Marie Buscatto, Mary Leontsini et Delphine Naudier (dir.), Du genre dans la critique d’art / Gender in Art Criticism
Marie Buscatto, Mary Leontsini et Delphine Naudier (dir.), Du genre dans la critique d’art / Gender in Art Criticism, Éditions des archives contemporaines, Paris, 2017, 216 p.
Texte intégral
1Fruit d’un travail mené dans le cadre d’un Programme de coopération scientifique financé par le CNRS, cet ouvrage collectif codirigé par Marie Buscatto, Mary Leontsini et Delphine Naudier rassemble douze contributions individuelles. Son ambition est « de mieux saisir, preuves à l’appui, comment la critique d’art participe à construire, de manière souvent inconsciente, des évaluations différenciées et hiérarchisées des œuvres des femmes et des hommes (et donc de la valeur des femmes et des hommes artistes) » (p. iii). Les chapitres qui le composent, d’une douzaine de pages chacun, dont six sont rédigés en français et six en anglais, sont regroupés autour de quatre thématiques : le genre des critiques d’art, les modes genrés de réception critique, le genre à l’œuvre dans les critiques d’art et les réceptions genrées par les lecteurs et les lectrices.
2Les questions soulevées par l’ouvrage sont nombreuses : quelle est la part des femmes dans la critique artistique ? Les femmes critiques critiquent-elles différemment des hommes critiques ? Les femmes critiques critiquent-elles davantage les femmes artistes ? Quelle est la part des artistes féminines critiquées dans la presse ? Comment les publics (selon leur genre) perçoivent-ils les œuvres d’artistes en fonction de leur genre ? Et surtout : les artistes féminines sont-elles critiquées de manière similaire à leurs homologues masculins ?
3Chacun des chapitres s’attelle à répondre à ces questions en prenant un cas d’étude empirique précis dans un sous-champ artistique de la musique (jazz, musique pop, musique populaire grecque, rap), de la littérature (romans roses, romans policiers, prix Goncourt), de la danse (contemporaine) et des arts visuels (contemporains) et dans un contexte géographique donné (pour l’essentiel en France et en Grèce, certains textes portant toutefois sur l’Allemagne et sur Israël). Un chapitre adopte une perspective de comparaison internationale en analysant les sections littéraires et artistiques de six journaux durant douze semaines. Les supports de critique retenus sont la presse et les clubs de lecture. Les objets d’étude des différents auteurs et autrices sont variés (les critiques d’art, leurs productions critiques, la réception des lecteurs et lectrices, etc.), ainsi que les méthodes par lesquels ils et elles les saisissent (comptages, analyse de contenu textuel, entretiens, observations).
4La mise en évidence chiffrée de la sous-représentation des femmes critiques, des femmes artistes dont les œuvres sont critiquées et de la valence moins positive des critiques adressées aux femmes artistes est un point commun aux différents cas d’étude. L’ouvrage objective la persistance d’un traitement différent des femmes en raison de leur sexe, quand bien même il n’existe plus de barrières légales à leur accès aux carrières d’artistes et de critiques. Comme l’indique Christine Détrez dans la postface, il s’agit de « compter pour que les femmes comptent » (p. 181).
5Différents ratios sont mobilisés pour mesurer la sous-représentation des femmes artistes dans la critique : le ratio de femmes artistes dans un domaine donné (et son évolution au cours du temps), le ratio de femmes critiques dans ce même domaine et la proportion d’œuvres féminines critiquées par les femmes critiques relativement à la proportion d’œuvres féminines critiquées par les hommes critiques. Malgré la taille modeste des échantillons et l’hétérogénéité des indicateurs mobilisés, le constat général est sans appel : si, progressivement, la critique d’art s’est féminisée (de même que les professions artistiques), et si, en général, les femmes critiques tendent à davantage parler des artistes femmes que ne le font les hommes critiques (comme le montre Reguina Hatzipetrou-Andronikou dans son chapitre sur la critique de musique populaire grecque), il reste que la proportion de femmes artistes dont le travail fait l’objet de critiques dans les médias est la plupart du temps inférieure à la part des femmes parmi les artistes du domaine. L’effet de la féminisation de la critique sur la représentation des femmes artistes dans les médias reste limité (Lori Saint-Martin sur les critiques littéraires) et la place subalterne des femmes artistes, quoique décroissante dans le temps, perdure (voir par exemple Graciela Trajtenberg sur la critique d’arts visuels en Israël).
6Si « les femmes artistes réussissent toujours moins bien que les hommes artistes à entrer, à se maintenir et à se voir reconnues comme artistes » (p. ii), leur présence croissante dans les recensions critiques n’est pas garante d’un accès à une égalité de traitement par la critique. Mesurer le jugement dépréciatif porté par la critique sur les œuvres féminines en raison de la féminité des artistes s’avère délicat. La plupart des études optent pour une analyse des productions textuelles — le vocabulaire employé et la manière dont est mobilisé le genre de l’artiste — et certaines, à l’image de l’étude des rubriques de critique littéraire de journaux de cinq pays par Lori Saint-Martin, mobilisent aussi judicieusement des indicateurs comme le ratio de Unes, d’articles longs, de photographies ou d’interviews individuelles consacrés aux femmes. Les résultats des différents chapitres sont congruents. Les critiques, même lorsqu’elles émanent de femmes, tendent à traiter différemment les artistes femmes et les artistes hommes, comme le montrent par exemple Delphine Naudier dans le cadre de la réception critique du roman primé au Goncourt de Paule Constant, ainsi que le chapitre de Reguina Hatzipetrou-Andronikou. Les femmes artistes, dont les œuvres sont davantage que celles des hommes artistes rapportées à leur genre, voient leur travail minoré et déprécié en raison de leur genre. Autrement dit, y sont lues des caractéristiques « féminines » socialement moins valorisées que les caractéristiques « masculines » des œuvres d’hommes, celles-ci étant considérées comme la norme et donc davantage tues ou, lorsqu’elles sont mentionnées, valorisées. Ce mécanisme est bien mis en évidence dans le travail de Karim Hammou sur la réception critique des chanteurs Booba et Diam’s. Ce faisant, les critiques convertissent des différences de sexe en hiérarchie, comme le montrent Hélène Marquié et Daphne Mourelou dans le cas de la danse contemporaine et Mary Leontsini dans le cas de la littérature rose. Les mêmes constats d’effectivité de stéréotypes genrés dans l’appréciation artistique peuvent être dressés du côté des critiques amateurs que sont les lecteurs et lectrices participant à des cercles de lecture (voir les contributions de Vinciane Albenga et de Danai Tselenti).
7Comment expliquer ces états de fait ? Le postulat du livre, selon lequel les intermédiaires culturels participent à la « construction sexuée de la valeur des œuvres », est bien étayé par la richesse empirique des différents cas d’étude. Les deux premiers chapitres, celui d’André Doehring sur les magazines allemands de musique pop et celui de Marie Buscatto sur les trajectoires des femmes critiques de jazz en France, sont ceux qui explicitent le plus les mécanismes sociaux producteurs des inégalités constatées. Ils questionnent de manière stimulante le rôle du champ de la critique lui-même, celui de l’environnement économique des titres, de leur ligne éditoriale, et l’importance des interactions entre champ de la critique et champ artistique pour comprendre la constitution des dispositions esthétiques des critiques musicaux et l’inégale représentation des femmes et des hommes qui en découle. Esquissée dans la contribution de Graciela Trajtenberg, la question de l’articulation entre différents dispositifs de consécration (galeries, musées, critique dans le cas de l’art contemporain) qui sont autant de filtres successifs pour l’accès à la reconnaissance des artistes, et en particulier des femmes artistes, est une piste particulièrement stimulante. En revanche, on peut regretter que les mécanismes sociaux permettant de rendre compte du maintien de la sous-représentation des artistes femmes critiquées et de la production de catégorisations esthétiques minorant les caractéristiques dites féminines prêtées aux productions de femmes artistes (immaturité, domesticité, petitesse, sentimentalité, artisanat…) soient moins systématiquement investigués dans les autres chapitres, peut-être en raison de la faible mobilisation de la parole directe des critiques et artistes eux-mêmes.
8Les enjeux d’égalité d’accès, de représentation et de traitement des femmes artistes, de revalorisation symbolique des caractéristiques traditionnellement attribuées aux femmes et de lecture non-genrée des productions artistiques féminines forment un implicite de la plupart des chapitres. Certaines contributions, et en particulier la postface de Christine Détrez, vont plus loin en questionnant les conséquences sociales des différentes formes de traitement des œuvres féminines par la critique. L’idéal de ne plus lire les œuvres féminines au prisme du genre de leur autrice revient à éluder la dimension politique du genre et à appliquer les critères d’excellence tacitement masculins aux œuvres féminines. Ce constat aboutit à la proposition audacieuse, dans une visée de dé-hiérarchisation des genres, de repenser le canon, autrement dit les critères d’excellence artistiques eux-mêmes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sidonie Naulin, « Marie Buscatto, Mary Leontsini et Delphine Naudier (dir.), Du genre dans la critique d’art / Gender in Art Criticism », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61 - n° 1 | Janvier-Mars 2019, mis en ligne le 07 mars 2019, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/14467 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.14467
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