Pascal Martin, Les métamorphoses de l’assurance maladie. Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres
Pascal Martin, Les métamorphoses de l’assurance maladie. Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016, 244 p.
Texte intégral
1Issu d’une thèse soutenue à l’EHESS, l’ouvrage de Pascal Martin porte sur les transformations de l’assurance maladie depuis la fin des années 1990. L’auteur s’intéresse en particulier à la réforme de la couverture maladie universelle (CMU) et de l’aide médicale d’État (AME). Sa recherche s’appuie pour l’essentiel sur des données ethnographiques, collectées au long cours dans différents centres d’une caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) — observations détaillées du travail et des interactions au guichet, entretiens avec des agents, analyse de situations vécues par l’auteur en sa qualité de salarié de l’institution — et judicieusement complétées par l’analyse de sources écrites et de travaux historiques qui permettent de les situer dans le temps long des politiques sociales. La perspective théorique s’ancre dans les travaux sur la société salariale (Robert Castel), les logiques du champ bureaucratique (Pierre Bourdieu) et la gouvernementalité (Michel Foucault), tout en tirant parti de travaux plus récents sur les relations au guichet et la modernisation de l’État.
2Le livre est organisé en cinq chapitres. Dans une perspective socio-historique, le premier retrace l’articulation de deux logiques antagonistes : l’assistance aux pauvres, dans la filiation des œuvres de charité, et la logique d’assurance universelle, obligatoire et solidaire qui s’impose avec la constitution de la société salariale et trouve sa consécration dans la sécurité sociale après 1945, remise en cause progressivement depuis le milieu des années 1970 au nom de la maîtrise des dépenses. Le deuxième chapitre offre un premier éclairage sur la conversion managériale de l’institution qui en résulte dans les années 2000, à travers l’évolution des formations par lesquelles passent les différents agents. Le troisième chapitre analyse la démarche de rationalisation engagée par l’institution à l’échelle d’une CPAM exemplaire en région parisienne : regroupements de centres, mise en concurrence par des indicateurs de temps d’attente, réforme de l’accueil et contrôle accru du travail. Le quatrième chapitre décrit la réforme de la CMU/AME dans ses évolutions successives, justifiées par la « croisade morale » contre la fraude (p. 169), qui contribue à transformer un nombre croissant d’assurés sociaux en bénéficiaires de l’assistance. Le cinquième et dernier chapitre détaille le « nouveau gouvernement des pauvres » qui en résulte, les destinataires de l’action sociale étant désormais hiérarchisés entre « bons pauvres » (assurés sociaux méritant un traitement convenable) et « mauvais pauvres » (assistés toujours plus nombreux sur lesquels pèse le soupçon de la fraude, et qu’il s’agit de rééduquer).
3Le grand intérêt de ce livre est qu’il montre de manière très convaincante comment un dispositif pourtant initialement pensé dans une logique d’extension de la couverture maladie s’est progressivement transformé en vecteur favorable au retour en force d’une logique assistantielle individualisante et moralisatrice qui a pris une place considérable dans les pratiques de l’Assurance maladie. Cette métamorphose trouve ses conditions de possibilité dans la conversion managériale de l’institution, justifiée politiquement par la nécessité de pérenniser l’État social dans un contexte socio-économique dégradé, déclinée localement dans un nouveau dispositif d’accueil des usagers pensé pour faire disparaître les files d’attente. Il est rare de voir un travail documenter aussi finement les effets distribués de ce type de dynamique. La mise en concurrence autour des nouvelles normes de performance affecte les relations de travail, en limitant le rôle des cadres intermédiaires à une fonction de contrôle, en favorisant une logique du « chacun pour soi », en opérant un découplage entre la qualité du service rendu au sens des agents et les critères d’évaluation quantitatifs à l’aune desquels ils sont évalués. Mais elle a surtout des effets majeurs sur la situation des usagers, qui font l’objet d’un traitement à géométrie variable. La primauté donnée à la lutte contre la fraude et le pouvoir discrétionnaire qu’exercent les agents ont pour conséquence d’allonger considérablement et d’invisibiliser le temps d’accès aux droits pour les plus en difficulté.
4Ce livre soulève aussi quelques points de discussion. D’une part, il décrit une dynamique verticale de mise sous pression particulièrement puissante et inexorable. Les directeurs doivent obéir aux politiques de réduction des dépenses « et marcher au pas » (p. 80) ; il est attendu des cadres qu’ils soient « à la solde » de la direction (p. 144) ; quant aux agents, ils « se voient ôter toute autonomie dans leur activité professionnelle » (p. 236). Une telle « soumission » des acteurs au modèle managérial (p. 70) ne va pourtant pas de soi. Pour l’expliquer, l’auteur semble accorder une place primordiale à la socialisation lors des formations, qu’il traite comme un dispositif de « programmation » des acteurs (p. 65). Les futurs directeurs, « soumis à un principe d’évaluation permanente » au cours de leur socialisation à l’École nationale supérieure de sécurité sociale (EN3S), en sortiront « en ayant intériorisé son importance symbolique sans s’interroger sur sa pertinence » (p. 76). Au-delà de la contrainte et de la socialisation, peu d’intérêt est accordé aux motifs d’adhésion qui apparaissent au fil de la lecture mais passent au second plan. D’autre part, on ne comprend pas complètement en quoi le dispositif managérial « recèle de quoi écarter toute résistance » (p. 144). En effet, le livre fait peu de cas des résistances à cette conversion managériale. Les opposants politiques, institutionnels ou associatifs à la croisade morale contre la fraude n’apparaissent pas véritablement. Le positionnement des organisations syndicales n’est pas traité directement, alors même qu’il est fait plusieurs mentions de leur opposition. Lorsque les agents « trichent » en désactivant le logiciel Sirius qui comptabilise le temps d’accueil (p. 129), est-ce toujours avec le consentement tacite de la hiérarchie ? Comment comprendre que personne ne s’empare véritablement des usages « détournés » dudit logiciel (p. 131) ?
5En conclusion, cet ouvrage apporte une contribution importante non seulement aux travaux qui traitent des transformations des politiques sociales mais aussi, plus largement, à la littérature qui décrit les entreprises de rationalisation des institutions étatiques et leurs effets. À cet égard, ce n’est pas le moindre de ses mérites que de donner à voir les situations kafkaïennes vécues par des usagers tout en analysant l’enchaînement complexe de décisions politiques, de logiques institutionnelles et de comportements individuels qui y conduisent.
Pour citer cet article
Référence électronique
Hugo Bertillot, « Pascal Martin, Les métamorphoses de l’assurance maladie. Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 60 - n° 1 | Janvier-Mars 2018, mis en ligne le 23 février 2018, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/1670 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.1670
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