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Comptes rendus

Fabien Granjon, Venetia Papa et Gökçe Tuncel, Mobilisations numériques. Politiques du conflit et technologies médiatiques

Presses des Mines, Paris, 2017, 214 p.
Anaïs Theviot
Référence(s) :

Fabien Granjon, avec la collaboration de Venetia Papa et Gökçe Tuncel, Mobilisations numériques. Politiques du conflit et technologies médiatiques, Presses des Mines, Paris, 2017, 214 p.

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Texte intégral

1L’usage des dispositifs numériques est devenu incontournable dans les mobilisations et les conflits sociaux. Ce succès s’explique par les nombreuses possibilités que semble offrir le « réseau des réseaux » (p. 16) : rendre visible une action sans passer par des intermédiaires ou par le « jeu médiatique dominant » (p. 18), élargir le spectre des participants aux dynamiques protestataires, organiser le militantisme à distance, entretenir les débats et logiques contestataires durant les périodes ordinaires, faire circuler l’information et les savoirs militants, etc. Dans ce contexte de montée en puissance des réseaux sociaux numériques, de nombreux chercheurs ont mené, ces dernières années, des enquêtes empiriques pour interroger les reconfigurations des formes de mobilisations sociales et questionner les fantasmes technophiles. Face à ce riche foisonnement, il est parfois difficile de faire ressortir des axes et résultats synthétiques. L’ambition de cet ouvrage est bien de fournir au lecteur des repères pour saisir les enjeux de cette rencontre entre technologies médiatiques et critiques sociales. Les auteurs — Fabien Granjon (professeur de sciences de l’information et de la communication, Université Paris 8, CEMTI), avec Venetia Papa (docteure en sciences de l’information et de la communication, chercheuse à Cyprus University of Technology, Department of Communication and Internet Studies) et Gökçe Tuncel (doctorante en sociologie, EHESS, CESPRA) — proposent une synthèse de travaux déjà publiés, relevant majoritairement des sciences de l’information et de la communication (Madeleine Akrich, Romain Badouard, Jean-Jacques Cheval, Peter Dahlgren, Paola Sedda) et de la sociologie des médias et de l’action collective (Lance Benett, Manuel Castells, William A. Gamson, Bert Klandermans, Armand Mattelart, Alberto Melucci), mais aussi des sciences politiques (Loïc Blondiaux, Jacques Gerstlé, Sydney Tarrow) et de l’anthropologie (Gabriella Coleman), en développant une discussion critique sur cet état de l’art. Fabien Granjon s’appuie également sur ses propres travaux sur l’Internet militant.

2Malgré le titre de l’ouvrage et l’expertise de l’auteur principal, il ne s’agit pas de faire du numérique le seul outil — voire l’unique moteur — de renouvellement des logiques contestataires. Les auteurs ont ainsi fait le choix de redonner une épaisseur historique aux usages politiques des technologies médiatiques afin notamment de « se prémunir de l’idée que le “renouveau” des logiques contestataires serait le précipité techno-logique du progrès technique » (p. 19).

3La première partie est donc consacrée aux médias traditionnels (presse, radio, cinéma) et se décline en cinq chapitres analysant, tour à tour, des études de cas dans des contextes nationaux et historiques distincts : Lénine et la presse révolutionnaire russe, le Front de Libération Nationale algérien (FLN) et sa radio clandestine, le cinéma « fellagha » de René Vautier, les révolutions arabes, les mouvement des Indignés en Espagne, Occupy Wall Street aux États-Unis, « Gezi Park » en Turquie et le militantisme en réseau. Ces derniers exemples font avec élégance la transition entre les deux parties de l’ouvrage en soulignant comment les outils numériques viennent s’entrelacer, s’imbriquer avec d’autres technologies médiatiques plus classiques. Les auteurs montrent qu’il n’est pas pertinent de les opposer puisqu’elles se combinent bien souvent et que leurs logiques d’appropriation sont proches. Cela permet alors de mettre en lumière les permanences dans les logiques d’activation de nouveautés techniques — la télévision, tout comme la radio, a, à un moment donné, fait figure d’innovation — et de relativiser ainsi le caractère supposément inédit des outils numériques.

  • 1 Le « culture jamming » ou « détournement culturel » est un processus qui vise, selon les auteurs, à (...)

4Contrairement à la première partie de l’ouvrage, la seconde (chapitres 6 à 12), portant la focale sur les technologies numériques, n’est pas organisée en fonction des outils mobilisés (site internet, Facebook, Twitter, etc.), mais par grandes thématiques : « du local au transnational », des « répertoires d’actions » conventionnels renouvelés, « l’esthétisation des conflits », etc. Cette partie intéressera de nombreux chercheurs — et non uniquement ceux qui travaillent sur le numérique — car elle propose de questionner à nouveaux frais des concepts fondamentaux, tels que ceux d’espace public, de construction publique des causes, de leadership, d’engagement politique, et d’en introduire d’autres, comme le « culture jamming »1. L’idée de cette partie est d’analyser ce que le numérique fait aux mobilisations collectives — autrement dit, quels sont les effets, les reconfigurations et permanences induits par l’introduction de techniques innovantes, à la fois sur les trajectoires des acteurs et sur la construction publique des causes et l’organisation des mouvements sociaux.

5La force de cet ouvrage se trouve dans sa vision synthétique. Les auteurs arrivent à travailler plusieurs études de cas en apportant des éléments de comparaison afin d’identifier les dynamiques communes, en jonglant entre différentes échelles pour analyser les jeux de circulation et d’influence, etc. L’entreprise globalisante est réussie car faite avec finesse, en créant des ponts d’analyse entre les études mobilisées, sans omettre les singularités contextuelles. La focale médiatique de l’ouvrage, est relativisée par les trois auteurs, qui mobilisent des travaux interrogeant les pratiques subversives en portant le regard, non pas sur les outils de communication, mais plutôt sur les espaces publics, les lieux de rassemblement physiques et les profils sociologiques des militants afin d’éviter de tomber eux-mêmes dans le médiacentrisme qu’ils critiquent. En résulte un ouvrage qui propose de croiser le regard de sociologues, d’historiens, de politistes, de chercheurs en sciences de l’information et de la communication, etc., offrant une grande diversité dans les approches et soulignant une fois de plus l’interdisciplinarité des études sur les mouvements sociaux et l’engagement politique.

6Malgré les précautions des auteurs, vouloir proposer une sorte d’état des lieux à travers une palette large de cas d’étude sur le plan local, national et international ne permet toutefois pas totalement de se préserver de limites intrinsèques à cette démarche panoramique : cela donne parfois l’impression d’une analyse en survol, impressionniste, par touches. La première partie notamment apparaît comme trop descriptive ; cette impression est accentuée par l’entrée via les différents types de médias utilisés qui ne permet pas de dégager immédiatement des axes d’analyse transversaux et peut s’apparenter au fil de la lecture à un listing technique. À ce titre, la conclusion générale aurait mérité de revenir sur les thèses fortes que porte l’ouvrage pour aider le lecteur à identifier les traits communs dans ce morcellement d’études de cas, au lieu de se limiter à des visées projectives.

7Cette entreprise de synthèse s’appuie sur une multitude de recherches empiriques d’autres chercheurs qui permet au lecteur de faire le point sur les travaux actuels, mais il n’est pas dit grand-chose des méthodes d’enquête utilisées. Les auteurs ne mettent en exergue que les résultats et les thèses des travaux mentionnés. Cela est d’autant plus regrettable que les auteurs insistent en conclusion sur les nouveaux défis méthodologiques auxquels le chercheur est confronté avec les humanités numériques. Fabien Granjon, Venetia Papa et Gökçe Tuncel mettent ainsi en garde contre la récolte compulsive de traces numériques qui risque de « faire disparaître le social sous le poids des données » (p. 173). Il faudrait peut-être alors produire un second volume sur les méthodes numériques.

8Cet ouvrage apparaît comme incontournable pour faire le bilan des recherches actuelles sur l’imbrication entre critique sociale et technologies médiatiques, dans une perspective engagée et critique. La diversité des cas étudiés et des références mobilisées en font une contribution de poids pour saisir — dans leur pluralité — la portée, les effets et les limites des « mobilisations numériques ».

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Notes

1 Le « culture jamming » ou « détournement culturel » est un processus qui vise, selon les auteurs, à « mettre à mal le rapport social qu’est le spectacle en détournant les codes de sa production, notamment, en cherchant à hybrider l’esthétique et le politique, afin de permuter le renversement opéré par la société spectaculaire marchande » (p. 146). Il s’agit d’une forme d'activisme.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anaïs Theviot, « Fabien Granjon, Venetia Papa et Gökçe Tuncel, Mobilisations numériques. Politiques du conflit et technologies médiatiques »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61 - n° 1 | Janvier-Mars 2019, mis en ligne le 07 mars 2019, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/14365 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.14365

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Auteur

Anaïs Theviot

Arènes (centre de recherches sur l’action politique en Europe)
Université catholique de l’Ouest
31, rue des Naudières, 44400 Nantes, France
atheviot[at]uco.fr

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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