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AccueilNumérosVol. 63 - n° 4Comptes rendusKarim Souanef, Le journalisme spo...

Comptes rendus

Karim Souanef, Le journalisme sportif. Sociologie d’une spécialité dominée

Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2019, 206 p.
Camille Dupuy
Référence(s) :

Karim Souanef, Le journalisme sportif. Sociologie d’une spécialité dominée, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2019, 206 p.

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Crédits : Presses universitaires de Rennes

1Avec près d’un journaliste professionnel sur dix spécialisé dans la production de l’information sportive, le journalisme sportif constitue un secteur médiatique important et pourtant peu étudié. L’ouvrage de Karim Souanef, issu de sa thèse de doctorat en sociologie, explore ce sous-groupe professionnel en expansion.

2L’ouvrage est de ce point de vue tout à fait original : il s’attelle à analyser une forme de journalisme spécialisée et dominée. Comme nous le rappellent Dominique Marchetti en préface de l’ouvrage et Karim Souanef dans son introduction, les recherches sur le journalisme ont principalement porté sur les champs les plus « nobles » de la pratique journalistique (généraliste) et sur les titres les plus prestigieux (comme Le Monde). Lorsque des travaux de recherche s’intéressent à des champs du journalisme « spécialisé », ils se concentrent la plupart du temps sur les secteurs dominants comme le journalisme économique. Karim Souanef inscrit alors ses travaux dans la continuité de ceux sur les journalismes spécialisés tout en proposant deux déplacements du côté de l’« illégitime » : un champ dominé, celui du sport, et des titres de presse populaires (L’Équipe et Le Parisien). Renvoyant l’illégitimité de ce champ journalistique à l’illégitimité de pratiques culturelles, l’auteur entend « déconstruire les représentations sur le journalisme sportif » (p. 16) en en dévoilant la genèse, les logiques et les pratiques.

3Pour cela, il propose d’adopter une démarche compréhensive et socio-historique qui repose sur une multitude de données et méthodes empiriques (archives, entretiens, ethnographie). L’ouvrage conduit une double sociologie, de l’espace journalistique d’une part, de la production journalistique d’autre part. Il analyse ainsi la position de ce sous-groupe professionnel au sein du journalisme mais aussi au sein de l’économie du sport dont il constitue le bras armé. Il s’intéresse également aux tensions entre autonomie constitutive de la production de l’information et aux interdépendances avec le monde économique. Il adopte une structuration chronologique en trois parties revenant successivement sur les débuts du journalisme sportif à partir des tout premiers titres de presse sportive à la fin du XIXe siècle, sur les recompositions de ce journalisme spécialisé à l’orée des années 1980 et sur ses dynamiques actuelles dans deux rédactions à grand tirage.

4La première partie aborde la genèse de ce sous-groupe professionnel dans une perspective socio-historique. Elle se fonde sur l’exploitation des archives des principales associations professionnelles de journalistes sportif — dont la première date de 1905 — qui ont concouru à structurer le secteur. En retraçant les parcours des premiers patrons de titres de sport — Le Vélo, fondé en 1892, serait le tout premier titre — et des dirigeants des associations professionnelles, il montre d’emblée l’entremêlement très fort entre économie du sport et journalisme sportif (chapitre 1). La construction du journalisme sportif est le fait même des propriétaires d’installations sportives qui souhaitent populariser et rentabiliser leurs activités. Ces propriétaires occupent également des places centrales au sein des associations professionnelles. C’est le cas du premier vice-président de la plus grande association professionnelle, également directeur du Tour de France (lancé en 1903). Si les liens entre économie et journalisme sportif sont forts, les associations professionnelles n’œuvrent pas pour l’autonomisation du journalisme sportif par rapport au monde du sport ; elles ont plutôt pour objectif de légitimer sa place au sein du champ journalistique (chapitre 2). La priorité est de structurer ce champ journalistique et d’exclure les concurrents non journalistes, à savoir les correspondants de presse et les sportifs. Il s’agit également de définir un style et un langage qui soient propres au journalisme sportif tout en respectant les canons du journalisme général, entre légitimation et revendication d’une singularité.

5La deuxième partie analyse les recompositions du métier à partir des années 1980 en empruntant aux analyses des champs médiatiques. À partir d’entretiens avec des journalistes sportifs aux carrières longues et d’une analyse des productions médiatiques télévisuelles (chapitre 3) et de presse écrite (chapitre 4), Karim Souanef met au jour « plusieurs catégories de professionnalisme » (p. 79). Ce travail est complété dans le chapitre 5 par l’analyse d’une formation au journalisme sportif de l’École supérieure de journalisme de Paris (ESJ, non reconnue) et d’une autre de l’Institut pratique de journalisme de Paris (IPJ, reconnue). Sur les chaînes de télévision et dans la presse spécialisée à large audience comme L’Équipe, et dans la droite ligne des formations qui mettent à l’honneur la passion du sport plus que les qualités d’enquête et de rédaction, l’information sportive s’inscrit dans un registre laudateur et émotionnel qui fait peu de place aux critiques du milieu sportif ou de ses acteurs. Si ce mode de production reste dominant, l’auteur note une évolution des modes de représentation du sport à la télévision avec la création de Canal Plus en 1984 et dans la presse avec l’apparition des pages « Sports » des journaux prestigieux. Dans ces espaces, l’information produite est davantage critique, tout comme dans les titres de presse sportive les plus récents comme So Foot ou Les Cahiers du football. L’analyse du traitement de la question du dopage au sein de l’espace journalistique sportif constitue un bon exemple du poids des logiques économiques sur les journalistes : plus les médias sont liés aux mondes sportifs, moins ils se font l’écho de ces pratiques, la palme étant attribuée au journal L’Équipe dont le propriétaire est également celui du Tour de France.

6À partir de deux ethnographies de longue durée conduites au sein de la rédaction de L’Équipe et du service « sport » du Parisien, la troisième partie de l’ouvrage propose une sociologie de l’activité du travail journalistique sportif. L’auteur nous fait découvrir la hiérarchisation et la division du travail de production de l’information journalistique sportive, en haut desquelles se situent les journalistes spécialisés sur le football (dont les femmes sont presque toujours exclues), en pointant les liens entre services « rédaction » et « publicité » (chapitre 6). Il décrit un tournoi de tennis féminin et un match de football pour montrer comment se produit une information standardisée et dans l’urgence (chapitre 7). C’est enfin la question du lien avec les sources et les contraintes inhérentes à ces rapports sociaux que soulève l’ouvrage (chapitres 8 et 9). La notation des performances sportives des footballeurs à l’issue des rencontres est à ce titre un exercice périlleux en ce qu’elle peut faire chavirer des relations interpersonnelles. C’est également le cas lors de « scoops » dont plusieurs sont retracés par l’auteur. Il raconte par exemple une polémique autour de « fuites » depuis le vestiaire de l’équipe de France lors de la coupe du monde de football de 2010, et qui ne sont justifiables dans un monde de production aseptisé qu’en raison de la forte concurrence entre les titres. La production de l’information est également verrouillée par les services de communication qui entourent les sportifs (attachés de presse des clubs et agents des sportifs).

7La mission que s’est donnée l’auteur de défricher ce champ professionnel est parfaitement réussie. Les données récoltées sont multiples et plurielles. Celles-ci sont toujours mobilisées à propos, que ce soit lorsque l’auteur reconstitue les trajectoires professionnelles des acteurs et actrices du champ étudié ou lorsqu’il retrace la « balistique » des « affaires » qui ont agité le monde sportif. Notre seul regret porte sur la reproduction, à travers le choix des terrains, des hiérarchies du journalisme pourtant dénoncées par l’auteur. Alors que parmi les titulaires de la carte de presse en 2018, moins de 20 % sont issus d’une école de journalisme, c’est sur ce segment des plus diplômés que l’auteur enquête. De même, la focale est mise sur les titres dominants de cette presse dominée : L’Équipe (troisième titre de presse quotidienne nationale) et Le Parisien (dont les pages « Sports », et notamment celles consacrées au club de football Paris Saint Germain, lui assurent bien plus que ses informations générales la quatrième place au palmarès de la diffusion de la presse quotidienne régionale). Il faut toutefois souligner la réalisation d’entretiens complémentaires auprès de journalistes sportifs exerçant dans deux titres plus modestes.

8Nous souhaiterions pour finir mettre en avant l’intérêt des analyses de Karim Souanef pour la sociologie des groupes professionnels. Dans la première partie de son ouvrage, il donne à voir les groupes des journalistes sportifs au prisme de leurs organisations collectives. Celles-ci jouent un rôle central dans la constitution d’une identité professionnelle propre, comme il le montre dans son analyse détaillée du syndicat USJF (Union des journalistes de sport en France), par exemple. Cette entrée centrale dans la première partie de l’ouvrage gagnerait à être poursuivie. Si Karim Souanef nous rapporte les interrogations de l’organisation professionnelle qui représente les journalistes de L’Équipe (société des journalistes, SDJ) sur l’indépendance de ses membres (p. 92) ou revient sur sa disparition en 2010 (p. 143), il analyse de manière moins systématique ces organisations collectives dans les parties suivantes. Par exemple, pour résoudre l’épineuse question de l’indépendance journalistique à l’égard du monde du sport, il donne seulement à voir les stratégies individuelles d’abandon de la profession mais pas de revendications ou de résistances collectives contre les dépendances médiatico-sportives. Pourtant, l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs économiques et politiques est constitutive de cette profession et a interrogé tous ces champs. En comparant les stratégies des organisations professionnelles de journalistes sportifs à celles représentant l’ensemble des journalistes et défendant leur indépendance, cet ouvrage pourrait documenter plus largement les liens entre journalisme et capital.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Camille Dupuy, « Karim Souanef, Le journalisme sportif. Sociologie d’une spécialité dominée »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 63 - n° 4 | Octobre-Décembre 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/40352 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.40352

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Auteur

Camille Dupuy

Laboratoire des Dynamiques Sociales (DySoLab), Institut de recherche interdisciplinaire homme-société (IRIHS), Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET)
Université Rouen Normandie, 1, rue Thomas Becket, 76821 Mont-Saint-Aignan, France
camille.dupuy[at]univ-rouen.fr

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