Pascal Marichalar, Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales
Pascal Marichalar, Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales, La Découverte, Paris, 2017, 256 p.
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1Comment expliquer que la mise en danger des salariés survive à la découverte que le travail tue ? Dans le cas des pathologies professionnelles mortelles observées chez les verriers de Givors, ce processus d’accommodement au danger concerne aussi bien la direction de la verrerie, responsable de la santé de ses salariés, que les acteurs judiciaires saisis pour juger ces affaires. De manière plus singulière, le rapport ambivalent au danger concerne également les verriers eux-mêmes, qui s’engagent dans la dénonciation d’une institution qu’ils ont par ailleurs ardemment défendue lorsqu’elle était en danger, et dont ils ont tiré des ressources économiques et symboliques. À partir d’une analyse de cette mobilisation pour la reconnaissance de maladies professionnelles, l’ouvrage de Pascal Marichalar explore la tension entre la défense de l’emploi et la préservation de la santé d’une part et, d’autre part, entre la science qui met au jour l’origine professionnelle des pathologies et le droit qui échoue à en tirer des conséquences en matière d’attribution des responsabilités. Cet ouvrage offre ainsi une analyse du parcours des verriers au sein de dispositifs de réparation, et, au-delà, des processus sociaux, scientifiques et juridiques qui conduisent à « s’accommoder de ce qui est normalement considéré comme un crime » (p. 19).
2Le livre restitue une série d’enquêtes emboîtées les unes dans les autres. Celle des professionnels du droit et des experts saisis par la résolution de ce « crime de masse » (p. 19). Celles, ensuite, des verriers eux-mêmes qui, au sein d’une association, collectent et connectent des données afin d’argumenter l’origine professionnelle de leurs maladies. Celle, enfin, du sociologue-historien qui fait le récit de cette dernière enquête. Pascal Marichalar propose alors une « enquête sur une enquête » (p. 16), menée au fil du dispositif de reconnaissance des maladies professionnelles et, secondairement, dans d’autres arènes chargées d’examiner les demandes des verriers. Sa posture est solidement ancrée du côté des verriers et le chercheur apparaît ainsi comme un expert de partie, espérant « produire des résultats qui à la fois apporteront aux sciences sociales et serviront les intérêts de l’association » (p. 12).
3Le premier chapitre relate l’histoire de la verrerie jusqu’à sa fermeture, résultat d’une opération financière contre laquelle les verriers s’étaient mobilisés. De cette expérience, ils ont acquis un capital militant qu’ils ont pu réinvestir au moment de s’engager pour la reconnaissance de leurs maladies professionnelles. Le chapitre 2 présente une première enquête par questionnaires analysée à travers le cadre de l’épidémiologie populaire qui permet d’en saisir les spécificités par rapport à d’autres formes de savoirs plus spécialisés. Les explications sociales y sont privilégiées et les savoirs produits ont vocation à être publicisés. Le chapitre 3 lie l’histoire des verreries et les parcours personnels et professionnels des verriers. L’auteur y retrace les opérations concrètes constitutives du travail d’expertise de Laurent Gonon, imprimeur, militant et « compagnon de route des verriers » (p. 46). Les mécanismes d’administration de la preuve sont restitués avec précision à travers la place centrale laissée aux conditions réelles de travail. Par exemple, la prise en compte de la température élevée de la verrerie permet de remettre en cause la thèse de non dangerosité des produits avancée par la direction.
4Après l’enquête sur le plan du savoir, vient la quête de justice. Les chapitres suivants font pénétrer le lecteur dans d’autres scènes au sein desquelles se déplie le dispositif de reconnaissance des maladies professionnelles. Ces différentes séquences sont traversées par une tension générale entre, d’une part, l’enquête des verriers marquée par une logique testimoniale et probabiliste et, d’autre part, la logique judiciaire tournée vers la recherche d’un lien de causalité entre conditions de travail et troubles de la santé des verriers. Les verriers peinent ainsi à trouver des appuis à leurs doléances dans la profession médicale, pour des raisons qui tiennent à la fois à la distance sociale entre médecins et ouvriers et au dispositif d’expertise médicale qui fonde son objectivité sur la « médecine des preuves ». De même, face à la procédure de reconnaissance des maladies professionnelles, l’association ne parvient pas à se positionner comme collectif, dans la mesure où ce dispositif est construit pour ne traiter que de cas individuels. Enfin, l’argument probabiliste qui sous-tend l’enquête des verriers ne répond pas à la visée judiciaire de démontrer un lien « essentiel et direct » entre le travail et les affections des verriers (chapitre 4). Ces derniers recourent alors à une « contre-expertise » (chapitre 5) reposant sur la recherche de traces d’exposition à des facteurs de risques à partir du récit des conditions de travail. Le succès de cette méthode, dite du curriculum laboris, tient dans la crédibilité que lui confère le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine Saint-Denis (Giscop93) dont les experts travaillent à traduire les récits des professionnels en indices d’exposition. Mais la contradiction entre la science des verriers et le droit des juges demeure trop forte (chapitre 6) et le détour par les épistémologies de ces deux modes de véridictions permet d’expliquer la décision judiciaire défavorable aux verriers. C’est finalement l’arène prud’homale (chapitre 7) qui apparaît comme la mieux à même de rendre justice aux attentes de réparations collectives formulées à partir des doléances des plaignants. En effet, la notion de « préjudice d’anxiété » peut y être mobilisée à partir d’un dispositif ad hoc de recueil de récits. Mais une nouvelle fois, la décision rendue est défavorable aux verriers, et l’auteur de dénoncer une « dimension absurde » de ce verdict (p. 191).
5Prenant appui sur une comparaison avec d’autres verreries industrielles, le dernier chapitre montre de manière plus générale que les risques professionnels se sont déplacés. Il révèle également que la distance entre la direction et les conditions réelles du travail s’est agrandie, sous la pression notamment de la place croissante des indicateurs chiffrés adossés à une exigence d’efficacité qui s’affirme aux dépens d’un objectif de préservation de la santé des travailleurs.
6Qui a tué les verriers de Givors est un ouvrage passionnant, d’abord du fait de l’enquête des verriers, laquelle constitue une « gigantesque et inédite expérience » permettant à P. Marichalar d’éclairer de façon originale les « institutions en charge des risques professionnels et de leurs conséquences » (p. 215). Ensuite, les détours historiques qui jalonnent le livre enrichissent le récit de cette enquête. Par exemple, l’analyse de la fabrique de la loi sur les accidents du travail permet d’expliquer pourquoi, un siècle plus tard, les juges sont enfermés dans une problématisation des affaires sous l’angle de la certitude d’expositions pourtant révélées par des méthodes probabilistes. À ce titre, l’analyse de cette affaire, qui n’est pas encore achevée, pourrait être approfondie dans deux directions. La première consisterait à prolonger l’analyse des décisions de justice par une étude plus serrée du rapport que les juges entretiennent au droit et à la problématisation des atteintes professionnelles à la santé qu’il charrie. Cela permettrait de comprendre pourquoi une problématisation alternative sous l’angle des expositions avérées reste « hors de portée du juge pénal » (p. 160). Cette piste est d’autant plus heuristique que le procès italien exposé en prologue montre qu’un autre raisonnement judiciaire est possible. Le second prolongement suggéré par la lecture concerne les effets durables de cette expérience sur les verriers et les attentes qu’ils formulent au regard d’une exigence de réparation. En effet, le résultat principal de l’ouvrage est de montrer que le dispositif étudié consiste à unifier des attentes pourtant diverses autour du seul horizon de la reconnaissance en maladie professionnelle. Que reste-t-il alors des autres attentes de réparation, dont la dernière scène du chapitre final montre qu’elles subsistent, notamment autour de la punition des coupables et d’une demande de réparation collective ? On pourrait également nuancer plus encore l’hypothèse d’un collectif homogène du point de vue de la nature de ces attentes, comme le suggère l’incursion dans le monde privé de ces ouvriers (p. 56-60). Ce superbe passage révèle ainsi que les épouses des verriers sont plus réticentes que leurs maris à maintenir une attitude loyale vis-à-vis de l’entreprise. C’est parce que cet ouvrage tire sa force de son ouverture quant à l’appréhension des différents acteurs engagés dans cette affaire qu’on aimerait voir l’enquête se poursuivre autour de ce que le dispositif de réparation fait aux verriers et à leurs proches.
References
Electronic reference
Romain Juston, “Pascal Marichalar, Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales”, Sociologie du travail [Online], Vol. 61 - n° 1 | Janvier-Mars 2019, Online since 07 March 2019, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/14406; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.14406
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