Nicolas Mariot, Pierre Mercklé et Anton Perdoncin (dir.), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020
Nicolas Mariot, Pierre Mercklé et Anton Perdoncin (dir.), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020, Université Grenoble Alpes Éditions, Grenoble, 2021, 220 p.
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Credits: UGA Éditions
1Fruit d’une enquête collective menée « à chaud » au temps du premier confinement de la pandémie de Covid-19, l’ouvrage coordonné par Nicolas Mariot, Pierre Mercklé et Anton Perdoncin rassemble vingt contributions, qui interrogent les conséquences de la pandémie sur la vie quotidienne dans la société française. Les membres de l’enquête « La vie en confinement » (Vico) financée par l’Agence nationale de la recherche se confrontent à plusieurs défis méthodologiques en sciences sociales : premièrement, la difficulté d’enquêter sur le confinement lorsqu’on est confiné ; deuxièmement, la nature collective de l’enquête qui implique 24 chercheurs et chercheuses ; enfin, la volonté d’articuler l’approche quantitative et l’approche qualitative.
2En effet, le livre s’appuie d’une part — et principalement — sur les données statistiques collectées auprès de plus de 16 000 citoyens vivant dans l’hexagone et ayant répondu à un questionnaire mis en ligne, et d’autre part — de façon complémentaire — sur les commentaires libres laissés par près de 4000 participants au questionnaire. Pour que le questionnaire atteigne un plus large public, l’équipe Vico a mobilisé quatre modes de diffusion : réseaux personnels des chercheurs ; réseaux des étudiants des facultés de sociologie à travers la France ; réseaux sociaux, notamment des groupes Facebook ; relais offert par des quotidiens régionaux. La dernière piste de diffusion est particulièrement opportune, étant donné le contexte pandémique du printemps 2020. Dans l’échantillon, les chercheurs pointent une surreprésentation des personnes diplômées, des catégories sociales supérieures, des jeunes et des femmes. Ces principales caractéristiques des profils des enquêtés — femmes, jeunes, diplômées — correspondent en effet à la modalité d’un questionnaire en ligne auto-administré. Un travail de pondération a été ainsi effectué afin de redresser les données face aux biais d’échantillonnage.
3L’ouvrage se structure en trois parties : les conditions matérielles du logement et du travail bouleversées par la pandémie (sept chapitres) ; les expériences du confinement (huit chapitres) ; la transformation des liens sociaux au temps de la crise (cinq chapitres). Les deux premiers chapitres se lisent en toute complémentarité. Les auteurs montrent les choix hétérogènes du logement pendant le confinement (entre « rester chez soi », « accueillir », ou « se confiner chez des proches ») et dégagent trois logiques distinctes : celle du rapprochement afin de lutter contre la solitude, celle de l’amélioration des conditions de logement dans l’intention d’avoir plus d’espace, et celle économique face à la précarité aggravée par la pandémie. Dans le chapitre 3, les auteurs se penchent sur la transformation des relations de voisinage et soulignent que le confinement semble avoir renforcé des liens intergénérationnels entre voisins au travers des pratiques de solidarité, d’entraide et de soutien tant matériel que moral. Les quatre chapitres suivants (4, 5, 6, 7) portent sur les conditions du travail, qui s’articulent inévitablement avec la situation familiale. Le chapitre 4 et le chapitre 6 dressent respectivement un panorama du télétravail et du travail sur site. Les télétravailleurs sont surreprésentés parmi les cadres, professions intellectuelles et professions intermédiaires. Ils associent le télétravail aux sentiments de fatigue, d’irritation, mais également au fait d’être détendu, en forme et heureux. Le travail sur site concerne davantage une population féminine et de classes populaires. Les professions du soin, en particulier, ont connu une dégradation des conditions du travail pendant le premier confinement national, marquée par un accès non garanti aux matériels de protection sanitaire. Dans la même lignée, le chapitre 5 se focalise sur les soignantes et les soignants en activité (n=603), dont la majorité est issue des catégories non médicales. Ceux et celles travaillant dans le public, par comparaison avec leurs collègues du privé ou libéraux, sont plus exposé·es à l’augmentation du temps du travail et à la dégradation des conditions de travail. Le dernier chapitre de cette première partie (le chapitre 7) interroge l’impact néfaste — inégalement réparti — de la pandémie de Covid-19 sur le devenir professionnel (perte de revenus, diminution d’activité, licenciement) selon divers critères : groupe socio-professionnel, secteur d’emploi, genre, âge, niveau de revenus du foyer.
4Dans la deuxième partie, les auteurs examinent diverses pratiques et expériences du confinement : obéissances et désobéissances aux règles de sortie (chapitre 8), ressentis pendant le confinement (chapitre 9), rapport au temps socialement différencié (chapitre 10), instruction en famille ou pratiques de « l’école à la maison » (chapitre 11), travail du care inégalement réparti entre femmes et hommes (chapitre 12), vécus des étudiants (n=1567, chapitre 13), relations entre positionnement politique et adoption des gestes barrières (chapitre 14), et participation au premier tour des élections municipales (chapitre 15). Les contributions — certaines étant plus analytiques et d’autres davantage descriptives — se lisent les unes avec les autres. Le chapitre 8 examine les obéissances et les transgressions des règles de sortie, selon les types de logements, la région d’appartenance, la situation d’emploi et les rapports à la politique. Cette analyse des mesures de protection au prisme des rapports à la politique apparaît à nouveau dans le chapitre 14, dont l’auteur dénote « l’existence d’un biais partisan dans le respect des gestes barrières : les répondants les plus hostiles au gouvernement se protègent davantage que les autres […]. Et indépendamment du biais partisan, tous se protègent d’autant plus qu’ils vivent dans une région où la Covid-19 s’est propagée » (p. 149). Ces constats permettent de prolonger les réflexions d’une part sur la construction sociale des maladies — en l’occurrence le virus et la pandémie de Covid-19 en France, ce qui invite à se plonger, entre autres, dans l’histoire française des maladies infectieuses et dans l’analyse des productions des discours médiatiques et politiques de la crise sanitaire —, et d’autre part sur les perceptions des risques (liés au virus, mais pas uniquement) à l’échelle individuelle, influencées par des pratiques de consommation médiatique, le processus de l’auto-évaluation des conditions de vie, etc. Par ailleurs, l’auteur du chapitre 15 soulève très justement la question de « l’évaluation subjective du risque sanitaire au niveau individuel » (p. 158), qui mérite d’être mieux prise en compte. Il serait en effet intéressant de traiter le thème des consommations médiatiques (sources, orientations éditoriales de la presse, langues, etc.), et d’articuler l’analyse avec les perceptions du risque, les mesures de protection, les niveaux du stress rapporté, les rapports à la politique (notamment la confiance et la méfiance envers l’État et différents niveaux institutionnels de gouvernance). Dans le chapitre 9 les auteurs étudient plusieurs ressentis, dont l’« inquiétude » et le « stress ». Nous pouvons nous interroger sur la sociogenèse de ces sentiments : peur de la contamination (du virus et de la maladie), peur des conséquences sociales de la crise sanitaire (précarisation aggravée, pertes d’emplois, etc.), voire peur du racisme pour les minorités ethno-raciales… Ces futurs questionnements pourraient s’appuyer sur l’analyse plus fine des matériaux empiriques qualitatifs collectés par l’équipe Vico.
5Les cinq derniers chapitres, rassemblés dans la troisième partie de l’ouvrage, ont en commun le fait d’étudier les relations sociales en transformation : les relations interpersonnelles (chapitre 16), la dimension affective des liens forts et la dimension conflictuelle des liens dégradés (chapitre 17), l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) selon les tranches d’âge et les types de relations (chapitre 18), le foyer familial (chapitre 19) et le renforcement de l’entre-soi (chapitre 20). Les personnes confinées seules, en particulier celles âgées, méritent de futures études en profondeur. Les chapitres 17 et 18 nous offrent à cet égard des pistes de réflexion intéressantes : des relations intergénérationnelles peuvent être marquées par des moments de conflits dus aux décalages dans les perceptions de la pandémie et dans les conditions du confinement ; en même temps, se développent des solidarités transgénérationnelles, notamment face à l’usage démocratisé et plus « expressif » (« tourné vers l’échange et le partage d’expériences », p. 168) des TIC : les jeunes générations aident les aînés dans leur prise en main des nouvelles technologies. Nous pouvons prolonger ces réflexions en nous demandant si les personnes âgées issues de différentes classes sociales et origines ethniques ne seraient pas inégalement exclues du monde informatique et technologique. Il serait également pertinent d’effectuer des études dans un temps long, comme le pointent les auteurs, afin d’investiguer la temporalité ou la durabilité des changements de relations sociales ici observés.
6Dans leur ensemble, les auteurs du livre concluent sur des inégalités sociales accrues au temps de la pandémie, notamment sur le plan des statuts socio-professionnels, des tranches d’âge et du genre. La crise sanitaire a par ailleurs renforcé l’entre-soi et traduit les clivages préexistants en termes de positionnement politique au sein de la population en général.
7Pour finir, nous soumettons quatre commentaires transversaux dans l’intention de mettre cette étude inédite en perspective avec d’autres travaux scientifiques. Premièrement, une réflexion collective de la part de l’équipe Vico sur ce que faire de la recherche « à chaud » implique pourrait nourrir les discussions méthodologiques et épistémologiques sur les enquêtes collectives face aux événements. Deuxièmement, des points de vue disciplinaires plus variés, en particulier ceux venant de l’anthropologie, la géographie et la démographie, pourraient apporter de nouvelles inspirations à l’enquête. Troisièmement, les auteurs s’efforcent de discuter avec d’autres enquêtes collectives ; parmi celles absentes, nous pensons par exemple à l’enquête Épidémiologie et conditions de vie (EpiCov) qui montre, entre autres, les inégalités sociales entre les personnes d’origine immigrée et la population majoritaire. Quatrièmement enfin, des dialogues plus étroits avec la littérature existante en anglais permettraient de situer le cas français dans un paysage plus global de cette crise, phénomène planétaire, et de relativiser et comparer avec d’autres contextes nationaux ce que la France et sa population traversent au moment de la Covid-19.
References
Electronic reference
Simeng Wang, “Nicolas Mariot, Pierre Mercklé et Anton Perdoncin (dir.), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020”, Sociologie du travail [Online], Vol. 65 - n° 3 | Juillet-Septembre 2023, Online since 25 August 2023, connection on 13 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/43952; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.43952
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