un accès direct à l’arène parlementaire, ayant suivi un primo-député allemand pendant près de deux semaines. Les modalités du travail parlementaire sont étudiées à travers l’analyse d’un instrument emblématique de l’action publique : l’« impôt (de solidarité) sur la fortune » (ISF).

2Le premier chapitre rappelle les histoires heurtées de cet instrument de taxation des plus hauts patrimoines. En Allemagne, il est discuté dès la seconde moitié du XIXe siècle, puis mis en œuvre à la fin du siècle. C’est donc un impôt ayant plus d’un siècle que le gouvernement du chancelier allemand Helmut Kohl (CDU : union chrétienne-démocrate ; droite) décide de laisser s’éteindre en 1997. En France, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’un impôt analogue est réellement débattu. L’auteur souligne la mobilisation des partis de gauche en sa faveur, en particulier du Parti communiste français et de certains de ses élus issus de milieux populaires. L’ISF finit par être voté avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. C’est néanmoins une taxation modérée qui est instaurée, contre les tenants d’une imposition forte, voire confiscatoire. Par suite, les réformes de cet impôt se succèdent, jusqu’à la victoire d’Emmanuel Macron aux élections présidentielles de 2017. Cet impôt est alors en partie supprimé, le patrimoine financier n’étant plus imposé.

3La suite de l’ouvrage se recentre sur la période contemporaine, en analysant les débats à l’Assemblée nationale sur le maintien de l’ISF entre 2007 et 2017 et au Bundestag pour sa réintroduction entre 2009 et 2017. Endossant le rôle de représentants de « la Nation tout entière » (France) ou du « Peuple » (Allemagne), les députés sont tenus d’afficher une posture interclassiste difficilement conciliable avec la défense des intérêts des plus aisés contre cet impôt. Dans les deux pays, ce problème est contourné par la mobilisation du registre de la défense des entreprises et de leurs dirigeants. L’auteur parle « d’entrepreunarisation du monde politique » (p. 58) pour évoquer la participation de la majorité des députés des deux pays (à droite et dans une certaine mesure à gauche) au renforcement d’une perception du monde social par le prisme des intérêts de l’entreprise. Cette « hégémonie culturelle de l’entreprise » (p. 147) au Parlement est justifiée par les bénéfices que l’ensemble de la société en retirerait. Elle conduirait au déclin de la représentation d’autres groupes sociaux, en particulier les plus précaires.

4Fidèle à une approche sociologique dispositionnelle, l’auteur cherche à rendre compte des visions du monde et des pratiques des élus au travers de leurs socialisations primaire (milieu familial principalement) et secondaire (trajectoire professionnelle). Un parlementaire représente-t-il les intérêts de ce qu’il est socialement ? L’auteur démontre que les députés dont les trajectoires sont marquées par le monde de l’entreprise sont « surdéterminés » (p. 118) à défendre la cause entrepreneuriale et à se positionner comme ses porte-paroles les plus légitimes. Toutefois, l’analyse met en évidence qu’en Allemagne, et plus encore en France, les parlementaires n’ont souvent qu’un ancrage familial ou professionnel ténu ou inexistant avec le monde des entreprises. Nombreux sont pourtant ceux à se prévaloir d’une connaissance de ce dernier. Beaucoup d’élus usent alors de divers moyens de substitution pour compenser ce faible lien, par exemple en démultipliant les interactions avec les représentants patronaux. Il transparaît donc que la socialisation à l’entreprise de nombreux députés se fait avant tout à l’intérieur même du champ politique (en particulier en France). Plus qu’un effet des trajectoires antérieures, la défense des intérêts entrepreneuriaux semble être plutôt un des enjeux structurants du champ politique avec lequel les députés doivent apprendre à composer.

5L’auteur rappelle alors que la pensée dispositionnelle n’est pas mécanique. Les élus ne sont pas seulement orientés par leurs trajectoires : la tendance à voir s’exprimer certaines de leurs dispositions dépendra beaucoup des différents contextes dans lesquels ils évoluent. Ainsi, « la suppression de l’impôt sur la fortune est circonstancielle au sens où un ensemble de conditions (politiques, électorales, juridiques, économiques, etc.) ont dû être réunies pour que les opposants à cet impôt voient leur revendication être appliquée » (p. 46). En France comme en Allemagne, le contexte politique joue fortement puisque la discipline partisane et les mécanismes du parlementarisme rationalisé conduisent les élus de la majorité à ajuster leurs pratiques de représentation sur les décisions du gouvernement. D’autres contextes pèsent aussi sur le travail des élus, cette fois-ci différemment dans les deux pays. En France, le contexte budgétaire tendu, que des allégements d’impôts n’arrangeraient pas, conduit les détracteurs de l’ISF à reculer — au contraire de l’Allemagne où une situation budgétaire plus favorable permet à ces derniers de justifier l’opposition à sa réintroduction, en brandissant le risque que cet impôt ferait courir sur la situation économique du pays (elle aussi favorable). L’intérêt du chapitre est aussi de considérer que ces contextes ne sont pas que des contraintes figées. Ils sont réinterprétés et travaillés par des députés qui disposent de marges de manœuvre « afin de réorienter ou pérenniser un contexte (dé)favorable en matière d’ISF » (p. 120).

6Un chapitre est ensuite consacré à la question de l’impact des groupes d’intérêt sur la défense de telle ou telle préoccupation sociale par les élus. En France, seuls les groupes en défaveur de l’ISF se mobilisent, en particulier le patronat des grandes entreprises. La situation semble au premier regard plus équilibrée en Allemagne, où de puissants syndicats de salariés soutiennent le principe de cette imposition. Néanmoins, l’auteur souligne à quel point les moyens et les stratégies mis en œuvre par ces deux pôles d’influence sont asymétriques. Les groupes d’intérêt opposés à l’ISF se montrent bien plus efficaces, déployant de nombreux registres de l’action collective afin de faire valoir leurs vues : grandes campagnes publiques et médiatiques, rencontres fréquentes avec les élus, etc. Surtout, ils sont capables d’offrir de réelles contreparties aux parlementaires (expertise, connaissance du calendrier gouvernemental, etc.), parvenant à construire une véritable dynamique de don et contre-don avec eux. La construction de cet entre-soi se fait, y compris en Allemagne, au détriment d’autres organisations représentant des groupes sociaux plus dominés, qui sont rarement reçues par les élus et qui se contentent souvent de simples manifestations publiques peu efficaces.

7L’auteur revient ensuite sur les différents « registres de représentation » mobilisés par les élus pour justifier leurs actions. Outre le registre de l’universalisation, employé notamment comme « stratégie de justification par l’universalisation des intérêts de groupes dominants économiquement » (p. 232), le « registre de la technique » (juridique ou économique) demande un investissement beaucoup plus important des élus pour le maîtriser, mais permet de dépolitiser les débats. Au contraire, les trois autres registres (du flou, de l’empathie, de la critique) ne nécessitent d’autres compétences que l’éloquence inhérente au métier politique.

8Il est assumé dans le dernier chapitre une tendance présente tout au long de l’ouvrage : celle de dépasser les formes de justification pour s’atteler à comprendre l’ensemble des pratiques législatives (dépôt d’amendements, propositions de loi…). Il s’agit de « faire le lien entre théorie de la représentation et action publique » (p. 251), afin de mieux comprendre le degré d’engagement des élus au-delà de leurs discours. La typologie des modes d’action parlementaire qui est proposée ne permet cependant pas de répondre à l’un des questionnements de l’auteur : « comment cette politique fiscale a-t-elle été réformée ? » (p. 19). Pour des raisons qu’il souligne lui-même (discipline partisane, Parlement rationalisé), l’arène parlementaire n’est pas le terrain le plus propice à l’étude des inflexions de la politique fiscale. Plus qu’une critique, il s’agit là d’une invitation à prolonger le travail de Martin Baloge dans d’autres lieux.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Kevin Bernard, « Martin Baloge, Vie et mort de l’impôt sur la fortune. Les luttes pour la représentation des intérêts à l’Assemblée nationale et au Bundestag »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 - n° 4 | Octobre-Décembre 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/44314 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.44314

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Auteur

Kevin Bernard

ED286 – Sciences de la société (EHESS/ENS-PSL)
Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS)
UMR 8156 du CNRS, de l’EHESS et de l’INSERM
Campus Condorcet - Bâtiment Recherche Sud
5, cours des Humanités, 93322 Aubervilliers cedex, France
kevin_bernard[at]ymail.com

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