Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social
Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Le Seuil, Paris, 2017, 320 p.
Full text
1Comment les « perceptions » de la société qu’ont les enfants se forment-elles ? Telle est la question à laquelle Wilfried Lignier (Centre Européen de Sociologie et de Science Politique, Paris) et Julie Pagis (Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux, Paris), tous deux chargés de recherche au CNRS, tentent de répondre dans cet ouvrage. Dans cette recherche, les auteurs s’intéressent au « sens », à la « pratique », pour reprendre un vocabulaire bourdieusien largement mobilisé dans ce livre, d’élaboration de « l’ordre social » des enfants, plutôt qu’à l’ordre social enfantin lui-même.
2Après avoir posé le cadre général de l’ouvrage en introduction, les chercheurs ont organisé leur démonstration en quatre chapitres. Le premier décrit les « cadres sociaux et les supports [des] perceptions [des enfants], en insistant sur le fait qu’[ils] sont d’emblée inéga[ux], ce qui veut dire que l’élaboration d’un point de vue précoce sur l’ordre social est elle-même ordonnée » (p. 21). S’ensuit un deuxième chapitre sur la perception enfantine des métiers, puis un troisième sur la vision qu’ont les enfants de leurs amitiés et inimitiés. Le quatrième chapitre est consacré aux schèmes enfantins de compréhension de la politique, avant une conclusion qui montre en quoi cette recherche s’inscrit dans le champ des travaux sur la prime socialisation.
3Les auteurs adoptent un positionnement sociologique concernant l’enfance, à rebours des théories psychologiques du développement. Tout au long de leur démonstration, l’emphase est mise sur les effets de l’inscription sociale et du parcours de vie sur les perceptions enfantines plutôt que sur une évolution naturelle, biologique, de l’être humain. L’âge est perçu comme étant avant tout un indicateur de cumul d’expériences sociales, celles-ci étant fortement conditionnées socialement. Âge, origine sociale, migratoire et genre s’entrecroisent, et la position sociale qui en découle marque la perception qu’a chaque enfant de l’ordre du monde. Plus précisément, l’ambition de cet ouvrage est « de relever l’un des défis importants que pose la théorie bourdieusienne de l’habitus, à savoir la question de la façon précise qu’a le passif de devenir actif » (p. 303).
- 1 Le système scolaire français est organisé en différents cycles : maternel, élémentaire, secondaire (...)
4C’est en « [s]’inspirant de la psychologie culturelle [que les sociologues peuvent] s’attacher aux formes les plus ordinaires du langage […] plutôt qu’à ses dimensions plus abstraites » (p. 304-305) et ainsi mettre au jour comment les enfants perçoivent le monde. Entre 2010 et 2012 ils ont, en binôme, récolté différents types de matériaux auprès d’enfants dans deux écoles élémentaires parisiennes, l’une d’elles ayant un projet pédagogique alternatif. Les enquêtés sont issus de familles urbaines des catégories populaires stabilisées ou du pôle culturel et public des catégories moyennes et supérieures, et plutôt à « gauche » de l’échiquier politique, notamment dans la seconde école, ce qui a pu avoir des effets sur les résultats obtenus. Dans ces écoles, le suivi a porté sur les élèves de CP et CM1 lors de la première année d’enquête, en CE1 et CM2 au cours de la deuxième, soit 104 élèves1. La première année, les chercheurs ont organisé et animé un « jeu des métiers » avec des groupes d’enfants, avant de réaliser des entretiens avec des binômes d’enfants sur les thèmes des amitiés et inimitiés et des métiers. La deuxième année, un questionnaire a été passé à destination de l’ensemble des élèves des écoles, permettant notamment de récolter des variables sociodémographiques, et d’obtenir des informations complémentaires concernant les thématiques abordées en entretien. Puis les entretiens entre chercheurs et binômes d’enfants ont été répétés sur le thème de la politique.
5L’un des apports majeurs de cet ouvrage tient à la richesse de l’exploitation de ces données et au caractère collectif des temps d’échange. Cette méthode d’enquête a en effet permis de relever l’« importance du mimétisme entre enfants, ou plutôt de la circulation et de la reprise des mots des autres, dans la fabrique des classements » (p. 94). Souvent considérées comme une forme de cuisine interne du chercheur qui n’est pas suffisamment digne d’intérêt, les analyses des conditions du terrain, et notamment de la relation d’enquête, donnent pourtant à voir le social lui-même. Les développements conséquents du premier chapitre concernant l’aisance des enfants par rapport à l’exercice, socialement situé du côté des classes sociales favorisées, qui leur est demandé, permettent par exemple de mettre au jour l’influence de l’origine sociale sur la perception de l’ordre social. On ne peut alors s’empêcher de s’interroger sur l’effet d’autres caractéristiques des chercheurs sur la relation d’enquête, telles que leur âge (mentionné brièvement dans l’ouvrage), leur genre ou encore leurs éventuelles origines migratoires. Un autre exemple de l’intérêt pour le chercheur de mettre à nu son matériau est l’étude de l’interprétation enfantine de la distinction entre « gauche » et « droite » dans le champ politique. Les auteurs découvrent que leur question est comprise par certains sous le prisme de la latéralité du corps (être gaucher / droitier). Plutôt que d’en conclure qu’elle est inadaptée, les chercheurs démontrent que cette compréhension est ancrée socialement parmi les enfants les moins dotés en capitaux permettant d’analyser le monde politique (les plus jeunes, les membres des catégories populaires, les enfants ayant le moins accès à l’information politique, échangeant le moins avec leurs parents sur le sujet, etc.).
6À partir de ce matériau, W. Lignier et J. Pagis avancent la thèse suivante : la perception qu’ont les enfants du monde social est issue de la répétition de celles de leurs proches (ici les parents, les pairs et les enseignants), mais surtout du « recyclage » qu’ils font de leurs expériences et de schèmes d’interprétation du monde déjà connus. Parmi eux, différents « registres » sont mis en avant : les goûts et dégoûts (salubrité, saleté, sexualité), l’esthétique (beau, moche), se référant au cadre d’évaluation scolaire, ou encore aux normes de genre. Ces registres, d’après les chercheurs, trouvent leurs origines respectives dans le cadre domestique, scolaire et les relations entre pairs. Si cette analyse, particulièrement riche et circonstanciée, est séduisante et convaincante, il appartiendra aux recherches futures, par un travail d’enquête ethnographique systématique sur le long cours, de confirmer dans quels mondes sociaux les différents registres apparaissent. Il semble en effet particulièrement difficile d’identifier les sources de chacun des registres dans les cas où les normes sociales des différentes sphères sont convergentes, dans un contexte où le monde social des enfants ne se limite pas — et les auteurs ne manquent pas de le souligner — à la famille nucléaire, à l’école et aux camarades de classe : quid de l’accueil formel du jeune enfant (accueil en crèches ou encore par des assistantes maternelles), de la famille élargie, du périscolaire et de l’accès aux loisirs, etc. ?
7Ces registres conduisent à un certain ordre social, racial et genré. On voit comment ce triptyque est essentiel à la compréhension du monde social qui nous entoure, parce qu’influençant les perceptions enfantines qui elles-mêmes ont des effets sur celui d’aujourd’hui (amitiés, inimitiés) et de demain (orientation professionnelle par exemple). Si les chercheurs disent prendre en compte l’« origine migratoire », ce sont les descendants de migrants récents venus d’Afrique et d’Asie issus des catégories populaires qui sont concernés. Cette forte superposition des dominations sociale et « raciale » a des effets sur les conclusions de l’enquête. Les migrations européennes ne sont par exemple pas étudiées quand il est question des réseaux amicaux des enfants. L’absence d’écart selon l’origine française ou européenne vient donc de l’absence de prise en compte de cet indicateur. À l’avenir, il serait tout à fait pertinent de creuser cet axe d’analyse, et l’entrecroisement entre origine sociale, parcours migratoire (dans sa pluralité) et genre.
8Ainsi, cet ouvrage atteint parfaitement son objectif premier qui est d’éclairer l’approche bourdieusienne de l’habitus en divulguant des éléments jusque-là inconnus de la manière dont les enfants perçoivent l’ordre social. Il dévoile des prémices de phénomènes déjà observés chez les adolescents et les adultes (en termes de perceptions politiques, de rapport aux médias, etc.) et est une invitation à de futures recherches combinant analyses de discours et observations ethnographiques des mondes sociaux et de leurs perceptions.
Notes
1 Le système scolaire français est organisé en différents cycles : maternel, élémentaire, secondaire et universitaire. À partir de l’âge de 6 ans, les enfants intègrent l’école élémentaire pour une durée de cinq ans. Ce cycle est organisé en cinq niveaux : le cours préparatoire (CP) suivi des cours élémentaires première année (CE1) et deuxième année (CE2), du cours moyen première année (CM1) et enfin du cours moyen deuxième année (CM2).
Top of pageReferences
Electronic reference
Anne Unterreiner, “Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social”, Sociologie du travail [Online], Vol. 61 - n° 1 | Janvier-Mars 2019, Online since 07 March 2019, connection on 09 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/14501; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.14501
Top of pageCopyright
The text only may be used under licence CC BY-NC-ND 4.0. All other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.
Top of page