Salais, R., Reynaud, B., Baverez, N., 1986. L’invention du chômage. Puf, Paris.
Zimmermann, B., Didry, C., Wagner, P. (Eds.), 1999. Le travail et la nation. Histoire croisée de la France et de l’Allemagne. Maison des sciences de l’homme, Paris.
Bénédicte Zimmermann, La constitution du chômage en Allemagne. Entre professions et territoires, Maison des sciences de l’homme, Paris, 2001, 278 p.
1Dans cet ouvrage sur la constitution du chômage en Allemagne, l’auteur propose une genèse de la catégorie chômage qui témoigne tout aussi bien de la spécificité du « modèle social allemand », dont elle fait remonter la naissance au cours de la période du Kaiserreich et de la République de Weimar, que de la variété et de l’originalité des matériaux historiques exploités, ainsi que de la finesse et de la fécondité de sa grille d’analyse. En multipliant les points de vue et les entrées dans le processus de constitution du chômage, en faisant varier les échelles temporelles, les environnements et les scènes, en durcissant parfois son analyse pour défendre une thèse, l’auteur nous livre des éléments d’analyse très convaincants qui enrichissent nettement la lignée des travaux sur L’invention du chômage (Salais et al., 1986) dans laquelle elle s’inscrit. Le travail étymologique sur les notions de « travail » et de « chômage » est très instructif.
2Parmi ces éléments d’analyse, je citerai en exemple le facteur politique qui participe à la réponse de la principale énigme que nous soumet l’auteur : alors que tout semblait, au tournant du siècle (avec la mise en place des assurances bismarckiennes), prédisposer l’Allemagne à se doter d’un système national d’assurance chômage, il faut attendre la loi de 1927 pour qu’un tel système soit codifié. Contre l’hypothèse d’une allégeance gouvernementale aux intérêts économiques du grand patronat allemand, l’auteur propose comme clef de compréhension du blocage exécutif, dans la mise en œuvre d’une politique nationale de lutte contre le chômage, les formes de l’État et du lien qui attache les ouvriers au collectif national. Dans cette perspective, il faudra attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que les ouvriers sortent de leur position de citoyens de « deuxième classe » et qu’un bien politique commun permette d’intégrer les chômeurs au collectif national des citoyens.
3Cette insistance sur les collectifs d’appartenance des membres qui participent à l’institution du chômage se retrouve également dans l’explication des différentes façons de définir et d’aider les chômeurs qui émergent jusqu’en 1914 et dont l’auteur retrace la genèse dans le cadre des activités des syndicats et des municipalités. Si ces différentes façons de définir les chômeurs nuisent à l’émergence d’une mesure unique du chômage sur le territoire, l’auteur montre comment les praticiens locaux du chômage, syndicalistes et statisticiens municipaux, vont ancrer les règles de définition du chômage dans des réalités concrètes, vont construire des dispositifs cognitifs et pratiques (en particulier statistiques), et vont ainsi asseoir les fondations d’une intervention publique nationale en attendant les conditions politiques de sa mise en œuvre. C’est à mon avis l’argument central de l’ouvrage, ce qui constitue la spécificité de l’approche qu’il propose et le pivot sur lequel il est organisé. En effet, les trois chapitres de la première partie sont consacrés à l’analyse des principes généraux sous-jacents à la mise en forme catégorielle du chômage. Cette partie met en évidence, à partir de l’examen des discours savants et politiques, différentes logiques de qualification du non-travail mêlant les registres moraux (autour de la responsabilité du travailleur), scientifiques et politiques. Mais c’est parce que l’analyse de ces argumentations ne permet qu’un accès limité au processus de mise en forme de la catégorie chômage, que l’auteur se livre dans les trois chapitres de la seconde partie à l’étude des pratiques du traitement du non-travail par les organisations syndicales et les municipalités. Elle montre, enfin, dans les trois chapitres formant la partie finale, comment l’émergence d’un nouveau contexte politique, consécutif à la période de guerre et de la proclamation de la République de Weimar, permet d’actualiser tout le travail des praticiens locaux du chômage et de différentes associations prônant une politique nationale de régulation du marché du travail.
4Cette construction de l’argumentation, faisant passer du général au particulier, du national au local, et vice versa, permet à l’auteur de défendre une « pragmatique sociale des catégories » reliant à la fois représentations et actions et articulant mouvements longs et concours de circonstances. En mettant l’accent sur ce double ancrage des institutions du travail, plutôt que sur le seul volontarisme politique, l’auteur défend la possibilité de traiter la notion de culture, implicitement associée aujourd’hui au « modèle allemand de relations professionnelles », de manière dynamique au lieu de la concevoir comme un invariant structurel, suivant une posture essentialiste, ou, au contraire, de la reléguer dans un arrière-plan très lointain, en lui déniant tout rôle structurant, suivant une posture relativiste. C’est parce que les représentations communes associées à des modèles d’action sont aussi cristallisées au cours du temps dans des dispositifs cognitifs et pratiques que l’on peut en faire la genèse et en retracer l’évolution. C’est dans ce sens que je comprends la « sociohistoire de l’action située » revendiquée par l’auteur et que je qualifie pour ma part d’approche pragmatique des institutions, ne dissociant pas représentation et action.
5Si l’auteur montre toute la fécondité de cette approche ambitieuse et a bien conscience de ses limites, du fait de la nature des matériaux empiriques mobilisés, on peut regretter qu’elle donne parfois trop d’extension à la notion « d’action située » en associant le qualificatif « situé(e) »à un grand nombre de termes : « action » mais aussi « rationalité », « pratique », « logique », « engagement », « régulation sociale »... Un autre regret est lié à la faiblesse des comparaisons avec d’autres pays en matière de catégorisation du chômage. Mais notons que ce travail de comparaison, en particulier avec la France, a fait l’objet d’une autre publication (Zimmermann et al., 1999) tout aussi passionnante, et qui offre également un bel exemple de dialogue réussi entre différentes disciplines des sciences sociales.
Salais, R., Reynaud, B., Baverez, N., 1986. L’invention du chômage. Puf, Paris.
Zimmermann, B., Didry, C., Wagner, P. (Eds.), 1999. Le travail et la nation. Histoire croisée de la France et de l’Allemagne. Maison des sciences de l’homme, Paris.
Christian Bessy, « Bénédicte Zimmermann, La constitution du chômage en Allemagne. Entre professions et territoires », Sociologie du travail, Vol. 45 - n° 4 | 2003, 584-585.
Christian Bessy, « Bénédicte Zimmermann, La constitution du chômage en Allemagne. Entre professions et territoires », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 45 - n° 4 | Octobre-Décembre 2003, mis en ligne le 06 décembre 2003, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/32617 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.32617
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