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AccueilNumérosVol. 65 - n° 1Comptes rendusFranck Boutaric, L’art de gouvern...

Comptes rendus

Franck Boutaric, L’art de gouverner la qualité de l’air. L’action publique en question

Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2020, 160 p.
Bruno Villalba
Référence(s) :

Franck Boutaric, L’art de gouverner la qualité de l’air. L’action publique en question, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2020, 160 p.

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Crédits : Presses universitaires de Rennes
  • 1 Communiqué de l’OMS, 2 mai 2018, Genève.

1Le politiste Jean-Pierre Le Bourhis, dans sa stimulante préface, rappelle la dramatique situation des pollutions atmosphériques : il y aurait environ 7 millions de morts prématurées chaque année au niveau mondial1. Le phénomène n’est pas récent, puisqu’il a été identifié dès le début des années 1970. Comment alors expliquer que la qualité de l’air ne soit pas une priorité centrale de l’action publique ? Dans cet ouvrage fort documenté, Franck Boutaric, spécialiste de la sociologie du risque, revient sur les causes de ce décalage. La clarté de la démonstration résulte de la prudence de l’auteur dans le déroulement de son explication, ainsi que de la richesse des données scientifiques mobilisées, présentées de manière très pédagogique. L’auteur utilise une palette d’outils de la sociologie politique (analyse des politiques publiques, évaluation…) qu’il confronte à de nombreuses données officielles (nationales et internationales).

2Dans son précédent livre, Pollution atmosphérique et action publique (Boutaric, 2014), il avait déjà mis en avant les principaux points d’achoppement dans la gestion de ce problème : sa laborieuse mise à l’agenda, en raison de la complexité de sa délimitation et des enjeux industriels qu’il soulève ; l’évolution technique de la mesure de la pollution (au cours des années 1980) qui, dans le même mouvement, précise les seuils mais complique leur prise en charge institutionnelle ; l’appropriation laborieuse de cette question par une administration de l’environnement éclatée (au niveau national comme local) ; enfin, la production d’une politique publique orientée vers la responsabilité individuelle.

3Le présent ouvrage actualise ces différentes orientations, en insistant notamment sur l’aggravation de la pollution de l’air. Celle-ci résulte de causes anciennes bien identifiées (effets des transports, des entreprises…) auxquelles s’ajoutent les résultats du dérèglement climatique, ainsi que l’apparition de nouvelles sources de pollution atmosphérique (particules fines…). L’expertise scientifique s’est renforcée, particulièrement en matière épidémiologique, ce qui affine la connaissance des diverses sources de pollution et renforce les capacités d’évaluation de leurs conséquences. Paradoxalement, souligne l’auteur, l’accroissement des savoirs complique la construction opérationnelle de solutions institutionnelles ; l’expertise nécessite l’intervention de multiples opérateurs, réclame des politiques transversales, élargit les zones d’interventions, etc. Il faut alors mobiliser plus d’acteurs pour élaborer des politiques ajustées à ces pollutions diffuses.

4Franck Boutaric montre alors qu’il est difficile d’employer les registres de politiques publiques prédéfinis pour construire des solutions. Si les outils classiques de l’analyse des politiques publiques (mise à l’agenda, politisation, réglementation, expertise, internationalisation…) sont, dans un premier temps, utiles pour comprendre la situation d’ensemble, il présente l’intérêt de valoriser des innovations politiques (croisement des données épidémiologiques, transversalité des décisions institutionnelles…) afin de faire face à cette complexité de gestion. La démonstration offre ainsi une belle illustration de la façon dont l’incertitude environnementale oblige à une réflexion sur les conditions d’utilisation des outils d’analyse des politiques publiques.

  • 2 Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Organisation mondiale de la san (...)

5La première partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à la présentation des organisations internationales et des outils de régulation mis en place. On peut ainsi avoir accès à une très précise synthèse des cadres juridiques et de leurs modes d’appropriation par les acteurs européens et internationaux2. À partir de cet ensemble, l’auteur montre que les modes de régulation des polluants atmosphériques se concentrent autour de trois modalités : le gouvernement par les normes, par les risques et par l’adaptation (le chapitre 3 constituant l’un des points centraux de la démonstration).

6La deuxième partie revient sur l’histoire de l’action publique en matière de gestion de la pollution de l’air, en insistant sur la multiplication des dispositifs et leur imparfaite cohérence. Franck Boutaric présente ainsi les différentes politiques élaborées par les gouvernements successifs. L’approche chronologique est l’occasion de mettre en relief les préoccupations politiques conjoncturelles qui vont influencer la manière de percevoir et de construire une politique de lutte contre ces pollutions. Ces évolutions compliquent l’adoption d’une politique structurelle. Cependant, progressivement, l’État acquiert une place centrale dans l’animation de ces politiques — notamment en lien avec les cadres réglementaires internationaux et européens. Franck Boutaric montre aussi toute l’importance des secteurs de l’innovation technique (acteurs scientifiques et privés) qui proposent tout un champ de solutions. Il insiste aussi sur le rôle clé du marché, qui permet de renforcer l’action de l’État en proposant une logistique opérationnelle pour réduire ces pollutions. L’auteur estime qu’on assiste à la mise en place d’une économie de l’environnement atmosphérique.

7Enfin, la troisième partie insiste sur « [les] ignorances politiques et [le] répertoire limité d’actions ». L’auteur offre alors une démonstration éclairée des principales raisons des carences des politiques publiques contre cette pollution : 1) la multiplicité des sources à l’origine de cette nuisance (urbanisme, transports, énergie…) brouille l’élaboration d’un cadre normatif et institutionnel cohérent en mesure d’y répondre de manière systémique et coordonnée ; 2) l’avancée des connaissances scientifiques fait émerger de nouvelles sources de pollution mais aussi de nouvelles zones d’incertitude sur leurs effets ; 3) les politiques publiques de lutte contre ces pollutions doivent continuellement s’ajuster. Or, Franck Boutaric montre la difficulté de gérer toutes les contradictions à l’œuvre, à la fois pour appréhender le problème et en délimiter l’espace, pour établir les responsabilités et décider d’une politique cohérente. Faute d’une réelle orientation institutionnelle, les multiples évolutions (ou revirements) freinent le développement d’une politique forte de la qualité de l’air.

8Franck Boutaric met en valeur le paradoxe de la régulation de la pollution de l’air : l’intervention publique s’est tout à la fois intensifiée et démultipliée (inscription de cette thématique dans de multiples dispositifs d’administration et de gestion, influences des normes internationales et européennes, interventions régionales et locales…) tout en manquant de cohérence globale (juxtapositions d’actions mises en œuvre, ignorance de certaines politiques, complexité des dispositifs élaborés, manque d’appropriation par les populations locales, etc.). Ces interventions dispersées limitent ainsi l’efficacité des politiques publiques dans ce domaine — même s’il faut relativiser la capacité d’une politique à résoudre définitivement un problème. La pluralité des régimes de gouvernement est clairement détaillée, montrant ainsi l’interpénétration des sphères privées et publiques, qui aboutit à réduire la portée des objectifs d’intérêt public (dimensions sanitaires). Bien sûr, comme le montre précisément l’auteur, ce type de polluant est constamment l’objet de dynamiques d’élaboration et de constructions, qui modifient sans cesse ses frontières (état de la connaissance scientifique, transposition dans l’espace institutionnel, construction d’un cadre juridique ajusté…). Cette incessante transformation des polluants et de leurs effets (en raison notamment de l’évolution continue du système productif économique et des transformations des modes de vie) complique son traitement par l’autorité politique. Le livre insiste constamment sur une dimension importante, comme le rappelle l’auteur : « les problèmes dits environnementaux ne s’inscrivent pas simplement dans le seul champ de l’environnement puisqu’ils sont liés aux modes de production et de consommation de notre société » (p. 133).

9Comment se fait-il qu’avec toutes les informations scientifiques à leur disposition, tant au niveau international que national, les décideurs ne prennent pas davantage de mesures opérationnelles efficaces ? L’une des clés régulièrement abordées par Franck Boutaric est de mettre en évidence les contradictions entre la prise en compte du risque et de sa gestion. On pourra regretter que cette question ne fasse pas l’objet d’un traitement plus systématique. Dans ce domaine, il y a pourtant eu de nombreuses initiatives de l’État qui se poursuivent actuellement, notamment autour du développement du « gouvernement des conduites individuelles » (p. 130), appelant à la responsabilité des comportements (comme en matière de transport). Mais les conséquences d’une politique d’envergure, menée par les pouvoirs publics, risqueraient d’imposer des obligations par trop contraignantes tant aux acteurs du marché — « gourmands en énergie, en produits chimiques, en métaux ou terres rares » (p. 58) — qu’aux consommateurs. Difficile donc d’envisager une politique de taxation à la hauteur des polluants produits (p. 93-95). Dépasser cette contradiction nécessiterait de construire des stratégies d’adaptation que l’auteur juge parfois trop « irréalistes » (chapitre 3). On ne peut alors que constater une « dépolitisation » (p. 83) ou un « apolitisme » (p. 138) de ces politiques, contribuant à « dévitaliser les débats publics, [à] les circonscrire à des aspects techniques et [à] ne pas favoriser l’implication citoyenne » (p. 98). Cette dépolitisation se réalise au profit de programmes intersectoriels et transversaux peu contraignants, mobilisant essentiellement les secteurs économiques. Ces stratégies sont présentées comme moins « idéologiques » (p. 97). Sont-elles pour autant efficaces ? On peut en douter car « la pollution de l’air constitue en France l’une des principales causes environnementales de mortalité » (p. 125). La multiplicité des secteurs concernés par la pollution de l’air ne facilite pas non plus cette appropriation. Il est alors difficile de traiter en même temps une telle multiplicité de secteurs, de construire des solutions ajustées à tous les acteurs, avec un agenda coordonné à l’échelle locale et internationale…

10L’auteur présente, trop rapidement, quelques pistes explicatives pour comprendre pourquoi les champs d’actions choisis ignorent ou ne prennent pas en considération des politiques déterminantes dans l’amélioration de la qualité de l’air. Par exemple, peut-être aurait-il fallu davantage explorer les représentations cognitives des acteurs en situation de décision (comme nous le propose la conclusion générale), ce qui permettrait sans doute de mieux mesurer la prise en compte d’un problème et les conditions de sa relégation dans son traitement opérationnel.

11Sur un sujet qui mêle autant d’acteurs, l’auteur aurait sans doute pu prendre le temps de montrer la complexité de l’attribution des responsabilités. Ces pollutions sont liées à des secteurs clés de l’activité économique. Et l’on peut voir combien, au nom de l’intérêt de la croissance, un système productif s’est installé malgré ses effets négatifs. Cela témoigne de la conciliation d’intérêts marchands et politiques dans l’absence puis la timide édification de réglementations plus ou moins contraignantes. Il aurait aussi fallu interroger davantage l’acceptabilité sociale de ces pollutions. Là encore, on va retrouver le difficile arbitrage entre l’emploi et la pollution. La juridisation de ces pollutions aurait aussi mérité quelques approfondissements. L’action judiciaire, notamment en matière environnementale, constitue un solide levier de transformation des pratiques et des normes. Comment cette intervention citoyenne pourrait-elle contribuer à accélérer la transformation de ces politiques ?

12Au regard de la qualité de l’expertise émise sur la situation politique, économique et scientifique de cette pollution, on aurait apprécié un positionnement plus explicite de l’auteur, surtout dans les conditions d’une réduction du décalage entre la gravité de la situation environnementale dans ce domaine et les modalités d’une politique de régulation efficace. Ce sera sans doute l’objet de son prochain livre sur cette question ! Quoi qu’il en soit, le travail de Franck Boutaric permet d’offrir une rétrospective précise des conditions d’émergence de cette problématique, tout en évitant une simple description des processus politiques. Ce livre présente de précieuses clés de lecture pour comprendre les raisons de l’échec politique, industriel et scientifique dans l’art de gouverner la qualité de l’air.

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Bibliographie

Boutaric, F., 2014, Pollution atmosphérique et action publique, Éditions rue d’Ulm, Paris.

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Notes

1 Communiqué de l’OMS, 2 mai 2018, Genève.

2 Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Organisation mondiale de la santé (OMS), Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), etc.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bruno Villalba, « Franck Boutaric, L’art de gouverner la qualité de l’air. L’action publique en question »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 - n° 1 | Janvier-Mars 2023, mis en ligne le 15 février 2023, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/42734 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.42734

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Auteur

Bruno Villalba

AgroParisTech, UFR Gestion du vivant et stratégies patrimoniales, E5.233
22, place de l'Agronomie, 91120 Palaiseau, France
bruno.villalba[at]agroparistech.fr

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