Quentin Durand-Moreau et Gérard Lasfargues, Entre management et santé au travail, un dialogue impossible ?
Quentin Durand-Moreau et Gérard Lasfargues, Entre management et santé au travail, un dialogue impossible ?, Érès, Toulouse, 2022, 208 p.
Texte intégral
Crédits : Éditions Érès
1Médecins spécialistes en santé au travail formés et ayant exercé en France, Quentin Durand-Moreau et Gérard Lasfargues ont coordonné cet ouvrage collectif dont la question éponyme se décline en deux interrogations : « en quoi certaines méthodes de management peuvent-elles compromettre la santé au travail ? » et « quels dialogues entre management et santé au travail ? ». Ils plaident avec cet ouvrage pour un dialogue entre les managers des organisations et les professionnels des services de santé au travail afin d’élaborer une prévention primaire portant sur les causes systémiques des problèmes de santé des travailleurs. Sur le plan médical, l’enjeu est d’ouvrir un dialogue entre ces acteurs sur les effets des décisions managériales sur la santé. Créer, de part et d’autre, les conditions d’une compréhension du travail de management, de celui de prévention et des activités des personnels constituerait un levier pour améliorer les conditions de tous.
2Les onze auteurices de six des huit chapitres sont des chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales rattaché·es à des équipes françaises, à l’université ou à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. Pour répondre à la question sur les liens entre méthodes de management et santé au travail, les coordinateurs ont rassemblé quatre contributions de trois disciplines : ergonomie, management et sociologie. Les premier et quatrième chapitres sont le fruit de deux réflexions sociologiques sur des pratiques organisationnelles relevant de la gestion pour la première, et du travail de prévention en santé au travail pour la seconde. Valérie Boussard analyse la logique managériale opérationnalisant la performance organisationnelle par la mise en place de dispositifs techniques. À partir de l’exemple de deux logiciels au cœur de l’organisation du travail d’une structure publique et d’une autre privée montrés dans des documentaires diffusés en 2018, la sociologue retrace l’émergence des savoirs managériaux et du logos gestionnaire. Elle présente ensuite l’espace professionnel qui s’est construit grâce aux savoirs d’organisation, ainsi que les deux niveaux d’acteurs impliqués dans les dispositifs de gestion et le troisième niveau de ceux qui se trouvent « pris en charge » (p. 39). Cet état des lieux amène à constater que le développement gestionnaire induit un empêchement du travail réel délétère pour les travailleurs. La monopolisation des savoirs d’organisation par cette approche gestionnaire rendrait impossible l’expression des personnels. L’analyse par Jorge Muñoz de la déclinaison d’un Plan national de santé au travail (PNST) au sein d’une mutuelle à travers les objectifs chiffrés rejoint cette critique des effets des dispositifs de gestion, plus spécifiquement sur les professionnels de la prévention. La contribution de deux chercheuses en management, Florence Allard-Poesi et Lorena Bezerra de Souza Matos, porte quant à elle sur les effets du développement de projets d’innovation sur leurs responsables au sein d’une grande entreprise énergétique brésilienne. Initiés afin de respecter une obligation légale d’investissement et devant être approuvés par une autorité de contrôle, ces nombreux projets donnent lieu à des situations qualifiées d’absurdes par les protagonistes qui, quand ils ne renoncent pas à leur mission, « expriment une réelle souffrance » (p. 59). Les ergonomes Bernard Dugué et Johann Petit mettent au cœur de leur analyse l’activité et l’autonomie au service conjoint du développement des personnes et de l’efficacité du système. Une intervention dans une mutuelle leur permet d’illustrer l’importance du collectif de travail et des discussions sur le travail et sur l’organisation. La subsidiarité, c’est-à-dire l’attribution des prises de décisions et de leur mise en œuvre à l’instance hiérarchiquement la plus pertinente, est présentée comme un moyen de concilier les objectifs d’efficacité productive et de préservation de la santé des travailleurs. Associée à une démarche participative, elle contribue à restaurer la dignité de chacun au travail tout en faisant bénéficier le collectif des savoirs individuels.
3Dans la deuxième partie, le sociologue Pascal Ughetto s’intéresse à la place de la prévention dans le travail de cadres du secteur du Bâtiment et des travaux publics, tandis qu’une équipe de deux ergonomes — Sandrine Caroly et Déborah Gaudin — et de deux préventeurs de l’INRS — Marc Malenfer et Patrick Laine — dresse dans le dernier chapitre un état des lieux européen des différents acteurs en prévention des risques professionnels dans les micro- et petites entreprises (MPE). Dans le deuxième chapitre de cette partie, Quentin Durand-Moreau mobilise notamment la littérature sur les liens entre revenus et santé et sur les entretiens d’évaluation pour aborder la santé sous l’angle socio-économique et soulever la question de la conflictualité entre l’amélioration des conditions de travail et celle des rémunérations. Il suggère la possibilité pour les médecins du travail d’échanger avec les employeurs au sujet des modalités de rétribution, au même titre que sur d’autres aspects des postes de travail susceptibles de présenter un caractère pathogène. Dans le chapitre suivant, il expose les dilemmes auxquels sont confrontés les médecins du travail soucieux de préserver une relation de confiance avec leurs patients face à l’établissement de certificats de maladie professionnelle pour lesquels ils seraient autorisés à déroger au secret médical. Il explicite aussi les difficultés pour formuler des recommandations aux employeurs visant à l’amélioration réelle des conditions de travail.
4L’ouvrage présente des résultats tous issus d’études qualitatives, à l’exception de l’état des lieux sur les maladies psychiques établi à partir des données 2001-2018 du Réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P, p. 17 à 22) et du sondage réalisé par Viavoice pour l’INRS en 2014 sur les MPE et leur démarche de prévention (p. 169-170). Exceptée l’analyse de la bureaucratie kafkaïenne dans une grande entreprise brésilienne, toutes les analyses reposent sur des données françaises ; néanmoins, le travail de dissimulation des médecins du travail dans leur activité de rédaction de certificats de maladie professionnelle ou d’avis d’aptitude fait l’objet de comparaisons entre le système de prévention français et celui de la province canadienne d’Alberta, où Quentin Durand-Moreau exerce dans une clinique de médecine du travail et de l’environnement.
5L’ouvrage est riche de la diversité des regards disciplinaires et des contextes étudiés, qui diffèrent notamment par les secteurs d’activité, tailles et statuts. Ces diversités se reflètent dans la pluralité des concepts et auteurs mobilisés : les dispositifs de gestion (Michel Foucault), la construction de sens (Karl Weick), la subsidiarité, l’autonomie, mais aussi les capabilités (Amartya Sen) ou encore l’acteur-réseau. Ces différentes grilles de lecture contribuent à rendre intelligibles les paradoxes, voire les conflits, que rencontrent les acteurs du management et ceux de la prévention, qu’ils soient employeurs, cadres, responsables de projet, préventeurs, médecins du travail ou acteurs institutionnels et intermédiaires.
- 1 Directive 89/391/CEE du Conseil – Mesures visant à améliorer la sécurité et la santé des travailleu (...)
6Publié quelques semaines après l’entrée en vigueur de la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail et quelques semaines avant l’ouverture du procès en appel des dirigeants de France Télécom, cet ouvrage soulève la question pertinente et urgente de la possibilité d’un dialogue entre les hauts niveaux hiérarchiques et les acteurs du système de prévention des risques professionnels. Les logiques des protagonistes sont présentées avec précision et les auteurs et autrices plaident pour l’ouverture de discussions afin d’amener les décideurs à prendre en compte les enjeux de santé des travailleurs dans la définition des orientations des organisations. Mais, dans un paysage institutionnel complexe et évolutif, l’absence de langage commun pour ouvrir des espaces de verbalisation de la conflictualité apparaît comme un enjeu à surmonter. Le consensus social reconnu (p. 22-23) autour de la typologie en six axes de facteurs psychosociaux de risque au travail ne pourrait-il pas asseoir les bases d’échanges sur le travail et l’activité ? Un réel dialogue social sur les conditions de travail ne pourrait-il pas être généré par un mouvement de démocratisation des entreprises, ou de remise en cause de la subordination ? Le cadre légal depuis la directive européenne de 19891 et, plus récemment, les condamnations de décembre 2019 de l’entreprise Orange et de sept de ses anciens dirigeants, invitent à considérer le dialogue entre managers et acteurs de la prévention comme nécessaire, et à s’interroger sur les moyens de son organisation, notamment autour des nouvelles obligations afférentes au document unique d’évaluation des risques professionnels et des services de prévention et de santé au travail.
Notes
1 Directive 89/391/CEE du Conseil – Mesures visant à améliorer la sécurité et la santé des travailleurs au travail.
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Référence électronique
Claire Edey Gamassou, « Quentin Durand-Moreau et Gérard Lasfargues, Entre management et santé au travail, un dialogue impossible ? », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 - n° 3 | Juillet-Septembre 2023, mis en ligne le 25 août 2023, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/43973 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.43973
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