1Les femmes musulmanes sont régulièrement l’objet de controverses publiques et sont les cibles d’agressions racistes. Cependant, peu d’études dans l’espace francophone ont documenté et analysé l’articulation entre l’islamophobie et les rapports sociaux de genre. Cet ouvrage collectif dirigé par Éléonore Lépinard, Oriane Sarrasin et Lavinia Gianettoni traite le genre comme « révélateur des processus d’altérisation » en mettant en lumière le croisement intime de la dimension genrée et de la dimension religieuse de la discrimination envers les musulmanes et musulmans dans trois sociétés francophones en Europe : France, Suisse et Belgique. Dans ce contexte, cette étude propose d’analyser « les processus sociaux qui transforment en profondeur nos sociétés, en assignant des groupes à des positions minorisées, en excluant des fractions de la population du marché du travail, en faisant circuler des stéréotypes fortement chargés d’histoire coloniale, et en redéfinissant des principes fondamentaux du vivre-ensemble et de la démocratie » (p. 12). Dans le sillage des travaux pionniers d’Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed (2016) qui démontrent la construction du racisme envers les musulman·es dans les médias et les pouvoirs publics en France, cet ouvrage pluridisciplinaire illustre minutieusement le processus dans lequel les « femmes musulmanes » deviennent la figure de l’Autre dans les trois pays concernés et s’interroge sur la capacité d’agir de celles-ci.
2L’ouvrage se décline en trois parties. La première partie examine la production des représentations genrées de l’islamophobie en Suisse (chapitre 1) et en Belgique (chapitre 2), en s’appuyant sur des sources et des périodes différentes. Sur le cas de la Suisse, Elisa Banfi a réalisé une analyse des documents parlementaires concernant l’Islam et les musulman·es. De celle-ci ressort une évolution graduelle de l’image des femmes musulmanes comme danger pour la société suisse, décrite dans le discours dominant comme protectrice du droit des femmes et des valeurs chrétiennes. Le résultat est une « double altérisation » (p. 50), soutenue notamment par le parti nationaliste « Union démocratique du centre » (UDC), qui exclut à la fois les musulman·es externes au territoire européen (potentiel·les immigré·es et réfugié·es) et les musulman·es internes (citoyen·nes et/ou descendant·es d’immigré·es) en tant que minorité religieuse. Dans le chapitre 2, Nouria Ouali décrit un processus plus long dans la société belge des années 1980 à nos jours, à partir d’une analyse des archives médiatiques. La présence du parti nationaliste flamand dans le gouvernement belge ayant donné lieu à un climat particulièrement hostile à la présence des musulman·es (p. 61), l’autrice met en lumière trois ressorts discursifs qui engendrent une diabolisation des hommes musulmans (perçus comme maltraitant les femmes et comme terroristes) et une victimisation des femmes musulmanes (qui subissent un sexisme particulier). Ces discours victimisants déclenchent un militantisme des femmes musulmanes qui revendiquent leur droit culturel.
3La deuxième partie de l’ouvrage interroge la réception de ces préjugés à l’égard des musulmanes. S’appuyant sur une enquête par questionnaire auprès de personnes se déclarant non musulmanes en Suisse (n=194), Oriane Sarrasin (chapitre 3) montre que le soutien à l’égalité hommes-femmes n’est pas perçu comme incompatible avec le port du voile, dès lors que cette dernière décision résulte d’une liberté de choix. Ce résultat invite à élaborer la triangulation des valeurs démocratiques, de la liberté religieuse et de la tolérance des différences. Dans le chapitre 4, Lavinia Gianettoni procède à une expérimentation de psychologie sociale, toujours avec le public suisse (n=273), pour mesurer le poids des stéréotypes envers les musulmans concernant le jugement des responsabilités des actes sexistes. Le résultat dévoile un « deux poids, deux mesures » des participant·es, qui tendent à attribuer plus de sexisme à l’Autre racisé (p. 118). Enfin, dans le chapitre 5, Eléonore Lépinard éclaire comment le discours victimisant et altérisant des musulmanes sert à préserver le privilège d’une « blanchité féministe » en France et à conserver l’asymétrie d’interaction entre les féministes blanches et les féministes racisées. Malgré la différence des publics interrogés, les trois chapitres ont en commun de mettre en lumière comment les discours féministes peuvent être instrumentalisés et peuvent renforcer la stigmatisation des musulmanes et des musulmans.
4La troisième et dernière partie porte sur la caractéristique genrée des discriminations antimusulmanes et sur les stratégies de résistance. À partir des données de l’enquête Trajectoires et Origines (TeO) réalisée conjointement par l’Institut national des études démographiques (INED) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) en France, Patrick Simon (chapitre 6) souligne l’existence de discriminations professionnelles envers les immigrées musulmanes et leurs descendant·es, en particulier dans les segments plus qualifiés du marché de l’emploi (p. 147). Les statistiques démontrent notamment une très faible participation au marché de l’emploi des femmes voilées, qui n’ont que la moitié du taux d’activité de celles qui ne portent pas le voile (p. 152) ; ce chiffre atteste de la discrimination lors des entretiens d’embauche. De son côté, à partir d’une étude sur les personnes converties, Juliette Galonnier (chapitre 7) montre que les marqueurs religieux ne produisent pas les mêmes images chez les hommes et les femmes, ni chez les Blancs et les non-Blancs. Tandis que les barbes des hommes blancs convertis provoquent une pluralité d’interpellations pas forcément associées à l’Islam, les femmes blanches converties et voilées sont systématiquement attaquées car perçues comme opprimées (p. 171). Ce mécanisme discriminant au sein du marché de l’emploi fait l’objet du chapitre 8, dans lequel Hanane Karimi dévoile la capacité d’agir (agency) des musulmanes qui se traduit par la création de réseaux d’entraide d’entrepreneuriat féminin. Contrairement au marché d’emploi majoritaire qui les renvoie constamment à la position de victimes ou de menace, l’activité entrepreneuriale permet à ces jeunes femmes pratiquantes de mettre en valeur leur croyance comme un capital symbolique, jusqu’à un retournement de stigmate à travers la mise en réseau.
5Grâce à son originalité théorique et à sa richesse méthodologique, l’ouvrage apporte non seulement des contributions aux études de genre, de discrimination et d’intersectionnalité, mais peut aussi intéresser les chercheuses et chercheurs en sociologie politique ou en psychologie sociale par sa richesse théorique et méthodologique. De façon similaire à l’ouvrage collectif L’épreuve de la discrimination (Talpin et al., 2021), ce livre démontre la manière dont l’expérience des discriminations façonne à la fois l’appartenance minoritaire et la stratégie de résistance. Ces deux ouvrages complémentaires — l’un portant sur les territoires pauvres et stigmatisés, l’autre sur les rapports sociaux de genre — proposent donc une nouvelle démarche d’étude des discriminations pour analyser l’articulation entre racisme et inégalités de territoire et de genre.
6Quelques autres innovations de l’ouvrage méritent d’être soulignées en particulier. Premièrement, la démarche de croiser genre et discrimination invite à examiner la dynamique genrée de racialisation et d’oppression chez d’autres groupes minorisés et d’analyser comment les hommes et les femmes vivent différemment le racisme et les discriminations selon les représentations genrées. En second lieu, l’ouvrage contribue aux études sur l’intersectionnalité par la démonstration des multiples acteurs qui produisent les discours essentialisants et racialisants sur les musulmanes et musulmans : les partis politiques, les associations féministes, l’Église catholique, etc. Alors qu’il met en lumière l’instrumentalisation des discours féministes pour renforcer les croyances et les pratiques racialisantes, on pourrait se demander comment les mouvements antiracistes parviennent à y répondre, au-delà des réseaux d’entrepreneuriat féminin. Enfin, l’approche comparatiste entre des pays francophones invite à étudier la circulation transnationale des récits et des savoir-faire militants qui peuvent y exister.