1Cet ouvrage collectif est le fruit d’une réflexion entamée dans L’ordinaire d’internet (Martin et Dagiral, 2016) et dans la compilation de travaux « Liens sociaux numériques » (Dagiral et Martin, 2017). Les diverses contributions qui le composent rendent compte de la présence et du rôle des techniques numériques dans nos interactions quotidiennes. En dépit de l’influence structurante du numérique sur la construction des liens sociaux, rappelée dans la préface de François de Singly, Éric Dagiral et Olivier Martin questionnent dans l’introduction la place périphérique que la sociologie a attribuée aux techniques numériques dans ses analyses. Ainsi, les auteurs font le choix stratégique de parler des « faits sociaux technicisés » (p. 14) afin de visibiliser la dimension technique des pratiques des individus et de contribuer à surmonter progressivement « l’embarras de la sociologie » (p. 15) à l’égard des techniques. Dans cette perspective, les auteurs esquissent plusieurs pistes méthodologiques et épistémologiques pour surmonter trois pièges récurrents dans la réflexion sur les liens entre les techniques et le monde social : le déterminisme technique radical, le déterminisme social des techniques et l’opposition entre faits sociaux et techniques.
- 1 Terme employé entre guillemets par l’autrice pour parler des conflits récurrents entre adolescents (...)
2L’ouvrage se structure en trois parties et comprend douze contributions au total. Chacune des trois parties évoque les articulations des sociabilités hors et en ligne. La première partie interroge la façon dont le numérique complexifie les liens et les dynamiques relevant de la sphère privée. Dominique Pasquier présente une enquête sur les usages et les appropriations d’internet par les classes populaires en milieu rural. Elle montre que loin d’ouvrir les horizons relationnels de cette population et de l’orienter vers la rupture avec le « familialisme » (p. 33), internet a permis de renforcer et d’entretenir les liens familiaux, même dans des contextes où l’interaction face à face a difficilement lieu. Yaëlle Amsellem-Mainguy et Arthur Vuattoux s’interrogent sur les usages du numérique à l’adolescence et sur leur articulation avec les premières expériences sexuelles. Selon eux, ces usages « ne sont pas un domaine à part de l’expérience adolescente » (p. 53) : ils participent à la constitution des groupes de pairs et à leurs dynamiques ; ils rendent possibles et façonnent, en grande partie, les premières pratiques d’exposition de soi et de partage de la sexualité entre adolescents. Nathalie Dupain, quant à elle, propose une analyse des « embrouilles » adolescentes1 et des pratiques de cyber-harcèlement, en mobilisant la notion de « présence-ligne » pour montrer que les liens construits en face-à-face et en ligne par l’intermédiaire des réseaux numériques s’alimentent mutuellement, se superposent, voire se confondent (p. 78). En ce sens, les « embrouilles » adolescentes qui se jouent en ligne se prolongent aussi hors ligne, les communautés de pairs étant presque les mêmes dans ces deux espaces. Enfin, Caroline Datchary, Pierre Merclé, Delphine Moraldo et Benoît Tudoux, dans leur enquête qui porte sur les randonneurs de montagne, montrent que bien qu’équipés de dispositifs numériques, ces randonneurs mobilisent un certain « ordre moral » (p. 114) pour remettre en cause l’impératif de rester connectés lors de leurs randonnées en montagne.
3La deuxième partie cible les activités de sociabilité numérique qui permettent d’élargir et d’entretenir des liens sociaux. Analysant les usages quotidiens et relationnels de l’application « Pokémon Go », Vincent Berry et Samuel Vansyngel montrent comment cette dernière est devenue une nouvelle forme de loisir qui « modalise le quotidien, les habitudes et les sociabilités préexistantes de ses usagers » (p. 140). Pour sa part, Anne-Sylvie Pharabod, à propos des dynamiques de construction des liens amicaux sur le site « onvasortir.com », montre que ce dernier met en relation des personnes pour partager des activités ou des loisirs sans pour autant créer des liens durables. Cédric Fluckiger s’intéresse au processus de numérisation massive dans les cursus universitaires. En mobilisant le concept de « littératie numérique » (p. 163), il met en évidence, dans le passage du lycée à l’université, un processus d’appropriation et d’usage intensif des techniques numériques par les étudiants. Ce processus s’accentue dans le contexte de la pandémie, où l’auteur constate que le développement de cette littératie numérique facilite la construction et la préservation du lien social avec l’institution scolaire et les pairs. Enfin, Valérie Beaudoin clôture cette partie par une analyse des dynamiques relationnelles et de construction des savoirs au sein des forums. Elle constate qu’à travers la lecture et l’écriture des informations, « un réseau d’interconnaissance et une culture commune » aux participants, actifs et passifs, se constituent au sein de ces forums (p. 194).
4La troisième partie traite des outils numériques qui facilitent la mise en relation des individus. Pour Marie Bergström, les applications de rencontre amoureuse ou sexuelle laissent peu de place à l’ambiguïté entre les utilisateurs, contrairement aux rencontres dans des espaces ordinaires. En effet, les relations qui sont construites à travers ces plateformes ont tendance à devenir plus rapidement sexuelles et sont souvent éphémères. Vinciane Zabban étudie les interactions au sein d’une plateforme de tricot en ligne et constate que par la création et l’utilisation des « pages projets », les tricoteuses trouvent une possibilité de sortir leur activité de la sphère domestique et de la valoriser en public. Élise Tenret, Marie Trespeuch et Élise Verley, s’intéressant quant à elles aux plateformes de recherche d’emplois étudiants, démontrent que si ces dernières n’ont pas transformé les activités réalisées traditionnellement par cette population, elles ont fait évoluer le rapport au travail des étudiants vers une forme plus « distanciée et instrumentale » (p. 254). Face aux promesses de ces plateformes, les autrices dévoilent l’envers du décor : la diffusion d’une logique concurrentielle dont les effets sont le surtravail et la charge mentale des étudiants. Dominique Cardon et Christophe Prieur proposent enfin une analyse socio-historique des différents outils d’interaction sur le web apparus entre les années 1970 et les années 2010. À partir de l’analyse des dynamiques de mise en conversation générées par ces dispositifs, ils exposent les tensions existantes entre la forme « commentaire » et la forme « conversation », malgré les tentatives des concepteurs d’intégrer les deux dans un même espace.
5Dans la conclusion, les coordinateurs de l’ouvrage rappellent la nécessité d’inclure les techniques dans les objets de la sociologie, de questionner les choix sociaux et politiques qui encadrent ces techniques et de s’interroger sur leur impact dans le monde social et nos démocraties. Promouvoir une sociologie plus soucieuse de ces techniques, notamment dans le contexte de nos « sociabilités hybrides » (p. 289) que Patrice Flichy décrit avec clarté dans sa postface, devient ainsi une urgence.
6Les différentes méthodologies et épistémologies des enquêtes présentées donnent un aperçu clair de la mise en pratique d’une sociologie sensible à l’imbrication des techniques numériques et des dynamiques sociales contemporaines. De forme pédagogique, elles illustrent l’omniprésence du numérique dans la vie sociale mais entendent surtout inspirer et orienter étudiants et chercheurs dans leurs propres démarches d’enquête sociologique. Dans ce sens, les encadrés méthodologiques et d’approfondissement théorique sont très appréciables. Par ailleurs, un atout de cet ouvrage est que ces enquêtes touchent à une grande diversité de techniques numériques. Ainsi, les lecteurs pourront s’identifier, voire interroger leurs propres expériences personnelles du numérique à travers les différents travaux présentés. Toutefois, si la qualité des analyses et des présentations des enquêtes reste indéniable, le fil conducteur et organisateur de ces différentes contributions au sein des trois grandes parties n’apparaît pas toujours de façon évidente. Au-delà de ce détail relatif à la structuration de l’ouvrage, le tout reste d’une richesse et d’une qualité exceptionnelles, ce qui en fait une lecture sociologique incontournable.