1Alors que la sociologie de la médecine a traditionnellement étudié le passage de l’autre côté du miroir au terme duquel un étudiant devient médecin (Hughes, 1958 ; Becker et al., 1961), la médecine légale invite à analyser l’ensemble des séquences qui, à l’université, à l’hôpital et au tribunal, accompagnent la fabrique du médecin légiste. Celui-ci se retrouve en effet le produit de processus de socialisation inscrits à la fois dans l’apprentissage d’une spécialité médicale — que les médecins peuvent continuer d’exercer par ailleurs — et dans l’exercice d’une activité d’expertise encadrée par un système d’attentes suscitées par l’institution judiciaire. Ce second passage de l’autre côté du miroir que constitue l’entrée en expertise mérite dès lors qu’on prenne au sérieux le rapport au droit et à la justice des médecins légistes, tout en le saisissant de manière relationnelle avec les attributs forgés au long de la carrière d’étudiant et de professionnel en médecine.
- 1 On rejoint ici l’idée d’un caractère heuristique de l’étude de l’expertise judiciaire, aux marges d (...)
- 2 Pour une présentation détaillée des modalités d’exercice de la médecine légale en France, des modes (...)
- 3 Tous les sigles utilisés dans l’article sont définis à leur première utilisation, mais on les a éga (...)
2Discipline à l’interface de la médecine et de la justice (Dumoulin, 1999), la médecine légale soulève des questions centrales pour les mondes d’action qu’elle connecte1. On y croise toute la diversité de la profession médicale, des généralistes aux spécialistes, des hospitaliers aux libéraux, des précaires aux statutaires de la fonction publique hospitalière, des professionnels aux occasionnels2. Du point de vue de sa place dans les cursus médicaux, la médecine légale est — en attendant que la réforme des études médicales de 2017 ne délivrent les premiers Diplômes d’études spécialisées (DES3) en « médecine légale et expertise médicale » — une sur-spécialité médicale qui se combine nécessairement avec une formation à une spécialité d’origine. Cette sur-spécialité éclaire ainsi les enjeux de socialisation professionnelle en médecine. En l’espèce, la pratique de la médecine légale impose à chaque médecin d’articuler sa formation de spécialité et son activité d’expertise. À cet égard, suivant la proposition méthodologique d’Isabelle Baszanger, la socialisation professionnelle est ici pensée depuis les pratiques en ne séparant pas les études et l’exercice professionnel, mais « en déplaçant le point d’aboutissement des processus de socialisation de la fin des études à l’entrée dans la profession » (Baszanger, 1983, p. 276). De manière complémentaire, et dans la lignée du programme sur « La fabrication du soignant au travail » ouvert par Florent Schepens et Emmanuelle Zolesio (2015), il s’agit de prêter attention aux processus spécifiques d’apprentissage de la médecine légale, afin d’envisager la façon dont « les individus sont socialisés concrètement dans le cadre de l’exercice professionnel lui-même, tout au long de la carrière » (Zolesio, 2012, p. 378). Ces auteurs invitent alors à prendre en compte la spécificité du troisième cycle de l’internat, à la différence des études sociologiques qui s’arrêtent à son seuil au risque d’homogénéiser les processus de formation. Comme sur-spécialité, la médecine légale invite ainsi à aller vers ce que l’on pourrait appeler un quatrième cycle de formation continue au cours duquel les légistes se différencient tout au long de leur carrière.
3De surcroît, renoncer à une pratique thérapeutique pour éclairer quotidiennement le juge impose de se socialiser au droit, puisque celui-ci constitue un socle de connaissances et, plus largement, un vivier de médiations et d’outils que les médecins peuvent mobiliser au cours de leurs explorations des corps violentés. Rendre compte de ces processus de socialisation au droit et à la justice, et de la manière dont ils se combinent avec l’apprentissage du métier de médecin, permet de comprendre les variations observées autrement qu’en les plaquant directement sur les situations, mais en les articulant à des attributs durables des médecins. On rejoint alors des travaux qui se sont attachés à comprendre, dans des domaines autres que celui de la médecine, comment les professionnels se positionnent vis-à-vis de mandats judiciaires. L’ouvrage de David Pichonnaz sur les devenirs policiers fournit un exemple de « socialisation professionnelle en contrastes » du fait de la diversité des dispositions sociales que les professionnels importent dans leur métier, et de la variabilité de l’« investissement politico-moral » qui en découle (Pichonnaz, 2017, p. 103). Dans son travail sur les divisions observées parmi les assistantes sociales « face à leur mandat de surveillance des familles », Delphine Serre (2010) propose également une explication des variations observées au sein de ce groupe. En concluant à un effet de génération pour expliquer les socialisations multiples génératrices de perceptions et de mises en œuvre différenciées de ces missions de contrôle, elle montre ainsi qu’il est possible de lier activités et trajectoires en tant que les dernières façonnent les premières dans des formes stabilisées dessinant une fracture au sein du groupe professionnel entre les assistantes sociales qui convertissent leur rôle pour épouser ce nouveau mandat, et celles qui résistent à sa mise en œuvre.
- 4 Nous reprenons ici la notion de « cadre » telle que Nicolas Dodier (1993 ; 2014, p. 34) l’a adaptée (...)
- 5 Sur la question des variations de pratiques en matière judiciaire, voir notamment A. Paillet et D. (...)
- 6 La notion permet ainsi de saisir, davantage que le concept de disposition, la variabilité observée (...)
4Ce type de questions est central dans le cas des médecins légistes : professionnels de l’expertise, doivent-ils, malgré tout, soigner les victimes, et, de façon générale, les traiter comme des patients ? Les termes de la réquisition suffisent-ils à absorber les éventuels débordements vers des cadres issus des spécialités des médecins4 ? Comment perçoivent-ils et mettent-ils en œuvre leur mandat, et quels sont les facteurs explicatifs des variations observées dans les pratiques5 ? En confrontant le travail médico-légal à une analyse des trajectoires professionnelles des acteurs qui s’y consacrent, l’article étudie comment les différentes spécialités d’origine des médecins légistes orientent différemment la manière dont ils conduisent leurs expertises. Alors que les travaux en sociologie des professions et de la médecine ont bien montré l’existence d’effets de génération (Serre, 2010), de statut (Paillet, 2007) et de genre (Zolesio, 2013), cet article documente, en ce qui concerne la médecine légale — mais sans doute au-delà —, un effet propre de la spécialité médicale. La place de la spécialité médicale dans l’exercice de la médecine légale est alors explorée à la fois sous l’angle des modèles professionnels qui règlent les relations entre savoirs de spécialités et pratique de l’expertise, et à partir de la notion d’« attributs de spécialités ». Cette expression vise à décrire l’ensemble des savoirs et des savoir-faire dérivés de la spécialité du légiste que celui-ci peut mobiliser en situation, ou qu’il peut revendiquer comme licence pour exercer l’expertise. En outre, ces savoirs de spécialités peuvent également être attribués aux légistes par les responsables des services lorsqu’ils embauchent des médecins ou qu’ils les affectent à la réalisation de certaines expertises en fonction de leur spécialité d’origine6.
- 7 Actuellement, deux diplômes existent : un diplôme d’études spécialisées complémentaires (DESC) et u (...)
5L’expertise médico-légale donne d’autant mieux à voir l’effet de la spécialité que la médecine légale n’est actuellement ni une spécialité médicale — assurant le monopole des expertises médico-légales à des médecins spécialisés —, ni une rubrique d’expertise judiciaire — distribuant ces expertises parmi l’ensemble des médecins en tant que collaborateurs occasionnels du juge. Elle est une sur-spécialité accessible après que le médecin a obtenu, à la suite de son internat, un DES allant de l’anatomo-pathologie à la médecine générale, en passant par la pédiatrie, la médecine du travail ou la santé publique par exemple7. Par conséquent, les médecins légistes possèdent des formations de spécialité très diverses qu’ils peuvent plus ou moins investir dans l’exercice de l’expertise. Ce type de configuration se retrouve chez les professionnels en soins palliatifs, qui ne sont pas non plus organisés dans une spécialité médicale. Michel Castra et Florent Schepens ont traité la question de la conjugaison de la pratique avec les expériences professionnelles passées pour « ces médecins [qui] proviennent de secteurs différents (médecine hospitalière, médecine libérale) et de “spécialités” variées » (Castra et Schepens, 2015, p. 63). Ils avancent que « les médecins palliatologues élaborent, en fonction de leur expérience passée et de leurs connaissances, des modèles différents de prise en charge » (Castra et Schepens, 2015, p. 63), mais ils montrent que, au-delà de ces différences, l’exercice de cette discipline impose aux médecins de faire le deuil d’une activité curative. Notre approche est néanmoins différente, puisque c’est moins la caractérisation du « fonds commun » de la discipline qui est visée ici que la mise au jour et l’explication des variations observées dans les pratiques. Ensuite, et par conséquent, notre démarche part des situations de travail des experts à partir desquelles on cherche à lire les traces et les effets de la socialisation de spécialité, laquelle peut plus ou moins s’accommoder d’un travail orienté par un horizon judiciaire. Ainsi, et à l’instar de Caroline Protais (2016) qui saisit l’expertise psychiatrique à partir d’une approche compréhensive, pluraliste et pragmatiste, il s’agit de rejeter les « verdicts dualistes » qui visent à mettre au jour des écarts — entre l’autonomie professionnelle revendiquée et les pratiques concrètes —, pour rendre compte des tensions « qui apparaissent dans l’action du fait de l’hétérogénéité des modèles de référence » (Dodier, 1993, p. 28). C’est pourquoi notre recherche porte le regard sur les situations d’expertise afin de saisir la pluralité des « voies du jugement » médico-légal (Dodier, 1993, p. 21) tout en saisissant comment la socialisation professionnelle des médecins et l’organisation des services façonnent ces pratiques.
6Le fait que la médecine légale soit une sur-spécialité n’est pas qu’une subtilité administrative, mais adresse à la sociologie de la socialisation médicale des questions centrales relatives à la manière dont un médecin se convertit (à nouveau) à l’exercice d’une sur-spécialité. Moins qu’une reconversion, on fait plutôt l’hypothèse que ce passage vers l’activité médico-légale impose une recomposition de son identité professionnelle, qui passe notamment par la réalisation d’un certain alliage entre les différentes compétences que les médecins ont acquises pendant leur carrière. La question, au fond, est de déterminer ce qui reste d’une formation initiale après l’entrée dans une activité professionnelle marquée par une socialisation au droit. Entre attributs de spécialités multiples et horizon judiciaire différemment problématisé, le processus de socialisation professionnelle des médecins légistes invite à questionner l’inertie de la spécialité médicale dans l’exercice quotidien de l’expertise.
7Pour ce faire, cet article associe trois échelles : la socialisation des médecins légistes, les situations d’expertise et l’organisation des services (voir l’encadré 1). L’objectif est de passer d’une description de la mobilisation des savoirs en situation à une analyse de l’investissement des compétences, dont le caractère durable et la « rentabilité » sont construits au croisement de la façon dont les légistes élaborent leur parcours et des procédures par lesquelles les chefs de service organisent leur structure. Pour rendre compte de l’effet des spécialités des légistes sur leur exercice de l’expertise, l’article commence par mettre au jour les deux modèles professionnels principaux identifiés par l’enquête — qualifiés de modèles du « bon expert » (Dumoulin, 2007) et du « bon médecin » — à travers lesquels les médecins légistes règlent les relations entre leur formation de spécialité et les attentes judiciaires qui tendent à faire d’eux des auxiliaires techniques du juge (1). Puis, il montre ces figures en action en relatant des séquences d’expertise à partir desquelles il est possible de lire l’empreinte des spécialités d’origine des médecins (2). Enfin, il étudie l’organisation des attributs de spécialités dans les services de médecine légale à travers les protocoles qui consistent à diviser le travail d’expertise selon les spécialités médicales des légistes (3).
Encadré 1. Données de cadrage et matériaux
Pour saisir les processus de socialisation qui transforment un médecin en médecin légiste et « déplier le dispositif médico-légal » (Juston, 2017b), il a fallu recourir à une enquête multi-sites. Pour ce faire, j’ai suivi des experts dans des instituts médico-légaux (IML) et dans des unités médico-judiciaires (UMJ).
IML et UMJ constituent les sites principaux de la pratique médico-légale depuis qu’une réforme récente (Circulaire du 27 décembre 2010 relative à la mise en œuvre de la réforme de la médecine légale, Bulletin officiel du Ministère de la Justice et des Libertés, n° 2011-01 du 31 janvier 2011) a fait entrer la médecine légale à l’hôpital par l’intermédiaire d’une dotation du ministère de la Justice versée aux hôpitaux. Ceux-ci ont alors été chargés de mettre en place ces structures au sein desquelles des médecins légistes exercent pour des durées variables (du temps plein à la vacation mensuelle) et avec des statuts différents (médecins attachés, praticiens hospitaliers, universitaires). L’objectif de cette réforme était de professionnaliser une activité jusqu’alors distribuée parmi une grande diversité de médecins fonctionnaires ou libéraux, à l’hôpital ou en ambulatoire.
Les IML abritent une médecine légale thanatologique qui vise à expliquer les mécanismes des décès suspects. En 2012, ces services hospitaliers employaient, selon l’Observatoire national de la médecine légale (ONML), quarante-trois équivalents temps plein (ETP) de médecins sur l’ensemble du territoire, à l’exception de Paris, pour 7 648 autopsies annuelles et 4 649 levées de corps (des examens externes réalisés habituellement sur la scène de découverte d’un cadavre). Il faut ajouter à cela l’IML de Paris qui, avec une dizaine de médecins attachés pour la pratique annuelle de 5 000 autopsies, constitue une exception au schéma directeur de la médecine légale qui avait fait entrer cette discipline à l’hôpital. Quant aux UMJ, on y exerce une médecine légale du vivant qui vise à évaluer l’incapacité entraînée par des faits de violence. En 2013, ce sont 232,5 ETP de médecins qui ont effectué 161 562 actes de médecine légale du vivant (certificats de coups et blessures, examens de compatibilité à la garde-à-vue, par exemple) dans des services de médecine légale (source : ONML). La même année, on comptait 51 UMJ en France auxquelles il faut ajouter celle de l’Hôtel-Dieu à Paris qui, de même que l’IML de la capitale, constitue une exception à la réforme de la médecine légale. Enfin, une unité médico-judiciaire privée, effectuant principalement des examens de compatibilité de l’état de santé d’une personne avec son maintien en garde-à-vue, a été mise en place dans le nord de la capitale.
Au total, quarante autopsies et une centaine de consultations de médecine légale clinique ont été observées. Cinquante entretiens avec des médecins, qui pour une vingtaine d’entre eux ont été observés dans leurs pratiques, ont permis de compléter l’approche de l’élaboration des rapports médico-légaux par une analyse des savoirs professionnels mobilisés en pratique, qu’ils soient strictement médicaux ou « médico-légaux ». L’enjeu était de saisir à la fois les cadres de la pratique issus de la spécialité médicale ou de l’exercice général de la médecine, et ceux qui prennent sens en référence à la problématisation de l’horizon judiciaire des affaires. S’ajoutent ainsi aux entretiens formels conduits avec les médecins légistes, des échanges plus informels visant à « débriefer » les situations d’expertise observées, ou des observations de « staffs » médicaux dont l’enjeu est, pour les médecins, d’échanger sur les cas rencontrés.
Les montages méthodologiques de cette enquête renvoient enfin à une tentative d’appréhender globalement l’expertise médico-légale en enquêtant dans cinq services, choisis en amont de l’enquête pour leurs modalités d’organisation variées, et à y mettre en œuvre des investissements différents selon l’avancement de l’enquête. À Transilly, par exemple, où le laboratoire d’anatomo-pathologie occupe une place centrale dans l’expertise des morts suspectes, l’enquête s’est échelonnée sur trois années. Un travail documentaire a permis de mettre en perspective les pratiques et les parcours avec l’école de la médecine légale dans la région, dont l’émergence et la persistance ont été étudiées à partir des archives des deux chefs de service successifs. Ces différentes enquêtes ont répondu au projet d’étudier l’expertise médico-légale dans sa variété disciplinaire (médecine légale des morts et des vivants) et organisationnelle (médecine hospitalière, médecine libérale). Surtout, ce choix de faire varier les modes organisationnels étudiés a permis de saisir la pluralité des façons dont les diverses spécialités des médecins légistes sont, ou non, investies par les chefs de service lorsqu’ils organisent l’activité.
8La médecine légale est prise entre deux modèles de référence, celui des spécialités médicales et celui de l’expertise judiciaire. Cette tension est résolue diversement par les médecins qui aménagent leurs pratiques en référence à l’un ou l’autre de ces modèles. Pour les « bons experts », le passage de la spécialité d’origine à l’exercice de la médecine légale procède d’une logique de conversion professionnelle où tout se passe comme si la spécialité d’origine était un simple titre d’accès à l’activité d’expertise qui ne vient pas en modifier le contenu (1.1). Pour les autres, qualifiés par contraste de « bons médecins », la casquette d’expert ne vient pas supplanter celle du spécialiste, mais se recompose avec elle. La socialisation à l’expertise s’enracine alors dans une socialisation antérieure puissante, qui est celle de la façon dont les professionnels ont jusqu’alors appris à exercer la médecine (1.2).
9Pour une première catégorie de médecins, l’exercice passé ou parallèle d’une autre spécialité interfère peu avec la réalisation d’expertises médico-légales. L’expertise relève d’un apprentissage spécifique plus ou moins préparé par les études passées, mais qui évite que ne se posent des dilemmes entre la médecine que ces médecins ont apprise et les actes pour lesquels on les sollicite. En devenant légistes, ils apprennent à exercer leur métier selon la logique de l’expertise judiciaire. Ces médecins correspondent au modèle du « bon expert » détaillé par Laurence Dumoulin (2007, p. 148-161), lequel désigne celui qui accepte le principe d’un partage des tâches entre lui-même, auxiliaire technique du juge, et les instances judiciaires qui évalueront la preuve technique à l’aune des autres éléments du dossier. L’approche globale des activités relève du modèle décisionniste (Habermas, 1973), de sorte que le bon expert ne déborde ni vers le traitement thérapeutique, ni vers la qualification juridique. « Aux experts, les questions scientifiques, de choix des méthodes et protocoles, aux magistrats la maîtrise des aspects juridiques et du sens de l’expertise dans le dossier » (Dumoulin, 2007, p. 151) : en somme, le bon expert est celui qui reste à sa place.
- 8 « Par “face au droit”, nous entendons la situation où la légalité est conçue et vécue comme si elle (...)
10La figure du « bon expert » en médecine légale permet de désigner les médecins légistes manifestant dans leurs discours et dans leurs activités concrètes une certaine allégeance à l’autorité judiciaire associée à un suivi scrupuleux des termes de la réquisition. Face à la réquisition, le bon expert est comme « face au droit » (Ewick et Silbey, 1998, 2004)8. Il maintient une discontinuité entre sa formation médicale et les demandes formulées par le procureur. Pour les satisfaire, il ne déborde pas du cadre fixé par la mission et manifeste un « interventionnisme clinique » limité (Protais, 2016, p. 96). Les médecins légistes que nous regroupons sous le label du bon expert ont ainsi systématiquement marqué une coupure nette entre leur expertise technique et le travail de qualification opéré par le droit dans des séquences ultérieures. Édouard, médecin légiste et universitaire en anatomo-pathologie, affirme nettement cette idée : « Nous, on constate des lésions traumatiques, et ensuite la qualification des faits est faite par le magistrat ».
11Qu’il s’agisse de déterminer les causes d’un décès ou d’évaluer l’état somatique d’un individu, le « bon expert » revendique de ne pas s’engager sur le terrain judiciaire, décrit sous l’angle des opérations de qualification. Les médecins se socialisent à ce modèle au fil des cas rencontrés et au gré des échanges qu’ils nouent à l’intérieur du dispositif médico-légal, que ce soit avec les médecins de leur service ou avec les magistrats du parquet. À l’inverse, d’autres médecins élaborent dans leurs discours et dans leurs pratiques un rapport de moindre allégeance au droit et davantage en prise avec l’exercice ordinaire de la médecine, moins comme « bons experts » que comme « bons médecins ».
12Pour cette seconde catégorie de médecins légistes, la casquette d’expert ne vient pas supplanter celle du spécialiste, mais se recompose avec elle. La socialisation à l’expertise s’enracine dans une socialisation antérieure puissante, qui est celle de la façon dont les professionnels ont jusqu’alors appris à exercer la médecine. En affirmant qu’ils investissent l’expertise comme de « bons médecins », on les distingue ici des « bons experts », moins pour signifier qu’ils s’écartent des attentes des acteurs judiciaires que pour signaler que leur spécialité d’origine joue comme une force de rappel lorsqu’ils conduisent leurs expertises ou parlent de leur métier. En un mot, le modèle du « bon médecin » permet de désigner les légistes qui font régulièrement référence, en entretiens ou dans le cours pratique de leur activité, à leur formation d’origine comme étant importante dans l’exercice de l’expertise médico-légale.
13Il est difficile de symétriser l’analyse au point de forger un modèle du « bon médecin » aussi robuste que celui du « bon expert », ce dernier étant soutenu par une série de textes juridiques, de trames standardisées, sans cesse rappelés dans les formations et dans le déroulé des activités médico-légales. Par contraste, le « bon médecin » se décline différemment selon les spécialités d’origine des médecins légistes qui font varier les dimensions du travail médical valorisées en expertise (le soin, le goût pour la recherche, la maîtrise d’un corpus de savoirs de spécialité, etc.). Épuiser la description de ce modèle reviendrait alors à détailler pour chacun des cas rencontrés la façon dont la formation initiale s’actualise dans le cours des expertises. Aussi, on lui préférera d’abord la présentation de la figure du chercheur. Celle-ci est transversale aux spécialités d’origine (même si on la retrouve particulièrement chez les spécialistes de santé publique), et permet d’ouvrir sur la pratique de l’expertise en tant que médecin, où le corps expertisé est celui d’un patient ordinaire avant d’être partie prenante d’une affaire judiciaire.
14En effet, les médecins qui accordent une importance particulière à la recherche réinjectent dans leur quotidien professionnel des logiques médicales, à l’inverse du « bon expert », chez qui ces logiques sont mises en sourdine par la référence exclusive au modèle décisionniste de l’expertise judiciaire. Cette figure du chercheur est alors articulée à celle du médecin lié à son patient par un rapport de confiance que les demandes des institutions judiciaires viennent perturber. Pour reconquérir son autonomie professionnelle face au juge, le chercheur peut considérer que l’activité de son service doit donner lieu à la mise en place de protocoles de recherche. Le service de médecine légale est alors considéré comme un observatoire de la violence chez les victimes, ou comme un lieu d’étude des pathologies que l’on documente chez les morts pour mieux soigner les vivants. Parfois, la recherche en médecine légale vise également à dénoncer des examens non suffisamment fondés. Cette vision interfère alors avec les logiques du droit qui dictent à l’expert une place de bras droit technique du juge par le prisme des termes de la réquisition. C’est la raison pour laquelle les légistes-chercheurs sont parfois dans des attitudes « contre » le droit (Ewick et Silbey, 1998), non pas pour s’engager dans une veine thérapeutique, mais pour contester directement les missions judiciaires qui leur sont confiées, au nom de l’exercice de la médecine. C’est ce que montre, en médecine légale du vivant, l’examen des controverses autour des techniques de détermination d’âge des personnes isolées.
- 9 Les prénoms et noms de toutes les personnes citées ou mentionnées dans l’article ont été modifiés, (...)
15Si l’écrasante majorité des services de médecine légale répond à des réquisitions de détermination d’âge, la plupart des médecins se montrent sceptiques vis-à-vis de la technique dite de l’« âge osseux » qui permet de déduire un intervalle d’âge d’un individu à partir d’une radiologie de ses mains, doublée d’une batterie de tests — de la palpation des testicules à la mesure du périmètre crânien. Sont également mobilisés des atlas par types de populations que tous critiquent comme datés. Au-delà de ces limites techniques, la critique est aussi morale, comme pour Michèle, praticienne hospitalière, généraliste de formation9, pour qui « c’est un des rares trucs où en tant que médecin on se substitue à la justice, parce que faire un âge osseux c’est pour moi un peu du niveau de regarder dans la culotte des petits Juifs pendant la guerre pour savoir s’ils étaient circoncis ». La consultation offre alors un espace à l’intérieur duquel prendre ses distances vis-à-vis de cet examen. Notre enquête a montré que le médecin n’accomplit pas nécessairement tous les actes médicaux commandés par la trame du rapport utilisé dans le service. C’est le cas de Jeanne, interne en médecine du travail et désireuse de devenir médecin légiste. Elle refuse d’effectuer le test de Tanner, qui porte sur la taille des testicules, et plus généralement elle ne déshabille pas ses patients. Elle déploie également d’autres stratégies de « jeux » et de débrouillardise autour du certificat, par exemple en écrivant l’âge en toutes lettres afin qu’« il saute moins aux yeux ». En définitive, Jeanne manifeste une vision de la médecine légale dissonante avec cette demande du magistrat qu’elle juge « humiliante » pour le patient. « On n’a pas fait médecine pour ça », résume-t-elle.
16Un service francilien se distingue par le fait que les médecins répondent systématiquement que l’âge allégué par le patient est compatible avec les constatations techniques. Si cette pratique reste cantonnée à ce seul service, elle n’en est pas moins massive (il s’agit de l’une des plus grandes UMJ de France avec 12 ETP de médecins) et cohérente avec les principes précités défendus par des médecins d’autres services. Un entretien avec son chef de service, Didier (professeur d’université, praticien hospitalier, spécialiste de santé publique), montre que c’est d’abord une politique de l’attention aux mots utilisés pour produire des certificats qui est mise en avant :
« Ce n’est pas parce qu’une question est mal posée qu’il faut en reprendre les termes dans la réponse. Donc on nous dit de déterminer l’âge de cette personne pour savoir si elle est majeure. Nous on ne répond pas à ça, on répond en termes de compatibilité avec l’âge, entendu comme la question de savoir s’il est possible que cette personne ait l’âge qu’elle dit avoir ».
17Il s’agit, par suite, de rendre la parole aux patients, et d’intégrer cette parole aux déplacements du médecin sur les corps et sur les images produites par la mise en œuvre des techniques radiologiques. Se dessine alors un acte politique de résistance à une pratique médico-légale contestée partout, bien que toujours mise en œuvre.
« Et par ailleurs il y a une raison plus éthique et là aussi plus politique. À partir du moment où on dit que son âge est compatible avec celui qu’il dit avoir, ça veut dire qu’on lui rend la parole. Donc on a un individu en face de soi et sinon on a un objet dont on regarde les dents. […] On me pose une question à la con [il insiste], je revendique [il insiste] le fait de ne pas y répondre ».
18Cette position n’est majoritaire ni chez les légistes qui répondent à ces réquisitions ni chez les magistrats qui, selon Didier, « trouvent intolérable ce type de conclusion » et qui sollicitent alors d’autres UMJ à la place de ces médecins qui « refusent de prendre leurs responsabilités ». Le contact est par ailleurs coupé avec les magistrats du Tribunal de grande instance quant à l’âge osseux, et c’est sur le terrain de la recherche que la lutte contre cette technique s’organise depuis cette UMJ. Avec une équipe, Didier a réuni des données issues d’une douzaine de services qui fournissent le matériau d’une enquête visant à montrer que les déterminants des avis rendus en matière d’âge osseux sont extra-scientifiques. Le principe est de recueillir, sur un corpus de 500 déterminations, un ensemble d’informations concernant la situation de l’examen. Les premiers résultats sont, selon Didier, encourageants, puisque « probablement, on arrivera à montrer que ce qui est le plus, déterminant dans la réponse médicale, c’est l’heure de l’examen ou le fait que l’adolescent pue des pieds ». Cette enquête qui participe d’un programme hospitalier de recherche clinique nourrit des attentes de la part d’associations qui, selon Didier, « espèrent que les résultats de ces recherches vont conclure à une impérieuse nécessité d’arrêter cet examen ».
19En maintenant ouverte la définition du lieu où réside le droit, l’enquête de terrain a permis d’identifier des pratiques relevant de ce qui « aurait dû être comme ça et qui n’était pas comme ça », reprenant la question au cœur du dispositif méthodologique de Patricia Ewick et Susan Silbey (1998). La notion de « conscience du droit » renvoie ainsi à un rapport ordinaire au droit, qui prend ici la forme d’une résistance de la part de Didier qui mobilise ses ressources de médecin universitaire (en matière de technique médicale comme de technique d’enquête) pour résister à une injonction des procureurs. Il résiste également quotidiennement à partir du diagnostic systématique de compatibilité avec l’âge déclaré, lequel ne repose pas sur des procédés techniques attendus par la justice, mais sur le principe de confiance qui doit exister entre un médecin et son patient. Il apparaît ainsi être contre le droit, se débrouillant pour lutter contre la colonisation de son quotidien professionnel par le droit, moins bon expert que bon médecin. L’investissement en médecine légale de compétences issues de son parcours de spécialité en santé publique, où la recherche clinique a joué un rôle central, sert donc ici un objectif de remise en cause de l’état du droit et des attentes considérées comme irréalistes et dangereuses qu’il produit à l’endroit de la profession médicale.
20Les postures de « bon expert » et de « bon médecin » dessinent un large dégradé de pratiques que les professionnels aménagent selon les actes, les publics, la politique du service et les situations. Ces postures sont néanmoins durables et transversales aux situations traversées. Les situations d’expertise fournissent aux médecins des appuis de natures différentes, lesquels ont plus ou moins de chances d’être mobilisés selon les attributs forgés au cours de la socialisation professionnelle. Pour expliquer la force d’inertie différenciée de la spécialité d’origine dans l’exercice de l’expertise médico-légale, il reste à décrire, au plus près des situations d’expertise, les pratiques de ces médecins légistes à partir de la notion d’attributs de spécialités, ceux-ci étant envisagés tour à tour en situation (2) et en organisation (3).
21Les spécialités des médecins et les modèles précédemment mis en œuvre ne correspondent pas systématiquement, en ce sens que ces modèles ne se distribuent pas dans des ensembles de spécialités déterminés. L’enjeu est alors de saisir la force d’inertie de la spécialité d’origine sur l’activité d’expertise à partir d’une analyse conjointe des séquences d’observation et des entretiens. Pour cela, il s’agit d’expliquer comment et jusqu’où ce que nous appelons les attributs de spécialités se réactivent en pratique. On envisage ici cette analyse d’abord au niveau de la déclinaison des deux modèles détaillés précédemment en matière de médecine légale du vivant (2.1). La comparaison s’opère ensuite à partir d’un vis-à-vis entre deux médecins thanatologues rendant particulièrement saillante la façon dont le cadre de la spécialité d’origine façonne la conduite concrète des autopsies (2.2).
22L’activité clinique en médecine légale s’inscrit dans des consultations dont il est utile de préciser le déroulé. Le premier temps est celui de ce que les médecins appellent — en reprenant une catégorie policière — l’« audition » de la victime. Lui succède son examen clinique. Il est attendu de la première séquence qu’elle oriente la seconde en permettant au médecin de diriger son examen vers les parties du corps pouvant porter la marque de l’agression relatée par la personne. Il s’agit ici d’un découpage plus logique que chronologique en ce sens que l’audition peut être relancée par un élément nouveau relaté par la victime et, réciproquement, que l’examen peut faire apparaître une lésion occasionnant une nouvelle question adressée à la victime. Ce découpage en séquences plus ou moins étanches s’impose à tous les praticiens, mais selon une répartition différenciée. Ainsi, l’économie de la consultation et les modalités concrètes de son déroulé dépendent des attributs de spécialités mobilisés par les médecins en situation. De ce point de vue, la différenciation entre « bons experts » et « bons médecins » semble opérante. Les légistes mobilisent différentes façons de travailler ces données judiciaires, fournies par les victimes elles-mêmes à travers la mise en récit des faits de violence pour lesquels elles ont déposé plainte. L’expert est placé face à l’alternative suivante : chercher d’emblée des catégories à appliquer sur le cas en présence, ou bien écouter la victime raconter son histoire. Le tableau 1 ci-dessous caractérise ces deux types d’approches.
Tableau 1. Les différentes façons de conduire une consultation médico-judiciaire de victimes de coups et blessures
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Postures
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« Bon expert »
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« Bon médecin »
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Différences
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Type d’approche
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Par l’application de catégories
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Par induction
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Durée de la consultation
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-
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+
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La relation du médecin au corps de la victime
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Le médecin reste souvent assis et regarde le corps depuis sa chaise
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Le médecin se lève et procède systématiquement à l’auscultation de la victime
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Caractéristiques des médecins
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Expert judiciaire, médecin du travail, médecin étranger ou interne faisant preuve d’une « bonne volonté expertale »
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Pratiquant ou ayant pratiqué la médecine générale, la pédiatrie ou la recherche en médecine légale
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Matériaux valorisés
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Traces et lésions
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Traces, lésions et récits
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Cadrage de la personne consultée
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Objet d’une expertise
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Objet d’une prise en charge thérapeutique et sujet devant s’exprimer
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Statut accordé aux plaintes
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Doivent être négligées en tant qu’elles sont au bas de la hiérarchie des symptômes
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Doivent être intégrées en tant qu’elles seules peuvent lancer, puis orienter, une démarche clinique
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Régime d’engagement (Dodier, 1993)
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« Régime d’expertise »
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« Régime de sollicitude »
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23L’expertise des corps violentés apparaît globalement tendue entre un cadrage administratif et un cadrage clinique (Dodier, 1993). Dans le premier cas, le médecin utilise un « espace de notation » (Dodier, 1993) fortement cadré par la forme du questionnaire à choix multiples. Les consultations sont en effet largement formalisées. Le médecin a affaire à un patient plus qu’à une victime, et s’intéresse moins à son discours qu’aux traces qu’il est capable d’objectiver sur son corps. Cette posture a pu être établie à partir de l’observation de ses effets en situation de consultation. Anne-Catherine (30 ans, médecin attachée, spécialiste de médecine du travail et détentrice du DESC de médecine légale) conduit ses consultations d’une manière différente de celle de ses confrères, en puisant dans ce qu’elle a appris lors de sa spécialisation en médecine du travail, et en radicalisant la posture du « bon expert ». Concrètement, Anne-Catherine est contrainte de rédiger ses rapports à partir de la maquette informatique commune aux médecins du service, mais elle commence la rédaction de chacun d’eux par la modification de certains items. Par exemple, elle remplace systématiquement le mot « victime » par l’expression « victime présumée ». Dans le contenu de ses rapports, elle distingue clairement les marques qu’elle constate et les douleurs rapportées par le patient, de même qu’elle a recours « par principe » au conditionnel. Enfin, elle postule qu’elle n’a à examiner que les parties du corps pointées par les victimes dans le rapide résumé qu’elles font des faits. Ce faisant, elle est bien le bras droit technique du juge et ne s’engage pas dans la recherche de nouveaux repères à travers l’échange avec la victime.
24La seconde partie du tableau renvoie au modèle du « bon médecin » tel qu’il se décline dans une conduite des consultations plus inductive. Au cours de celles-ci, le matériau de l’expertise médico-légale est également puisé dans le discours de la victime. Les partisans de ce modèle cherchent à maintenir la consultation aussi ouverte que possible afin de permettre, tout au long de celle-ci, l’irruption de nouveaux repères pouvant relancer à nouveaux frais l’examen clinique. Dans ce modèle, les médecins s’intéressent aux faits tels qu’ils sont relatés, car les narrations ainsi produites permettent aux médecins de choisir la catégorie médico-légale la plus appropriée et surtout de ne rien oublier dans l’examen du corps violenté. Ces consultations sont d’ordinaire plus longues et moins formalisées que les précédentes. En définitive, le rapport au soin de ce second type de médecins est spécifique en ce sens que, plutôt que de souhaiter se couler dans le moule du bon expert, ils envisagent leur activité en prise avec une certaine logique du soin. Souvent formés à la médecine générale, ils considèrent alors l’ouverture aux doléances des victimes comme un moyen d’expression thérapeutique. Enfin, ils sont plus enclins à associer le personnel paramédical dans l’élaboration de leurs certificats, contribuant par là à favoriser des formes d’expertise distribuée, là où les bons experts maintiennent plutôt ces personnels à distance en raison de la responsabilité judiciaire engagée par les actes posés.
25Les comptes rendus de séquences du travail thanatologique peuvent également s’analyser en lien avec les cadres différemment associés en situation par les médecins selon leur socialisation professionnelle. On peut rendre compte de l’effet d’inertie des spécialités médicales à partir d’une comparaison des pratiques de deux médecins issus de formations différentes. Par contraste avec la section précédente, l’objectif n’est pas ici de mettre au jour des caractéristiques systématiques identifiables aux postures du « bon expert » et du « bon médecin », mais de déplier au maximum le spectre des possibles en matière de débordement vers la spécialité à partir du vis-à-vis offert par ces deux médecins légistes. Sandrine est médecin universitaire en anatomo-pathologie et a suivi une formation de spécialité en santé publique et éthique médicale. Denis a été médecin urgentiste avant de devenir, en tant que praticien hospitalier, médecin légiste. Ces deux experts ont été suivis dans le cadre de leur activité d’autopsie au sein d’un grand IML. La comparaison de l’activité de ces deux médecins aux parcours contrastés donne ainsi à voir des façons différenciées d’orienter le travail en salle d’autopsie.
- 10 Les crevées consistent en des incisions sur les membres afin de repérer des lésions — de prises not (...)
26Les différences entre ces deux médecins, que l’on peut interpréter comme des différences de socialisation professionnelle, se lisent dans le déroulé concret des autopsies, dont les durées varient du simple au double. Sur les huit autopsies observées auprès de Denis, une seule a duré plus d’une heure, tandis que les deux autopsies observées avec Sandrine ont chacune duré plus de deux heures. L’observation des autopsies a permis de situer les séquences plus longues chez Sandrine. Par exemple, les crevées sont identiques10, mais elle y prête une attention beaucoup plus grande. Là où Denis se contente de jeter un coup d’œil rapide, Sandrine décolle des couches supplémentaires et pose longuement son regard sur l’intérieur des membres ainsi exposé. De façon générale, l’examen des tissus paraît plus attentif dans le cas de Sandrine, y compris dans les cas où l’examen se conclut oralement par « RAS » (rien à signaler). Ainsi, le protocole qu’elle suit diffère de celui de Denis, qui identifie davantage en amont les organes à examiner, en s’appuyant notamment sur les informations qu’il obtient de la police là où Sandrine semble suivre une méthodologie plus lente et plus systématique.
27Si cette différence semble découler de la formation anatomo-pathologique de Sandrine lui dictant de regarder avec attention des organes et des tissus qu’elle sait par ailleurs lire au microscope, d’autres différences frappantes découlent sans doute de son intérêt pour l’éthique médicale. La porte de la salle d’autopsie reste ainsi fermée, là où Denis la laisse systématiquement ouverte, exposant le cadavre aux coups d’œil des médecins, identificateurs, policiers ou personnel d’entretien. L’entrée du regard profane en salle d’autopsie est soumise à bien plus de conditions chez Sandrine. Si Denis a accepté sans hésiter notre présence en salle d’autopsie, l’acceptation de Sandrine est le résultat d’un travail d’explicitation de notre démarche moins axée sur le cadavre que sur l’organisation des activités et leurs liens avec le travail de police. Aussi, alors que Denis impose notre présence aux enquêteurs, Sandrine la négocie systématiquement en exposant précisément notre démarche et en explicitant que ce travail porte moins sur le corps que sur l’organisation qui fait se rencontrer des professionnels d’horizons différents autour du cadavre.
28En prolongement de sa démarche scientifique inscrite dans son activité anatomo-pathologique, Sandrine se dit moins friande des données d’enquête pour orienter son travail lors de l’autopsie. Ainsi, alors que Denis commence chacune de ses autopsies en demandant aux enquêteurs de lui « raconter l’histoire », Sandrine demande à un enquêteur de lui envoyer le procès verbal de constatation une fois de retour dans son service, précisant que « ce n’est pas utile en soi pour l’autopsie ». Cela dit, Sandrine ne se prive pas non plus de formuler dès le début d’une autopsie des hypothèses ancrées dans le travail d’enquête (« Peut-être qu’il est tombé en arrière et a perdu connaissance. Puis il a vu qu’il saignait. Donc il est allé se nettoyer dans l’évier »), et c’est un des principaux résultats de notre recherche que de conclure que toutes les expertises médico-légales sont constituées d’informations judiciaires (Juston, 2016). C’est alors le dosage de ces ingrédients qui varie et, plus fondamentalement, les types de situations d’autopsies, qui apparaissent comme se distribuant ainsi : silencieuse/bruyante ; concentrée/digressive ; sérieuse/humoristique ; séquencée/dynamique.
29Les autopsies de Sandrine sont très silencieuses. La parole des enquêteurs est conviée lors des séquences dédiées en prise directe avec le travail technique, de sorte que les hypothèses en lien avec le récit de police sont toujours ancrées dans une constatation médico-légale initiale. Le sociologue lui-même se fait alors plus silencieux, à la fois du fait de l’ambiance générale de l’autopsie et grâce aux conseils d’une interne nous ayant confié qu’il ne fallait pas, avec Sandrine, trop parler ni déranger son travail lors de l’autopsie par des questions répétées. Certains enquêteurs semblent conscients des attentes de calme de la part de Sandrine ; en témoigne la séquence où l’un d’entre eux improvise devant ses collègues un pas de danse en passant derrière elle, comme s’il voulait briser l’atmosphère de sérieux.
30Le contraste est saisissant avec les autopsies réalisées par Denis où l’humour parfois grivois est récurrent — comme dans le cas de cette femme en surpoids que les plaisanteries des hommes stigmatiseront jusque sur la planche du médecin où ses viscères déborderont des bacs destinés à les contenir —, suggérant alors, sur le modèle de ce qui a déjà été observé au bloc opératoire, que l’humour en salle d’autopsie a un « genre » (Zolesio, 2013). Homme et médecin exerçant pour un groupe policier d’élite, Denis contribue à créer une ambiance de travail radicalement différente. Alors que nous nous dirigeons vers la salle d’autopsie lors du premier jour de l’enquête, il évoque une « ambiance cool » en salle d’autopsie. Il revendique un « certain style » à distance de la maxime professionnelle selon laquelle « il ne faut absolument pas copiner », même s’il convient d’éviter le « mélange des genres ». Les observations en salle d’autopsie confirment que les échanges entre ces deux types de professionnels s’établissent sur un mode détendu, propice à des excursions vers le registre de l’enquête. C’est sur le mode de la digression que s’effectue ce type de débordements. Dans le cas du décès constaté à l’hôpital d’un homme de 33 ans, l’autopsie avait été demandée sous la pression de la famille qui n’adhérait pas à la thèse de la crise cardiaque avancée par l’hôpital. Or, Denis s’autorise un commentaire « comme urgentiste », puisque cet attribut de spécialité lui confère une connaissance fine du monde de l’hôpital. En l’espèce, il juge le mode de fonctionnement de l’hôpital défaillant. Selon lui, l’hôpital aurait dû désamorcer l’affaire dès le début en ne défendant pas bec et ongles la thèse de la crise cardiaque, ce qui aurait pu éviter cette autopsie qu’il juge sans intérêt médico-légal.
« C’est un problème de com’ », résume-t-il. « On peut faire passer des trucs énormes avec la com’. Il y a des trucs que les familles peuvent entendre. Et la mère, elle a compris qu’on ne meurt pas du cœur à 33 ans et donc elle dit : “on a tué mon fils” ».
31Dans d’autres cas, les digressions visent à approfondir l’examen pour renouer avec l’enquête afin de formuler oralement des commentaires qui ne figureront pas dans le rapport écrit. Enfin, dans d’autres cas, elles servent à donner à la relation avec les enquêteurs un contenu pédagogique qui, là encore, est totalement absent des autopsies de Sandrine auxquelles nous avons assisté.
32Cette différence entre ces deux médecins peut également s’éclairer à partir des échanges dont le corps autopsié est le support. Pour permettre le bon déroulé d’une autopsie médico-légale, le cadavre doit être dans une certaine mesure objectivé. C’est le sens des étiquettes attachées aux membres des corps permettant de les identifier et de les relier à une procédure judiciaire, ainsi que du déroulé standardisé des autopsies. Pourtant, le traitement du corps mort est soumis à la variété des façons de faire entre ces deux médecins légistes. En effet, Sandrine manifeste vis-à-vis des cadavres une attitude constante, les traitant comme le support d’une pratique objectivante d’explication des causes de décès tout en manifestant un souci pour le défunt lorsqu’elle questionne les enquêteurs sur le devenir de tel cadavre. Ainsi, elle a conclu les deux autopsies en cherchant à savoir si le défunt « a de la famille » et si celle-ci participe à la préparation des obsèques.
33Par contraste, Denis singularise systématiquement les cadavres en faisant peser sur eux des attributs stéréotypés visant à équiper son exploration du corps. Sur les huit autopsies observées en sa présence, sont ainsi intervenus des stéréotypes sur les Juifs, les Arabes, les SDF et les alcooliques. Certains sont liés à une jurisprudence de cas rencontrés en autopsie. Il déclare ainsi que « les familles juives sont réticentes aux autopsies », « les SDF meurent souvent de l’alcool ou suite à des bagarres », ou raconte que face à la défenestration d’une jeune Arabe, « le premier truc auquel [il a] pensé, c’est le frère musulman qui se prend la tête avec sa sœur sur sa manière de s’habiller », ajoutant dans la foulée : « mais bon, c’est une caricature ». D’autres constructions stéréotypées sont davantage ancrées dans la forme du jugement médical. À chaque fois, les propositions faisant intervenir un contexte d’alcool sont le point de départ du raisonnement médico-légal plutôt qu’un point d’arrivée. Dans le cas d’un cadavre dont la peau semble afficher une couleur spécifique, Denis déclare d’emblée : « Il y a pas besoin de l’ouvrir pour savoir de quoi il est mort ». Et d’ajouter : « Si seulement c’était toujours aussi simple ! ». Il déclare par la suite que « chez les alcoolos, la cirrhose c’est la mort naturelle », c’est-à-dire à la fois non criminelle et ordinaire, ce pronostic étant ensuite confirmé et spécifié par l’autopsie, bien loin de l’image de l’autopsie comme protocole standardisé. En affirmant à propos d’un autre cas qu’« elle n’avait pas besoin qu’on la tue pour mourir », Denis révèle la différence entre la condition de victime instituée par la procédure judiciaire et celle d’« alcoolo » maintes fois répétée par le médecin après qu’il a découvert par la bouche des policiers sa forte consommation d’alcool. La chute au sol, la fragilité du corps, l’aspect des organes, et les nombreuses lésions externes qui avaient commandé la qualification d’une procédure en « acte de torture et de barbarie » sont expliqués de manière univoque par l’alcool. Pour aboutir à ce résultat en seulement une heure d’autopsie, le médecin n’a jamais traité la personne comme une éventuelle victime, mais toujours comme un sujet d’addictologie dont les saillances à investiguer en priorité sont celles que le médecin peut mettre en rapport avec le contexte d’alcool, érigé en cause systématique de toutes les défaillances présentées par son corps. En conclusion, Denis a tendance à associer à des attributs ou des activités stéréotypés des causes de mort probables mises à l’épreuve ensuite du diagnostic médico-légal, là où Sandrine laisse davantage ouverte la situation d’expertise.
34Denis se différencie enfin de Sandrine et de ses confrères suivis ailleurs en autopsie par le fait qu’il mobilise en thanatologie des techniques de corps à corps dont on peut faire l’hypothèse qu’elles entretiennent quelques affinités avec les pratiques de médecine d’urgence. Parfois, ces techniques sont mises au service des digressions à visée pédagogique et présentent un caractère invasif pouvant porter atteinte à l’intégrité des corps. De façon récurrente, Denis entre en contact avec le corps plus directement que les autres médecins légistes que nous avons suivis. Il nettoie lui-même certains des cadavres en utilisant une éponge, tantôt de manière délicate pour préserver la peau d’un corps putréfié, tantôt de manière étonnamment vive en utilisant le côté vert des éponges habituellement utilisé pour récurer. Ce genre de digressions s’observe également lorsque, à la suite d’une question anatomique, Denis effectue sur le bras du défunt une petite crevée supplémentaire pour étayer sa réponse. Une autre fois, alors que l’autopsie est terminée, les investigations se relancent sous le registre de la démonstration — à la fois comme technique de preuve et comme volonté de rendre visible. L’officier de police judiciaire demande si le pied est lui aussi cassé du fait de la chute du corps de plusieurs étages. Denis déclare que oui et, pour le prouver, opère une incision et décolle les deux talons pour donner à voir les fractures. C’est en définitive une forme de violence, celle de l’intervention physique, du corps à corps avec le cadavre, à laquelle se livre Denis, comme quand il se saisit du plastron (la phase antérieure du thorax) et exerce sur lui une forte torsion pour mettre à l’épreuve l’idée qu’il n’est pas fracturé.
35La comparaison à l’échelle de deux médecins légistes, mis ici en vis-à-vis, permet de comprendre le lien entre spécialité d’origine et pratique des autopsies. C’est comme urgentiste que Denis traite les corps autopsiés, à la fois dans la manière de les cadrer à partir de stéréotypes forgés aux urgences et dans sa façon de les saisir manuellement dans un corps à corps parfois violent. Quant à Sandrine, le regard attentif qu’elle pose sur les différentes couches du corps apparaît comme étant orienté vers l’horizon du microscope qu’elle a appris à utiliser dans son activité d’anatomo-pathologiste. Son attitude générale vis-à-vis du corps mort et des professionnels présents dans la salle d’autopsie témoigne quant à elle d’un rapport à son travail sans doute dérivé de sa formation en éthique médicale. Ces effets de spécialités sont connus des médecins, y compris des chefs de service qui misent alors sur la pluralité des savoirs issus des spécialités médicales pour organiser le travail dans les IML et les UMJ, lesquels sont parfois conçus autour de ces attributs de spécialités.
36On peut appréhender les carrières des médecins « au double sens de filières d’emplois et de trajectoires socioprofessionnelles » (Becker et Strauss, 1970). Ce faisant, on se donne les moyens de comprendre aussi bien les stratégies individuelles de carrière que les modalités organisationnelles des services de médecine légale qui regroupent des médecins issus de spécialités diverses. Cela place les chefs de service face à l’alternative suivante : organiser une expertise de la violence distribuée parmi tous les médecins légistes, ou bien mettre en œuvre une expertise médicale spécialisée en fonction de l’origine de spécialité des médecins. Les services de médecine légale étudiés se distribuent ainsi entre, d’une part, un modèle de l’expertise judiciaire fondant tous leurs médecins dans le moule du « bon expert », et, d’autre part, un modèle qui règle les activités des uns et des autres en fonction de leur spécialité d’origine.
37Les formes d’ajustement entre spécialités des médecins et organisation des services sont de deux ordres. La première consiste à valoriser une spécialité à partir de laquelle le service est restreint aux seuls médecins détenteurs de ce titre de spécialité, comme l’école de Transilly qui œuvre à la reconnaissance d’un monopole d’exercice des autopsies médico-légales par les anatomo-pathologistes (3.1). La seconde consiste, à l’inverse, à valoriser la diversité des attributs de spécialités des médecins dans un même service pour en faire un principe de division du travail selon la nature des actes médico-légaux (3.2).
- 11 Pour une présentation détaillée de la place de ce segment de la « médecine des morts » au sein du g (...)
38À Transilly, l’anatomo-pathologie est un préalable nécessaire à la réalisation des autopsies, alors que celle-ci s’exerce dans toute la France par des médecins aux spécialités diverses. Il s’agit de l’un des plus grands IML de France, qui constitue une référence connue de tous dans le paysage médico-légal français. On peut y voir une « école », au double sens d’un micromarché professionnel relevant d’un segment particulier de l’expertise médico-légale11 et d’un ensemble de dynamiques externes visant à diffuser ce modèle auprès des confrères (particulièrement de la jeune génération) et des tutelles. L’enjeu est ici de défendre la spécialité anatomo-pathologique pour la médecine légale thanatologique française qui, selon l’expression du Professeur Jean Garillon, premier directeur de l’IML des années 1980 aux années 2000, est un « melting-pot de différentes disciplines qui ne melt qu’à moitié » (extrait d’un courrier du 12 mars 1993 adressé à un confrère belge). Depuis la création du service, les fiches de poste imposent aux prétendants d’avoir été formés à cette discipline par le suivi d’un DES d’anatomo-pathologie. Sinon, les médecins ne seront pas éligibles à l’exercice de l’autopsie et devront se contenter, s’ils veulent exercer à Transilly, de la consultation médico-judiciaire.
39L’activité en salle d’autopsie est configurée par cette vision de la médecine légale qui suppose d’approfondir l’examen macroscopique par l’étude microscopique des tissus. L’enquête de terrain a permis d’objectiver des durées d’autopsies en moyenne deux fois plus longues à Transilly que dans l’autre IML étudié, en raison d’une orientation du travail macroscopique par l’horizon du microscope. Il existe, à Transilly, une façon singulière d’éviscérer les cadavres. L’éviscération désigne les opérations qui consistent à vider le corps de ses organes et à préparer la dissection de chacun d’entre eux, dissection au cours de laquelle des prélèvements sont effectués à fin d’analyse microscopique. L’éviscération en trois blocs, dite technique de Ghon, s’oppose à l’éviscération de Letulle qui s’effectue en un seul bloc. Plus longue, la technique de Ghon permet de respecter les rapports anatomiques pour permettre une dissection soigneuse. « Si jamais on tombe sur une anomalie, l’important est d’avoir un repérage anatomique précis — pour qu’on n’ait pas de difficulté d’interprétation », explique Victor, le chef de service actuel. Selon lui, cette technique est supérieure à d’autres afin de réaliser une dissection « la plus complète possible pour ne pas passer à côté d’une thrombose d’un vaisseau, d’un foyer hémorragique ». Une interne du service explique que cette technique d’autopsie anatomo-pathologique est celle du Professeur Garillon :
« Quand tu es sur table, tu visualises mieux parce que tu as plus de place pour étaler tes organes. C’est plus pratique que quand tu es dans la cavité où tous les organes se superposent.
— Tu me disais qu’à Tégéville, ils ne procèdent pas comme ça. Pourquoi tout le monde ne le fait pas ?
— Parce que certains disent que c’est plus long. Ça te fait éviscérer deux fois. Tu prends tes blocs, et tu dois le redécouper, alors que le couper direct sur le cadavre c’est plus rapide. Après, cette technique, c’est surtout utile dans l’anapath, parce que les médecins légistes qui ne sont pas anapath ne font pas attention quand ils coupent les organes. C’est donc par ta formation que tu apprends différentes techniques. Garillon il était anapath, il était très très pointilleux ».
- 12 Cela rejoint la différence entre clinique et anatomo-pathologie qui, pour Michel Foucault, est une (...)
40Cette façon de procéder, avec ses conséquences en matière de fermeture du marché médico-légal thanatologique, est donc exceptionnelle mais également critiquée par d’autres médecins légistes qui valorisent, à l’inverse, la diversité des attributs de spécialités de leurs collègues, contre les avantages scientifiques de l’anatomo-pathologie. Pour Denis, « l’anapath, c’est une super machine qui tourne à vide ». Il reconnaît un intérêt au raisonnement anatomo-pathologique, mais se montre circonspect quant à son utilité pour l’expertise, pour laquelle cette discipline serait surdimensionnée : « C’est sûr que nous, l’organe on va le couper en quatre, [tandis que] eux, ils vont le couper en seize ». Le corps n’est ni quadrillé, ni découpé de la même façon par ces deux types de médecins12. Pour ce médecin légiste venu des urgences, l’expertise judiciaire demande moins un travail en profondeur dans le corps qu’une capacité à lire des traumatismes, compétence qu’il a acquise et exercée dans un service d’urgence.
« En fait on a une vision qui est beaucoup plus mécanique, plus organiciste, et finalement beaucoup plus pratique que la leur. Je comprends très bien le discours des anapath, d’accord ! Mais c’est une espèce de discours pro domo, ça ne leur sert qu’à eux ! C’est une spécialité qui tourne à vide. Elle est parfaitement utile en soi, mais confier la thanato aux anapath, à mon avis c’est… une erreur ».
41Les anatomo-pathologistes et les urgentistes ne sont pas les seuls spécialistes à revendiquer une légitimité à convertir leur spécialité d’origine en licence pour exercer la médecine légale. Les médecins du travail peuvent mettre en avant leur maîtrise du dispositif de la consultation — dans son déroulé et dans sa finalité dispensatrice des droits. De même, les spécialistes de santé publique présentent leur compétence en droit médical comme une capacité à manier en médecine des notions juridiques et en droit des notions médicales, et, par là même, à s’adapter au contexte judiciaire de l’expertise médicale. D’autres, principalement des médecins généralistes, affirment au contraire qu’il faut tout réapprendre quand on envisage une carrière de médecin légiste, à cause de la nouveauté radicale introduite par le travail avec le droit obligeant à un apprentissage qui ne s’ajuste à aucune spécialité médicale existante. Les formes de spécialisation en médecine légale doivent enfin être saisies du point de vue de services de médecine légale qui, pour digérer les spécialités de leurs médecins, peuvent mettre en place une division du travail d’expertise.
42Les liens entre parcours et organisations n’opèrent pas uniquement au niveau des politiques de recrutement des services visant à n’accueillir en leur sein que des médecins légistes socialisés à un certain segment professionnel de la médecine légale articulant à une vision de la discipline un « acte professionnel caractéristique » (Bucher et Strauss, 1992). Ainsi, certains services sont conçus pour réaliser l’appariement entre des types d’activités et les spécialités des médecins. Ici, la spécialisation porte alors sur un type spécifique d’actes comme, par exemple, les consultations de victimes d’agression sexuelle, celles des victimes d’accident de la voie publique, les autopsies a priori criminelles, les autopsies pédiatriques, etc. Les spécialités des médecins sont alors des ressources pour les services, permettant aux médecins d’articuler leur formation de spécialité et leur activité d’expertise. En tant que spécialistes des enfants, les pédiatres devenus légistes peuvent se spécialiser dans les autopsies pédiatriques et/ou dans les consultations de victimes mineures. Les spécialisations des médecins dans un certain type d’actes n’ont toutefois pas toujours à voir avec la logique des spécialités médicales. Elles peuvent reposer sur une vision essentialisée des relations médecins/victimes. Ainsi, il est souvent avancé qu’il est préférable que les consultations de victimes d’agression sexuelle soient prises en charge par des femmes.
43Ce genre de division du travail médical est d’autant plus affiné que l’activité du service, et donc le nombre de médecins y exerçant, sont importants. Dans une des grandes UMJ étudiées, la spécialisation de l’activité de consultation s’opère autour de critères multiples. Celle-ci attire et recrute des médecins aux spécialités variées. Ainsi, la conjonction d’une grande quantité de consultations et la diversité des spécialités des médecins a permis à sa responsable de travailler à une spécialisation des consultations :
« J’ai un ORL [oto-rhino-laryngologue], un orthopédiste, un gynéco obstétricien. […] L’orthopédiste a une consultation “accident de la voie publique” que je lui ai faite. Les gros traumatismes avec les gros dossiers, les radios dans tous les sens, c’est pour lui. J’ai un médecin qui s’occupe de la douleur et de la gériatrie. Et bah il a les vieux ! […] Et quand nos gynécos sont là et qu’il y a un viol, c’est pour eux. On ne va pas empiéter sur leur truc » (Cécile, praticienne hospitalière et responsable du service).
44Les médecins de cette UMJ se spécialisent dans un certain type d’actes correspondant à leur spécialité d’origine. Claude, par exemple, est un chirurgien orthopédique, expert depuis 1979 et professeur renommé en la matière. Expert national auprès de la Cour de cassation depuis 2013 et à la retraite depuis 2014, il est depuis lors praticien attaché dans le service. Sa spécialité d’origine est directement mobilisée dans les actes médico-judiciaires qu’il conduit au sein de la consultation d’« accident de la voie publique » évoquée par Cécile dans l’extrait ci-dessus. Trois autres médecins pédiatres sont principalement affectés aux consultations de mineurs.
45Ici, les attributs de spécialités forgés par les médecins les conduisent à une spécialisation supplémentaire dans un type particulier d’actes. En définitive, cette possibilité d’associer à la variété des situations d’expertise la diversité des spécialités d’origine dépend du volume d’activité et du nombre de médecins que compte un service. Plus le service est grand, plus un médecin légiste aura la possibilité de spécialiser son expertise dans des domaines en rapport avec sa formation initiale. À l’inverse, dans la plupart des services hospitaliers de médecine légale, on attend de chaque médecin recruté qu’il puisse effectuer n’importe quel type d’acte. C’est au fond la tension constitutive de la médecine légale, entre expertise et spécialité, qui est diversement résolue par les organisations.
46Les médecins légistes se différencient selon la façon dont ils ont opéré leur sur-spécialisation en médecine légale, entre ceux ayant totalement accompli une « conversion identitaire » (Hughes, 1996) du spécialiste à l’expert, et ceux qui investissent en médecine légale des savoirs et des savoir-faire issus de leur formation de spécialité, pour lesquels se joue plutôt une forme de « recomposition identitaire » plus limitée. Les différences observées s’inscrivent moins dans la spécialité d’origine que dans le fait d’activer plus ou moins dans l’expertise les savoirs et les savoir-faire acquis lors de la formation médicale et qualifiés ici d’« attributs de spécialités ». C’est pourquoi, pour explorer ce modèle de l’inertie de la spécialité, nous avons investi ensemble les observations des pratiques et les récits des trajectoires professionnelles, tout en suggérant des interactions avec d’autres facteurs explicatifs (genre, statut, génération, rapport au droit), dont l’analyse dépasse le cadre de cet article. Les spécialités médicales ont des effets reconnus par les acteurs, et elles font alors l’objet de diverses solutions organisationnelles visant à assurer un appariement entre les spécialités des médecins et les expertises qu’ils conduisent. En définitive, en décrivant la force d’inertie exercée par la spécialité médicale dans l’exercice de l’expertise, cet article a cherché à analyser une pratique tendue entre différents cadres mobilisés en situation, et, au-delà, à étudier de façon dynamique la socialisation médicale, les organisations hospitalières et les pratiques des experts.
47En 2011, une réforme a fait entrer la médecine légale à l’hôpital en généralisant les services hospitaliers de médecine légale. La mise en œuvre de ce schéma directeur a participé à la professionnalisation des médecins légistes. Mais elle n’a pas pour autant tranché la question de savoir si les légistes sont des experts ou des spécialistes, en ce sens que les services sont libres d’investir plus ou moins les attributs de spécialités de leurs médecins pour organiser leur activité. En revanche, la réforme des études médicales, qui est entrée en vigueur en octobre 2017, poursuit ce mouvement de professionnalisation vers la voie de la spécialisation. Cette réforme, en effet, crée un DES en « médecine légale et expertise médicale » et institue ainsi une spécialité en médecine légale. C’est tout le système d’articulation entre spécialité et expertise qui est alors renversé. Après avoir construit les parcours de médecins légistes sur l’idée que des détenteurs de titres de spécialités diversifiés se sur-spécialisent en médecine légale, on se dirige vers un modèle où des médecins légistes de spécialité auront probablement à se sur-spécialiser dans des domaines variés de la médecine pour acquérir une compétence nécessaire aux spécificités des corps violentés qu’ils auront à prendre en charge. C’est en tout cas ce que pensent certains spécialistes critiques de cette réforme.
48Les pédiatres légistes, par exemple, s’organisent déjà pour que les titulaires d’un DES de pédiatrie conservent un mandat pour exercer des expertises médico-légales sur mineurs (Juston, à paraître). Ceux-ci s’opposent à ce que la prise en charge des victimes mineures soit rabattue sur le seul plan des expertises, alors qu’elle nécessite des soins et du dépistage. Au-delà, un parti pris pédiatrique est fréquemment mobilisé par ces légistes qui reprochent aux réquisitions de fermer les opérations médico-légales sur les actes de constat, là où leur expertise est aussi celle de pédiatres spécialistes des enfants, sensibilisés aux questions liées à leur développement. La nouvelle Société française de pédiatrie médico-légale, créée le 1er janvier 2017, défend ainsi « une alliance indispensable entre ces deux pratiques ou spécialités pour les mineurs victimes »13. Il n’est pas exclu que, dans un avenir proche, d’autres spécialistes organisent une forme de résistance vis-à-vis de ce mouvement de spécialisation de la médecine légale en affirmant la nécessité de conjuguer une formation de spécialité en médecine avec l’exercice de l’expertise médico-légale, et en proposant in fine des alternatives aux initiatives actuelles pour résoudre la tension entre spécialité et expertise.