Delphine Moraldo, L’esprit de l’alpinisme. Une sociologie de l’excellence du XIXe siècle au début du XXIe siècle
Delphine Moraldo, L’esprit de l’alpinisme. Une sociologie de l’excellence du XIXe siècle au début du XXIe siècle, ENS Éditions, Lyon, 2021, 372 p.
Texte intégral

Crédits : ENS Éditions
1Pour certaines disciplines sportives, la définition de l’excellence semble assez simple. C’est le cas notamment pour les sports (l’athlétisme par exemple) dans lesquels les conditions de production et de mesure de la performance sont extrêmement standardisées. Bien qu’ayant des origines historique et géographique communes avec ces disciplines, l’alpinisme ne s’inscrit pas dans ce modèle. Les aléas, météorologiques, par exemple, sont constitutifs de cette « activité qui consiste à escalader des montagnes » (p. 14). Les performances sont donc moins aisément comparables. Cela rend plus complexe l’identification de l’élite de la pratique. Comment se définit-elle alors ?
2C’est à cette question que s’est intéressée Delphine Moraldo dans un livre issu de sa thèse de sociologie (dirigée par Bernard Lahire, également préfacier de l’ouvrage). L’autrice s’attache à y montrer comment, au Royaume-Uni et en France, l’élite alpinistique s’est constituée puis comment celle-ci a évolué, de l’origine de la discipline au début du XIXe siècle jusqu’au XXIe siècle. Mais cette publication ne se résume pas à son objet. C’est d’ailleurs l’un des intérêts de cette contribution qui entend s’adresser sous cette forme éditoriale à un lectorat plus vaste que le seul public académique. Y sont traitées des questions de sociologie des élites et de l’excellence, de production des rapports sociaux (de distinction et de ségrégation sportive, sociale et genrée), de légitimité et de diffusion culturelle, de socialisation et de vocation. Est aussi posée, en filigrane, la question de la dépendance ou de l’indépendance d’une pratique sociale par rapport au reste du monde social dans lequel l’activité se tient.
3L’autrice s’est donc intéressée aux « grands alpinistes » définis selon trois entrées : « ceux dont les exploits étaient régulièrement célébrés dans les journaux alpins …, ceux caractérisés comme tels par les historiens de l’alpinisme …, et ceux qui ont fait l’objet de biographies » (p. 333). Cela concerne 364 individus, auxquels s’ajoutent les membres de clubs alpins connus pour être extrêmement sélectifs : l’Alpine Club anglais et le Groupe de haute montagne français (plus de 4000 pratiquants). Enfin, 62 alpinistes ont été inclus dans l’enquête parce qu’ils sont auteurs d’autobiographies. C’est sur cette base qu’a été conduite l’enquête, combinant approche quantitative par un traitement statistique des données « clubs » et approche qualitative par l’analyse prosopographique des alpinistes individuellement identifiés (analyse de revues d’alpinisme en France et en Angleterre ainsi que des 62 autobiographies, et réalisation de 16 entretiens). L’excellence est ainsi étudiée « sous l’angle d’un triple rapport : un rapport à la pratique, un rapport aux autres individus et un rapport à soi-même » (p. 21).
4Trois périodes sont identifiées, qui constituent les trois parties de l’ouvrage. La première est celle de l’origine de la discipline et de l’émergence de « l’esprit de l’alpinisme » (courant XIXe siècle). L’invention et la codification de l’alpinisme, notamment de son excellence, s’inscrivent alors dans des « conditions sociales de possibilité » (p. 31), celles de l’Angleterre victorienne des « gentlemen ». Car cette élite sportive est d’abord une « élite sociale ». Presque tous les membres de l’Alpine Club ont connu des parcours similaires, marqués par une scolarité dans les Public schools et des études supérieures dans les grandes universités. La première élite de l’alpiniste est donc composée d’un groupe socialement très homogène, propice à l’institution d’une éthique stricte de la pratique, très largement partagée, puis progressivement diffusée et adoptée au-delà de ce premier cercle. Ces normes de pratiques sont notamment construites autour des valeurs de « fair-play ». Delphine Moraldo montre subtilement comment cet ethos de la pratique apparaît aussi comme un moyen de préserver un entre-soi et de promouvoir les valeurs distinctives des classes les plus favorisées. On comprend ainsi la création de « l’esprit de l’alpinisme » comme « le produit d’influences diverses dans des contextes historiques spécifiques » (p. 124).
5La démonstration du caractère proprement distinctif de l’alpinisme apparaît de manière plus évidente encore dans la deuxième partie de l’ouvrage (de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale). Cette distinction est triple : sportive, sociale et genrée. Elle se manifeste en particulier à travers des oppositions fortes entre « grands alpinistes » et d’autres usagers des montagnes : les touristes, les guides et les femmes alpinistes. La distinction sportive est construite sur trois critères : l’altitude, l’éloignement géographique (avec l’émergence de l’himalayisme) et le caractère inédit de l’ascension. C’est le rapport à l’amateurisme et plus largement à l’engagement « désintéressé » qui structure la distinction sociale (que l’on retrouve entre les guides et les « grands alpinistes »), tandis que la domination masculine s’impose dans les rapports sociaux de sexe. Le travail mené par l’autrice montre remarquablement comment l’élite alpinistique est façonnée sous l’influence des hiérarchies sociales mais aussi comment la mise en valeur de cette excellence entretient et renforce les dominations sociales qui la fondent. L’élite de l’alpinisme illustre ainsi admirablement ce que peut être une structure structurée et structurante.
6La troisième période, qui débute avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, est celle des reconfigurations de l’excellence marquées par des enjeux géopolitiques (liés notamment à la conquête des sommets himalayens), médiatiques (avec l’apparition de nouveaux médias et la popularisation de l’alpinisme) et sportifs (vers la très haute altitude d’une part, les modes d’ascension plus ardus d’autre part). Ces enjeux ont aussi des conséquences sur la sociologie de l’élite et sur les normes de pratiques qui y sont associées. L’exigence de l’engagement que requièrent les expéditions lointaines et coûteuses participe à atténuer les résistances au professionnalisme. L’excellence sportive d’alpinistes issus des classes populaires, incarnée par la figure des « hard men », ouvre également la porte à ces nouveaux venus. Les femmes, par leurs réalisations et par la médiatisation dont certaines font l’objet, forcent les verrous. Mais ces évolutions restent relatives et l’influence de l’éthique originelle n’a pas disparu. La noblesse de l’amateurisme fait toujours figure d’idéal. L’ouverture de l’élite aux classes populaires reste faible et témoigne surtout d’une reconfiguration des élites sociales, conséquence de la démocratisation de l’enseignement supérieur et des perspectives accrues de mobilité sociale ascendante. Elle résulte en France d’une institutionnalisation de la formation qui rend les voies d’accès à l’élite plus visibles et socialement plus ouvertes. Quant à la présence des femmes, elle est marginale et conditionnée par une triple pression à la conformité, sportive, sociale et genrée. Cela illustre très bien la dialectique qui traverse « l’esprit de l’alpinisme », entre évolutions et permanences.
7Cet ouvrage de Delphine Moraldo est donc particulièrement intéressant en ce qu’il pose le « fait social total » non comme un postulat, mais bel et bien comme une problématique. Il renseigne ainsi l’autonomie relative d’une pratique sociale, par rapport à d’autres domaines sociaux, y compris celui du sport dont l’alpinisme tantôt se distingue, tantôt se revendique.
8Enfin, le présent livre intéressera lectrices et lecteurs pour les questions qu’il soulève. La première renvoie au statut des matériaux, notamment aux conditions de leur sélection et de leur analyse. À la lecture, le poids des archives de l’Alpine Journal semble extrêmement fort. Peut-être une autre élite aurait-elle été identifiée en mobilisant davantage de sources permettant d’accéder aux élites populaires de l’alpinisme, élites pour lesquelles les clubs socialement sélectifs, comme la publication de récits d’ascensions, sont longtemps restés inaccessibles.
9La périodisation ensuite est intéressante, parce qu’elle est liée à la question de l’autonomie d’une pratique par rapport aux autres domaines sociaux. Sur ce point, des précisions auraient pu être apportées pour rendre plus explicites et donc plus convaincants les choix faits ici. Il est difficile, par exemple, de considérer qu’en matière d’évolution dans les rapports sociaux de sexe il soit possible de ne faire qu’une période de la fin de la seconde guerre mondiale au début du XXIe siècle.
10Enfin, démontrer l’influence de la classe, du genre et de l’intersectionnalité invite à poser la question de la racialisation des rapports sociaux et à se demander si l’absence de la question tient ici à l’inexistence d’une élite ethnicisée ou à une invisibilisation notamment liée aux sources. C’est ainsi, finalement, que sont posées en creux les questions de la pluralité de l’excellence et des biais de légitimité culturelle.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nicolas Penin, « Delphine Moraldo, L’esprit de l’alpinisme. Une sociologie de l’excellence du XIXe siècle au début du XXIe siècle », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 - n° 2 | Avril-Juin 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/43304 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.43304
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