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AccueilNumérosVol. 64 - n° 1-2Comptes rendusAnaïs Theviot, Faire campagne sur...

Comptes rendus

Anaïs Theviot, Faire campagne sur Internet

Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2018, 354 p.
Valérie Beaudouin
Référence(s) :

Anaïs Theviot, Faire campagne sur Internet, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2018, 354 p.

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Crédits : Presses universitaires du Septentrion

1Fondé sur une enquête approfondie au sein de deux partis politiques, l’ouvrage d’Anaïs Theviot apporte un éclairage nouveau sur les formes d’appropriation du numérique dans le cadre de campagnes électorales. Cette enquête porte sur un moment charnière, les élections présidentielles de 2012 en France : le numérique a atteint à ce moment-là une forme de maturité et le modèle des élections américaines de 2008 s’impose comme une référence et un modèle à suivre pour moderniser les manières de faire campagne et le fonctionnement des partis. Si le cœur de l’ouvrage porte sur le rôle d’internet pendant la campagne de 2012, la démarche d’Anaïs Theviot le remet en perspective par rapport aux travaux portant sur la politique et internet. La démarche sociologique adoptée est double : elle se situe au niveau des individus au travers de leurs trajectoires professionnelles et politiques, et au niveau des collectifs en étudiant les organisations militantes en charge de la campagne. Au croisement de la sociologie politique et de la sociologie du travail, ce livre renouvelle notre regard sur les formes de l’engagement des militants et sympathisants, sur les modes de travail et d’organisation au sein des équipes de campagne (en lien avec les partis) et sur les appropriations de l’innovation (les techniques numériques) dans des équipes qui ont comme caractéristique d’être éphémères.

2Quelques principes méthodologiques guident cet ouvrage. Il s’agit tout d’abord de faire enquête, et de prendre des distances avec deux types de discours idéologiques que tout oppose : d’un côté, un discours idéaliste qui souligne les effets bénéfiques d’internet sur la démocratie, en renouvelant la participation et en permettant une parole plus libre, et de l’autre un discours critique qui, au contraire, nie l’existence de changements ou souligne les effets d’aliénation. À distance de ces perspectives technocentrées (leur point commun est en effet de considérer que l’innovation technique aurait un « impact », positif ou négatif, sur la société), Anaïs Theviot observe comment les technologies numériques prennent place dans la campagne et analyse les formes d’adaptations réciproques entre la technique et les partis politiques. Ensuite, l’enquête ne se limite pas, contrairement à de nombreux travaux, à analyser les discours des acteurs en ligne, mais adopte une approche mêlant enquêtes hors ligne et en ligne avec des entretiens qualitatifs (140), une enquête quantitative (800 réponses), une observation participante (deux mois dans une cellule web d’un des partis) et l’analyse des dispositifs numériques et des traces numériques. De cette manière, l’enquête permet de montrer les continuités entre les activités en ligne et hors ligne et déconstruit l’idée d’un renouvellement radical des formes de militantisme. Enfin, l’autrice choisit une démarche comparative en sélectionnant deux partis de gouvernement — le Parti socialiste (PS) et l’Union pour un mouvement populaire (UMP) — pour tenter d’identifier ce qui relève de la culture d’un parti dans les formes d’appropriation des technologies numériques.

3Le livre est organisé en six chapitres. Le premier porte sur le profil des personnes recrutées dans les équipes de campagne en charge du numérique, et sur l’émergence d’un nouveau métier, celui de communicant numérique. Ces acteurs sont jeunes, avec une surreprésentation d’hommes et de diplômés du supérieur, principalement en sciences politiques ou en communication. L’enquête montre une grande homogénéité des profils, surtout parmi les responsables. Ces collectifs chargés de la campagne numérique se distinguent par l’alliance entre des profils militants et des profils techniques, spécialistes des médias numériques. En raison de la rareté des compétences et de la spécificité des profils, les équipes web de campagne peuvent faire appel à des influenceurs qui n’ont pas la carte du parti ou à des spécialistes sans lien politique avec le candidat. Anaïs Theviot étudie les trajectoires des membres de ces collectifs éphémères et leurs reconversions professionnelles à l’issue de la victoire ou de l’échec de leur candidat.

4Le deuxième chapitre adopte une approche organisationnelle pour analyser le fonctionnement des équipes de campagne et souligne les différences entre les deux partis. Si le PS opte pour une structure éclatée et horizontale — même s’il se voit contraint d’aller vers des formes de management plus structurées au fil de la campagne —, l’UMP adopte d’emblée une forme plus verticale et hiérarchique. L’équipe du PS fait appel à une nébuleuse de prestataires, tandis que l’UMP passe contrat avec une agence qui s’installe dans les locaux réservés à la campagne. Les tensions entre les différentes motions au sein du PS rendent les relations entre l’équipe web de campagne et celle du parti particulièrement tendues. Du côté de l’UMP, l’équipe web du parti est impliquée dans l’équipe du candidat en étant physiquement présente. Enfin le PS, en dépit de ses dissensions internes, se distingue de l’UMP par sa capacité à mobiliser un réseau de sympathisants et militants très actifs et visibles en ligne.

5Le troisième chapitre du livre est consacré à l’usage des réseaux sociaux qui atteignent à cette époque leur pleine maturité. Le PS privilégie Twitter, plateforme sur laquelle il bénéficie d’un réseau de blogueurs militants qui lui sont favorables, tandis que l’UMP préfère Facebook qui lui permet un meilleur contrôle. Leurs conceptions des réseaux sont bien différentes : le PS défend une approche participative et communautaire tandis que l’UMP reprend une logique marketing avec contrôle de la prise de parole. Le PS ouvre ses espaces aux commentaires, alors que l’UMP préfère les fermer. En dépit de leurs différences, les deux formations se sont engagées dans le développement de plateformes participatives dédiées qui ont toutes deux échoué. Anaïs Theviot analyse les raisons de l’échec : l’UMP propose une plateforme participative, Créateurs de possibles, mais ne dispose pas d’un réseau de cybermilitants et d’une culture participative ; le PS offre une plateforme ouverte, la Coopol, et bénéficie d’une communauté de sympathisants en ligne, mais les conflits internes entre les motions conduisent à une modération forte, qui entre en conflit avec les valeurs délibératives du parti.

6Le quatrième chapitre offre une lecture très pertinente de la stratégie numérique des partis, qui consiste avant tout à mettre en scène l’innovation pour montrer l’effort de modernisation du parti. La plupart des initiatives numériques mises en place servent de vitrine pour susciter l’intérêt des journalistes et souder la communauté des militants, mais ne permettent pas d’élargir l’audience. Cette logique communicationnelle est corroborée par le dénigrement de ces innovations numériques au sein même des équipes de campagne : « faisons du numérique pour paraître modernes, mais ne lui accordons aucune valeur ».

7Le cinquième chapitre porte sur des usages moins visibles du numérique, dont l’objectif est d’améliorer l’efficacité des campagnes grâce aux données. Dans l’esprit de la gestion de la relation client telle qu’elle s’est massivement développée dans les entreprises, les partis constituent des bases de données qualifiées de leurs militants et sympathisants. Ces bases servent à impliquer ces derniers dans la campagne en ligne, mais aussi à les mobiliser pour s’engager dans un porte-à-porte rationnalisé, qui cible les indécis ou les abstentionnistes et permet un suivi en temps réel des actions. C’est sans doute de ce côté que se transforment en profondeur les pratiques militantes liées au numérique.

8Enfin, le dernier chapitre porte sur le profil des militants et sympathisants, grâce à une enquête quantitative auprès des deux partis. Le cybermilitant ne se distingue guère du militant classique, très masculin, diplômé. En ligne, il est cependant plus jeune. Globalement, ce qui ressort, par delà les discours, c’est la continuité entre les activités militantes hors et en ligne ; ce sont souvent les mêmes qui investissent les différents terrains, ce qui amène à relativiser la critique que certains militants adressent au cybermilitantisme.

9Une des grandes forces de ce travail d’enquête est d’avoir développé une approche comparative entre les deux partis en mobilisant le point de vue des acteurs sur leurs pratiques (entretiens et enquêtes) mais aussi les traces de leur activité et l’observation de leurs pratiques. La seule asymétrie dans l’enquête tient à la situation d’observation participante, qui n’a pu être déployée qu’au sein du PS : elle donne à l’analyse de la campagne au PS une plus grande acuité. Anaïs Theviot a posé de manière remarquable, dans cet ouvrage, un cadre méthodologique et théorique pour analyser la transformation du monde politique, qui gagnera à être réutilisé pour analyser les campagnes suivantes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Valérie Beaudouin, « Anaïs Theviot, Faire campagne sur Internet »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 1-2 | Janvier-Juin 2022, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/41254 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.41254

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Auteur

Valérie Beaudouin

Institut interdisciplinaire de l’innovation (I3), CNRS, Télécom Paris, Institut Polytechnique de Paris
19, place Marguerite Perey, CS 20031, 91123 Palaiseau Cedex, France
valerie.beaudouin[at]telecom-paris.fr

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