Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles
Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Agone, Marseille, 2015, 468 p.
Texte intégral
1Produire une enquête sociohistorique sur les relations ordinaires entre bureaucrates et représentants d’intérêts économiques au sein de l’Union européenne (UE) est ambitieux. La somme impressionnante de données mobilisées par Sylvain Laurens offre ici une mine d’informations inédites. Les sources regroupent, premièrement, des archives écrites et orales des institutions européennes, des annuaires de la Commission et d’autres documents alimentant une base de données originale incluant trois mille fédérations européennes actives ou disparues ; deuxièmement, des entretiens menés auprès de représentants d’intérêts économiques, de fonctionnaires de la Commission ou d’assistants parlementaires ; et, enfin, des observations directes du fonctionnement et des luttes internes des fédérations.
2Le premier chapitre montre comment la Commission de la nouvelle Communauté économique européenne (CEE) a légitimé, entre 1957 et 1963, l’institutionnalisation de la représentation des intérêts industriels entamée à l’occasion des négociations relatives à une suite d’accords sur les tarifs douaniers et le commerce (le GATT), le processus s’étant renforcé lors des négociations constitutives de la politique agricole commune (PAC) au début des années soixante. Rounds et consultations techniques ont justifié une segmentation de la représentation calquée sur des classifications internationales de produits. Ces processus ont ainsi permis aux directions générales (DG) de la commission d’accroître leur influence au sein des relations entretenues avec les autres institutions. L’auteur analyse la production réglementaire des années 1970, au cours desquelles se structure une myriade d’organisations patronales ou de fédérations d’industries. Le deuxième chapitre prolonge cette fresque jusqu’à la fin des années 2000, et enrichit la littérature sur les groupes d’intérêts européens.
- 1 https://ec.europa.eu/info/about-european-commission/service-standards-and-principles/transparency/t (...)
3Le troisième chapitre propose une étude statistique inédite de l’investissement des multinationales dans le lobbying. Cette étude, qui replace le lobbying auprès des institutions européennes sur l’échelle mondiale, relativise l’importance de la cible stratégique que constitueraient les institutions européennes pour les multinationales globales. À partir des déclarations au Registre de transparence1, l’auteur montre que moins d’un tiers des multinationales sont membres d’une fédération patronale, et moins encore déclarent une activité de lobbying à Bruxelles. L’ancrage sectoriel des lobbies bruxellois est prégnant : « Sur les cinquante compagnies qui déclarent dépenser le plus à Bruxelles, huit opèrent dans le secteur de la production pétrolière ou gazière, huit dans le secteur électronique ou l’aérospatiale, quatre dans la chimie, quatre dans le secteur bancaire ou financier » (p. 139-140). L’analyse des retours financiers de ces investissements en termes de subventions et de marchés fait ressortir que les groupes « cherchent à obtenir un cadre réglementaire des marchés qui leur soit favorable tout en captant au passage le plus de ressources publiques possible pour se maintenir en position dominante dans le champ économique mondial » (p. 146). L’étude statistique entreprise contrôle techniquement le biais de sélection qui résulte d’un échantillonnage fondé sur la déclaration au registre de la transparence. En Europe, l’absence d’investissement en lobbying de certaines grandes firmes reste néanmoins une énigme. On peut imaginer que des formes alternatives de travail d’influence opèrent via des structures de holding complexes ou via les revolving doors, c’est-à-dire les systèmes de mobilité professionnelle du public vers le privé et vice versa. Quoi qu’il en soit, les résultats produits par l’analyse des correspondances multiples (ACM) de l’auteur sont d’une grande richesse. Celle-ci projette 41 modalités actives sur les deux axes que sont la proximité ou la distance à l’Eurocratie d’un côté, et l’ancrage européen ou américain des firmes de l’autre. Le champ des répertoires d’action met en évidence une corrélation entre le financement des structures de représentation et l’obtention de financements ou de marchés : il y a donc bien un « retour sur investissement » du lobbying. L’espace des firmes distribuées selon les répertoires d’action définis par l’auteur aurait sans doute mérité à lui seul un chapitre entier. En résumé, il fait ressortir :
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l’intensité de l’effort de lobbying des grands groupes pétroliers et chimiques et des firmes qui en dépendent ;
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la très grande différence de positionnement entre groupes américains investis dans le dialogue transatlantique et firmes des indices européens plus en recherche de bénéfices institutionnels directs ;
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la plus grande distance des groupes asiatiques ou suisses par rapport aux arènes de représentation ;
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que les groupes américains dont les positions dans le champ sont les plus proches des groupes européens sont des groupes informatiques (CISCO, HP) ou des banques d’affaires américaines historiques (JP Morgan, Morgan Stanley).
4Ces résultats soulignent la longue durée de l’encastrement des capacités de représentation et de négociation dans des réseaux financiers transatlantiques.
5La deuxième moitié de l’ouvrage offre une contribution importante à l’analyse du travail de lobbyiste. L’étude suit d’abord la construction des parcours professionnels de lobbyistes (chapitre 4), dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale et les effets d’imposition symbolique par les lobbyistes du langage consacré. Elle décortique ensuite les stratégies de ces professionnels consistant à alimenter des clivages entre DG, imposer la tenue de comités techniques à huis clos, ou stimuler les expressions parlementaires (chapitre 5). Elle se conclut par une série d’enquêtes plus ethnographiques sur la construction d’une sphère d’expertise savante capable de normaliser, à partir d’un système de correspondances entre les attentes pratiques des euro-fonctionnaires et celles des salariés d’associations professionnelles, le cadre d’organisation des marchés européens (chapitres 6 et 7).
6Il reste une interrogation sur certains choix sémantiques. À quoi réfère la notion de bourgeoisie utilisée dans l’introduction (p. 20) ? S’agit-il de la haute bourgeoisie du capitalisme familial, d’une bourgeoisie de fonction ? Pourquoi parler de courtage, ce qui suppose une séparation entre mondes de la haute fonction publique européenne et monde des affaires, alors que les revolving doors semblent fonctionner à plein ? Malgré ces réserves, saluons la contribution empirique solide et très utile aux études consacrées au champ du pouvoir européen. Mettre ainsi en relation, dans un même ouvrage, l’institutionnalisation de mécanismes de négociation, l’espace social de la représentation des intérêts, et les ficelles du métier de lobbyiste, est en effet rare et excitant.
Notes
1 https://ec.europa.eu/info/about-european-commission/service-standards-and-principles/transparency/transparency-register_fr
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Référence électronique
Antoine Vion, « Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61 - n° 1 | Janvier-Mars 2019, mis en ligne le 07 mars 2019, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sdt/14337 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.14337
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